La Sagesse qui rit/IV

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Paris, Éd. du monde moderne (p. 111-146).


CHAPITRE IV


Contenu des Morales
et des Sagesses

À côté des morales théologiques ou métaphysiques, politiques ou civiques, l’antiquité me présente des sagesses indépendantes et qui, si on s’intéresse uniquement à la pratique, manifestent toutes un caractère individualiste. Vers elles m’entraînent mon cœur et ma raison. Je suis tenté de les étudier de près, en critique qui espère. L’une d’elles, peut-être, telle que la dressent les textes ou légèrement transformée, me paraîtra la demeure sûre et heureuse. Peut-être aussi plusieurs se peuvent rapprocher et réunir, palais agrandi. Je résiste à la tentation de pénétrer dès maintenant dans le détail. Curieux qu’un regret arrête sur la pente et fait remonter par un sentier différent, je reviens en arrière, pour regarder, d’un autre point de vue, le panorama des éthiques. Sans oublier complètement leurs alliances avec des disciplines étrangères, je désire maintenant les comparer d’après leur contenu.

Je crois les voir se distribuer en quatre groupes. Au fond de la vallée, d’humbles morales se tapissent comme des chaumières. En voici qui, sur des sommets peut-être artificiels et sur des mottes, dressent des châteaux d’orgueil. Les premières montrent le salut dans l’obéissance ; les secondes le font voir dans la domination. D’un groupe émouvant monte un parfum et un cantique d’amour. Un autre fait entendre le plus viril des hymnes et je distingue ce refrain : « Connais-toi afin que tu te réalises. »

Pour la facilité de l’exposition, je vais imposer un nom à chaque groupe. J’appellerai servilismes les doctrines d’obéissance ; dominismes, les systèmes de domination ; fraternismes, les éthiques qui prêchent directement l’amour et la fraternité.

Devant le quatrième groupe, j’éprouve une souriante hésitation. J’aimerais réserver le nom d’individualismes à ces sagesses qui me conseillent de me connaître, de me réaliser, d’être pleinement ce que je suis. L’histoire ne permet peut-être pas cette étroite définition. Certains dominismes ont eu, sous le nom d’individualisme, un succès très vif. D’ailleurs, quelque différence que présentent les fleurs et les fruits, le dominisme et la sagesse de la réalisation intérieure ont, me semble-t-il, des caractères communs et leurs tiges, de loin, paraissent ériger les mêmes attitudes héroïques. Je désignerai donc les individualismes qui ne songent pas aux conquêtes extérieures par le nom de subjectivismes.

Les morales théologiques, qui nous commandent d’obéir à la volonté divine, paraissent d’abord toutes des servilismes. Il faut cependant établir une distinction. Si Dieu a fait connaître sa volonté par une révélation dans le temps ; si cette révélation est conservée par une tradition ; si cette tradition est un dépôt entre les mains d’un certain nombre d’hommes ; si, en un mot, le système admet une Église avec un clergé qui enseigne et des fidèles qui écoutent et obéissent : nous avons une véritable morale d’esclaves, une morale qui, sous prétexte de nous incliner devant Dieu, nous asservit à ses prétendus interprètes. Si, au contraire, Dieu parle en chacun de nous par la seule voix de la conscience ; si nous devons repousser les ingérences humaines dans nos rapports avec Dieu et, pour mieux entendre, tout intérieure, la voix souveraine, faire taire les paroles étrangères ; si Dieu, ne demandant d’autre sacrifice qu’un cœur pur et aimant, repousse tout intermédiaire entre ce cœur et lui : nous avons, malgré la naïve objectivation du dieu intérieur, une sagesse libératrice. Dans la mesure où nous pouvons dégager l’enseignement de Jésus, condamné par les clergés contemporains, ridiculement déformé par les clergés postérieurs, il y aurait injustice à le confondre avec les morales cléricales.

Autant qu’on la peut connaître ou deviner, la doctrine que les sociaux durent crucifier, présente plusieurs caractères de la sagesse indépendante.

Les morales loyalistes me soumettent directement à des maîtres. Les morales civiques me soumettent à des lois fabriquées et appliquées par des hommes. Elles n’ont rien de plus indépendant que les morales cléricales.

Dans l’organisation dite démocratique, quelques naïfs et quelques habiles affirment que la loi est l’expression de la volonté générale. La cité républicaine serait un accord de volontés, non un groupement de servitudes. Pourquoi la volonté exprimée par la moitié plus un des citoyens serait-elle l’expression de la vérité et la créatrice du bien ? La sagesse est-elle si commune qu’il suffise de compter les voix pour entendre sa voix ? Peut-être est-ce le contraire et Phocion applaudi a-t-il raison de demander : « Quelle sottise a pu m’échapper ? » Si le critérium me paraît incertain ; si je ne répète pas avec la même assurance que Sénèque Argumentum pessimi, turba, c’est que j’aime examiner directement les questions, non suivre ou fuir les opinions.

Chaque fois qu’elle se trompe, la volonté exprimée par la majorité devient servitude pour ceux même qui la croient avoir : il n’est pire esclavage que l’erreur active… Une méthode qui écrase les minorités n’écrase-t-elle pas tout le monde ? Non, vous ne méprisez pas l’esprit humain jusqu’à croire un seul homme assez banal pour appartenir à la majorité par toutes ses opinions ?

La cité antique écrasait complètement, sous les citoyens, la foule des esclaves. Dans la patrie moderne, le citoyen et l’être humain se confondent-ils ? Pourquoi la femme, par exemple, cette chère bavarde, subit-elle le silence politique ?

Mais la cité moderne n’est que mensonge grossier, apparence bonne à tromper les nigauds. Nos sénateurs, tout en vantant la liberté, se gargarisent du mot d’Aristote : « Le citoyen appartient à l’État. » Ignorent-ils qu’au sens aristotélique, il n’existe nulle part aujourd’hui un seul citoyen ?

Pour Aristote, le caractère distinctif du citoyen, c’est la participation aux fonctions publiques. L’État a deux fonctions principales : légiférer et juger. Le membre de l’État, le citoyen, est celui qui juge et qui fait partie des assemblées législatives. Nos magistrats d’aujourd’hui sont des demi-citoyens. Demi-citoyens aussi nos députés et nos sénateurs. Ceux de la multitude, dont tout l’office est de subir l’arbitraire des lois, et des faiseurs de lois, et des appliqueurs de lois, il faut vraiment l’audace d’un candidat ou d’un bavard qui « rend compte de son mandat » pour les appeler « citoyens ». Sans doute, un grand nombre d’entre eux — heureux membres de la majorité ! — contribuent à faire pour quatre ans ou pour neuf ans un demi-citoyen et j’admire ce qu’il reste de royal dans un geste d’abdication. Mais Aristote, s’il cherchait dans l’organisation actuelle un citoyen, allumerait la lanterne de Diogène et, après nous avoir tous regardés, déclarerait qu’elle n’a éclairé que des faces d’esclaves.

Morales cléricales et morales civiques ont ce caractère commun de grouper non point tous les hommes, mais une partie des hommes ; de les grouper non en tant qu’hommes, mais en tant que fidèles d’une même croyance ou en tant que compatriotes. Et nos devoirs, paraît-il, ne sont pas les mêmes envers ces frères ou ces concitoyens et envers les autres hommes. Nous devons défendre les premiers ; mais les étrangers ou les infidèles, souvent à craindre, sont parfois bons à tuer. Il est méritoire, certains jours, de les piller, de violer leurs femmes, de les conquérir, de les asservir à notre « liberté » ou à notre sainte religion. Ce sont là morales de troupeaux, dit Nietzsche avec trop d’indulgence. Morales plutôt ou disciplines d’armées et de bandes.

Contre ces prédications d’obéissance qui éteignent dans l’individu toute lumière personnelle, et amortissent tout ressort éthique, s’élèvent les exhortations contraires des Calliclès, des Stendhal, des Nietzsche. Ceux-là veulent nous enseigner ou s’enseigner non plus la servitude, mais la domination.

À la fin du xixe siècle et au commencement du xxe, le succès de Nietzsche avait permis à sa doctrine d’accaparer le nom d’individualisme. Quand Brunetière et quelques autres avaient combattu le nietzschéisme, ils se vantaient d’avoir abattu l’individualisme. À cette époque, dans divers milieux populaires, j’exposais, sous le nom d’individualisme, une sagesse voisine de l’éthique stoïcienne. Toujours quelque nietzschéen se levait pour m’interdire le titre glorieux. Ainsi, pour les disciples comme pour les adversaires, il n’y avait d’autre individualisme que celui du danseur Zarathoustra. Le jeu de la discussion a ses règles : je répondais à mon contradicteur en lui refusant le nom qu’il me refusait. Je souriais pendant l’inutile et superficielle controverse ; mais lui restait sérieux. Tout nom de doctrine devient, au moins pour un temps, ici un titre de noblesse, là une injure ; et il est difficile, à certaines époques, de prononcer sans passion certains mots en isme.

Le point de départ de Calliclès, de Stendhal ou de Nietzche est individualiste. « Ceci est mon bien que j’aime, — s’écrie Zarathoustra, — c’est ainsi qu’il me plaît tout à fait, ce n’est qu’ainsi que je veux le bien… Je ne le veux point tel le commandement d’un Dieu, ni tel qu’une loi et une nécessité humaine »[1].

Mais ce bien qu’il veut, c’est la puissance, la puissance sur d’autres hommes. Comme Hobbes, il ne voit rien de plus « universel et de plus profond dans la nature que le besoin de dominer… Partout où j’ai trouvé quelque chose de vivant, j’ai trouvé de la volonté de puissance ; même dans la volonté de celui qui obéit, j’ai trouvé la volonté d’être maître. »

Peut-il y avoir des maîtres sans esclaves ? Pas plus que des esclaves sans maîtres. Les servilistes sont forcés d’admettre implicitement deux morales : celle des maîtres à côté de celle des esclaves. La même nécessité s’impose aux doministes. Nietzsche, qui en a conscience, l’accepte joyeusement. « Es-tu celui qui avait le droit de s’échapper du joug ? Il y en a qui perdent leur dernière valeur en quittant leur sujétion. » Il proclame, parmi des fanfares, l’inégalité des hommes et que cette inégalité est un grand bien. Il ne songe pas à la diminuer, mais à l’accroître. « Il faudra mettre entre eux toujours plus de guerres et d’inégalités. » Il définit la société « une tentative, une longue recherche, mais elle cherche celui qui commande. » Il dit, dans Le Gay-Savoir : « Nous réfléchissons à la nécessité d’un ordre nouveau et aussi d’un nouvel esclavage, car, pour tout renforcement, pour toute élévation du type homme, il faut une nouvelle espèce d’asservissement. » Il est caractéristique que Napoléon soit, pour Nietzsche, l’ébauche du surhomme, comme il est le héros de Stendhal : Napoléon, l’Italien que Machiavel eût préféré à César Borgia ; Napoléon, ce César Borgia mieux épanoui, ce prince qui réussit largement et… longtemps.

Les individualistes de la mesure et de la volonté d’harmonie repoussent les individualistes de l’appétit et de la volonté de puissance plus énergiquement encore qu’ils n’écartent les servilistes. Mais ceux-ci pourraient accueillir les doministes et prêcher à leur profit.

— Nous enseignons la morale, diraient certains théologiens ou certains professeurs de civisme, et vous pratiquez la politique. Admirez combien notre morale facilite votre politique et, vraiment, sans votre amour du commandement, à quoi et à qui servirait l’obéissance que nous louons ? Nous vous préparons un peuple soumis, nous vous le livrons sans défense et prêt aux plus aveugles complicités. Vous êtes trop bons calculateurs : il y aurait injure à vous prier de ne le point écraser sans raison et de ne point diminuer inutilement la force de vos outils. Vous êtes de bons maîtres, de bons princes, de bons hommes supérieurs, de bons surhommes. Nous faisons des consciences vos humbles alliées et vos servantes. Nous allons répétant que « toute puissance vient de Dieu » et nous vous proclamons les représentants terrestres, les verbes et les vicaires de « celui qui règne dans les cieux ». Ou, si Dieu n’est plus à la mode, vous devenez les glorieux gardiens de l’Ordre. Pour vous, mais pour vous seuls, nous admettons votre éthique — et un peu pour nous, n’est-ce pas ? Pourtant, soyons prudents, évitons de dire trop clairement certaines vérités, qui sont dangereuses. Nous nous sommes fait huer, quand notre zèle maladroit a distingué « les deux morales ». Celle qui vous est réservée, permettez donc que nous l’appelions politique plutôt que « morale des maîtres ». Mais voyez combien nous sommes d’accord avec vous et comme nous vous servons. Le meurtre est un crime quand il est commis pour un intérêt particulier ou dans un mouvement de passion naïvement spontanée. Dès que vous jugez bon d’armer votre troupeau et de le précipiter contre un autre troupeau, le meurtre devient, dans nos souples prédications, un acte héroïque et nous le célébrons parmi les Te Deum ou les Marseillaise. Si nous défendons à vos peuples de tromper et de mentir, nous savons leur faire admirer l’habileté de vos diplomates. Croyez-nous, magnifiques seigneurs, le meilleur moyen de vous faire une morale privilégiée, c’est d’en appeler les dogmes des vérités politiques, des nécessités de gouvernement, des moyens de salut public, de défense nationale et d’égoïsme sacré : noms heureux et qui aident le peuple à comprendre combien ses devoirs diffèrent de vos droits.

Machiavel souriant répondrait :

— Continuez, bons instruments de règne.

Quand on a appelé individualisme la doctrine harmonieuse d’un Socrate, d’un Épicure, d’un Épictète, ce n’est pas sans répugnance qu’on accorde le même nom à la pensée d’un Nietzsche, d’un Stendhal, d’un Calliclès, brusque comme un ressort et gloutonne comme un fauve. On est tenté d’affirmer qu’il ne saurait y avoir individualisme là où il n’y a pas respect de tous les individus. Celui qui à un seul être — l’Unique, dit Stirner — sacrifie tous les autres, on préférerait le nommer, s’il reste peu actif et peu malfaisant, égoïste. Dès qu’il est avide, conquérant, brutal et autoritaire, il devient un doministe, allié nécessaire des servilistes, maître appelé par les bêlements du troupeau et qui appelle le troupeau.

Le véritable individu, celui qui, par chacune de ses pensées, chacune de ses paroles et chacun de ses gestes, se proclame homme libre ; celui qui dit à son frère : « Tu es libre, si tu veux l’être » ; repousse également servilisme et dominisme. Ces deux systèmes n’ont plus de sens pour qui échappe ensemble à la lâcheté de s’incliner devant des maîtres et aux besoins lâchement serviles qui font désirer la domination. Servilisme et dominisme lui paraissent, avers et revers, la même médaille infâme ; les mensonges inscrits aux deux faces d’une même monnaie sociale et banale ; les corollaires d’une même convention ridicule et odieuse. À celui qui, écoutant joyeusement le grand langage humain, ne voit plus dans la nature des maîtres et des esclaves, mais des individus inégalement libres par la seule inégalité de leur vouloir, servilisme et dominisme deviennent deux langues mortes et qui crient d’incompréhensibles folies.

Indépendantes peut-être à la première apparence, les doctrines doministes tombent nécessairement dans une sociologie ou dans une politique. Si Nietzsche méprise la petite politique de son temps, c’est au nom d’une politique plus large. Il déclare étroit et mesquin le patriotisme français ou le patriotisme allemand ; mais il trouve noble d’être « bon Européen ».

Même à un point de vue purement égoïste, ces doctrines ne sont point libératrices : elles me soumettent à des désirs que je ne puis réaliser qu’avec l’aide d’alliés ou de dupes ; elles me troublent de craintes et de dangers que je ne puis combattre seul. Si je ne suis point né sur le trône, elles font longtemps de moi l’esclave plus rampant qui recherche la protection du maître. Bonaparte, parce qu’il aspire à devenir Napoléon, sacrifie à cet avenir tout son jeune présent ; pour obtenir les moyens de créer, peut-être, un futur branlant et ruineux, il épouse la maîtresse de Barras. Ce maquerellage particulier n’est-il pas le symbole de toute l’existence du doministe parti d’en bas pendant sa période ascensionnelle ? Il épouse successivement les maîtresses de plusieurs Barras, je veux dire les intérêts et les préjugés de plusieurs groupes. Ces groupes aujourd’hui s’appellent le plus souvent partis politiques. Ils s’appelaient sectes religieuses, lorsque le souple Augustin grimpait vers l’épiscopat ; Augustin dont l’Église a fait un saint afin sans doute que les arrivistes se puissent choisir un patron.

Renonçant à toute volonté propre, à toute pensée personnelle ou plutôt mettant les ressources de sa pensée au service d’opinions étrangères, le doministe rampe vers le commandement à force d’hypocrisie obéissante. Chacune de ses actions, chacune de ses paroles est la servante d’un protecteur et d’un appétit. Son intelligence se transforme en ruse vulpine. Ce pauvre ne trouve jamais une heure pour le luxe de la pensée désintéressée.

Napoléon sera-t-il plus libre que Bonaparte ? Il le sera moins encore. Qu’on relise les paroles amères que Vigny met sur ses lèvres dans l’Entretien Secret. Ou, si l’on préfère qu’on se rappelle les formules plus générales de Jean-Jacques Rousseau : « La domination même est servile quand elle tient à l’opinion ; car tu dépends des préjugés de ceux que tu gouvernes par des préjugés. Pour les conduire comme il te plaît, il faut te conduire comme il leur plaît. Ils n’ont qu’à changer de manière de penser, il faudra bien par force que tu changes de manière d’agir. » Pourrait-on citer une domination sur des hommes qui ne tienne pas à l’opinion d’un homme, à l’opinion de quelques hommes ou à l’opinion d’une foule ?

On sait combien se déforme l’esprit du comédien, esclave du public quelques heures chaque soir. Où la sagesse trouverait-elle place et spontanéité chez un maître, cabotin et esclave du public à toutes ses heures et dans tous ses gestes ? Esclavage et cabotinage sans repos finiront — s’il n’a pas d’héritier à qui il désire laisser sa puissance serve — à son lit de mort. Alors seulement il déclarera, comme Auguste, que « la farce est achevée. »

Malgré un point de départ voisin, rien n’est donc plus contraire que l’individualisme de la volonté de puissance et l’individualisme de la volonté d’harmonie, que la folie doministe et la sagesse subjectiviste.

Dans une belle étude, que j’ai déjà signalée à propos de l’individualisme stoïcien (Individualisme et personnalisme, La Pensée Française, 8 juin 1925), mon ami Louis Prat m’invite fraternellement à rejeter le titre d’individualiste avili par trop de doministes et à me déclarer, comme lui, personnaliste.

Il me semble que le nom de personnalisme doit, dans l’histoire des idées, rester la propriété de Charles Renouvier et de Louis Prat. Or je m’éloigne de leur doctrine sur trop de points et trop importants. Précieuse tant que je lis l’un ou l’autre de ces deux grands philosophes, leur distinction de la personne et de l’individu me devient gênante dès que je me cherche ou que je tente de me dire. Chez Renouvier au moins, elle est fonction d’une vaste théorie métaphysique sur je ne sais quel monde créé parfait, je ne sais quelle chute, je ne sais quel espoir de rétablir le passé. Et toute l’éthique est présentée comme l’effort de remonter au Paradis perdu. La personne n’est pas une réalité présente. Elle est autrement riche, complexe, féconde — et, pour des yeux non personnalistes, autrement chimérique — que l’individu. Reconstituée au Royaume de Justice ou d’Harmonie, la personne primitive intégrera plusieurs individus successifs ou même — pourquoi pas ? — simultanés. Grand et magnifique rêve, mais que je rêve seulement lorsque je lis Renouvier ou Louis Prat.

Des éthiques voisines associées à des métaphysiques différentes peuvent porter le même nom. Pourtant, quand personnalisme est le nom d’une morale indénouablement liée — selon un mode à peu près kantien — à une métaphysique singulière et puissante, comment l’appliquer aussi à une humble sagesse qui se voudrait affranchie de toute métaphysique.

Le personnalisme étant peu connu du grand public, m’emparerais-je de ce nom comme d’une terre mal défendue ? Ce vol ou cette conquête n’est pas tout à fait dans mon caractère. M’imposerais-je donc, à chaque détail, d’exposer, avant ma pensée, la thèse de Renouvier, puis celle de Louis Prat et d’étudier en quoi diffèrent les trois attitudes ? Quelle méthode lente, alourdissante, onéreuse !

Il m’est plus avantageux de me déclarer individualiste. D’avoir été à la mode, d’avoir servi aux habiles et aux maladroits, le mot est devenu souple. Il n’exprime plus qu’une tendance un peu vague. Si, pour quelques esprits, il fait songer encore au nietzschéisme, on se dégage à bon marché de cette solidarité. L’opposition, peut-être, deviendrait facilement classique qui affronte l’individualisme de la volonté de puissance et l’individualisme de la volonté d’harmonie.

Je ne puis me libérer qu’à la condition d’accepter et d’aimer les libérations voisines. Pour que j’aie le droit de me considérer comme l’égal des autres hommes, il faut que je consente d’abord à la justice élémentaire de les considérer comme mes égaux. Sans doute, des voix intérieures me crient que je leur suis supérieur ; mais chacun d’eux n’entend-il pas des voix qui proclament sa supériorité ? Si je repousse les idoles du forum, serait-ce pour adorer les idoles de la caverne ?….

Oh ! je sais ce que je dis quand je parle de l’égalité des hommes. C’est entendu, vous avez raison, ils ne sont qu’inégalités. Mais dont je n’ai pas la mesure, et vous non plus. Quelque critère que nous admettions, il sera arbitraire et insuffisant. La complexité de chaque individu reste incomparable. Perdu au jeu des compensations, au chaos de défauts qui sont peut-être des mérites, de qualités qui restent douteuses, je n’ose déclarer quel est le plus grand, de Balzac ou de Shakespeare, de Raphaël ou du Vinci. Dès que j’exprime une opinion, je ne suis pas certain que ce soit la vôtre et je risque de commettre une injustice. Or croyez-vous l’homme moins complexe que l’artiste ? Et tous les hommes sont-ils partis d’un même point ? Mettez Louis XIV à la place du pauvre bûcheron qui, dans La Fontaine, appelle la mort, quel misérable Louiset je crois voir et médiocre entre les bûcherons.

Si je suis intéressé dans la comparaison, pousserai-je l’infatuation jusqu’à vous juger et me juger ? Céderai-je au besoin si humain de ne pas comprendre et de ricaner devant des différences peut-être précieuses ? au besoin égal de glorifier comme une supériorité chacune de mes singularités les plus indifférentes ?

Oublions ces difficultés et qu’elles sont insurmontables. Accordons-nous le droit de classer les hommes comme le professeur classe les écoliers. En quoi les inégalités naturelles justifient-elles les inégalités sociales ? En fait, quel rapport ont-elles les unes avec les autres ? Quand les ai-je vues correspondre comme l’exigerait une brutale justice ? Quand les ai-je vues se compenser comme l’exigeraient peut-être la bonté et l’amour ?

Les vrais grands ne se trouvent jamais chez les maîtres. Le préjugé de l’égalité est un préjugé de paix et d’aimable justice. Le préjugé de l’inégalité sociale s’appuyant sur l’inégalité naturelle est source de guerre et d’iniquité. Je n’admets pas que la force du corps donne le droit de frapper et d’asservir le faible. Pourquoi admettrais-je que les autres forces créent de tels privilèges ?

Je n’ai pas la naïveté de demander qu’on adore Jésus pendant qu’il vit. Je me contenterais de le voir considérer comme l’égal de Pilate. En supprimant l’esclavage, les verges et les croix, je me contenterais de lui éviter d’être frappé et crucifié comme un esclave. Je n’ai pas la naïveté de demander des honneurs officiels et une liste civile pour Spinoza. Mais, si la société voulait bien le considérer comme l’égal de son apothicaire, ne pas permettre que, malgré son travail manuel, celui qui nous laisse le magnifique héritage de l’Éthique laisse aussi des dettes derrière lui et que, saisissant le cadavre, l’apothicaire impayé s’oppose à l’ensevelissement, la Société aurait une honte de moins à son écrasant passif. Une organisation qui tiendrait compte de quelques vérités élémentaires, qui aurait remarqué que les meilleurs sont indifférents à la lutte matérielle, que les pires sont les mieux doués pour le vol légal ou pour le rampement vers le pouvoir, et qui établirait entre les hommes une égalité réelle empêcherait enfin le supérieur naturel d’être, comme toujours, la proie de l’inférieur. Quelqu’un pourrait-il me citer encore — si récents cependant ! — les noms du ministre, du chef de bureau, du sous-chef et du commis qui se permettaient de donner des ordres à l’expéditionnaire Léon Dierx, prince des poètes, et poussaient l’odieux jusqu’à lui être sévères ou le ridicule jusqu’à lui être indulgents ? La société ne devrait sacrifier personne. D’abord parce que personne ne doit être sacrifié. Ensuite parce que, mécaniquement, elle sacrifie toujours les meilleurs. Mais je m’attarde à des puérilités sans intérêt. Autant demander au loup de brouter l’herbe. Laissons ces bavardages enfantins, vite irritants. Revenons à la joie des méditations sérieuses.

Deux éthiques prononcent les mêmes paroles libératrices. Deux doctrines me disent :

— Qu’ils cessent de s’avilir à leurs violences ou à leurs mensonges, et les fous qui osent se proclamer tes maîtres deviendront noblement tes égaux… Pourvu qu’ils ouvrent les yeux sur eux et sur toi, pourvu qu’ils regardent tout homme sans haine et sans crainte, ils sont tes égaux, ceux que ton orgueil cruel ou la cité menteuse déclarent tes inférieurs. Tu es un individu parmi des individus, un égal parmi des égaux, un frère parmi des frères.

Ainsi parlent le subjectivisme d’Épictète et le fraternisme de Jésus. Me voici hésitant devant cette fermeté douce et cette douceur ferme.

Peut-être, ô joie ! ne suis-je pas obligé de choisir. Pourquoi ne pas accueillir ces deux noblesses dans mon cœur comblé ? Leurs voix, me semble-t-il, se mêlent, duo harmonieux ; les eaux droites du fleuve et celles qui coulent à gauche chantent la même pente heureuse, le même rythme généreux. Jésus me veut aussi indépendant qu’Épictète : il m’apprend à mépriser les biens extérieurs et les adorateurs de ces idoles, Césars ou Riches avec leur valetaille de prêtres et de magistrats, de capitaines et de soldats, de loyalistes et de doministes. Il m’affranchit aussi des rites, des ridicules sévérités pharisiennes, des servitudes hebdomadaires, sabbat, dimanche ou vendredi, et de l’inquiétude sur la pureté des viandes. Il m’enseigne à ne plus obéir aux hommes, mais à un Dieu paternel que je découvre en moi, qui n’emprunte jamais pour me parler des bouches officielles et qui, pratiquement, se confond avec ma conscience. — Épictète proclame aussi haut que Jésus quelle profonde fraternité unit entre eux tous les hommes.

L’un dit plus souvent et plus volontiers : « Aime ». L’autre recommande plutôt : « Connais-toi toi-même » et : « Sois un homme libre » et : « Réalise ton harmonie ». Mais les sentiments des grands fraternistes et ceux des grands subjectivistes sont semblables ; semblables, leurs gestes ; aussi forte, leur patience héroïque ; aussi profonde, leur miséricorde pour les bourreaux qui ne savent ce qu’ils font. Puisque, ici comme là, cœur et cerveau sont satisfaits, qu’importe que les pensées directrices paraissent ici descendre du cerveau au cœur, là monter du cœur au cerveau ?

Accord admirable et si naturel ! L’amour se conçoit-il autrement que comme un mouvement libre ? Dégagée de tout bas appétit, de toute servitude violente et de tout mensonge, comment ma liberté se manifesterait-elle, sinon par une chute joyeuse de tout mon être le long de ma pente d’amour ?

Pourquoi écarterais-je l’une ou l’autre des deux grandes paroles ? Me donner, n’est-ce pas un admirable moyen de me créer ? Me connaître et me réaliser de plus en plus permet de donner mieux, de donner davantage, de donner un être plus pur et plus ardent : les richesses intérieures sont des généreuses qui ont joie à se répandre. Loin de s’exclure, la doctrine grecque et la doctrine orientale paraissent, à ce point de ma méditation, s’appeler et se compléter. Fraternisme et subjectivisme se supposent et se soutiennent mutuellement, comme servilisme et dominisme. Servilisme et dominisme : les deux faces d’un même mensonge. Fraternisme et subjectivisme : les deux aspects de la même vérité.

Oui, la sagesse réalisée doit unir, harmonie souveraine, le cantique de liberté et l’hymne d’amour. Il y a peut-être cependant, pour choisir entre les deux doctrines, une raison de méthode. Dans le chef-d’œuvre, qu’il s’appelle Épictète ou Jésus, je trouve les mêmes éléments d’indépendance et de bonté. Mais, si je ne suis pas le grand artiste né, si je dois apprendre à me sculpter moi-même, par où faut-il que je commence ?

Considérée comme méthode, la sagesse de Jésus ne me paraît pas exempte de quelques défauts. « Aime ton prochain comme toi-même et ton Dieu par dessus toute chose. » Selon ce que sera mon Dieu, je risque de retomber au servilisme et à ses doucereuses cruautés. Je connais des saints catholiques qui tourmentent et tuent leurs prochain par folie d’amour, pour faire le salut de leur prochain.

J’écarte cette difficulté. Je me promets de ne jamais croire que la parole de Dieu sorte de bouches étrangères, de ne jamais l’écouter que dans ma conscience.

Puisque je dois aimer mon prochain comme moi-même, je me demande, non sans inquiétude, comment je m’aime. Tout est-il aimable en moi aux yeux de la sagesse ? Ne s’élève-t-il pas en moi de puantes pensées que je chasse, des désirs insensés que je comprime ? Ne s’y chuchote-t-il pas mille suggestions auxquelles j’impose silence ? Et tout cela peut-être n’est point moi. Mais il faut donc que, pour aimer mon prochain selon la règle de Jésus, je sache d’abord m’aimer moi-même et me connaître. Le précepte d’amour a besoin d’être précédé d’un ou de plusieurs autres. Jésus commence par la fin et il veut moissonner ce qu’il a négligé de semer.

« Aime »… Peut-on s’ordonner d’aimer ? Ai-je sur mes sentiments un pouvoir direct ? Décidément Jésus me paraît, peut-être par trop de sagesse spontanée, un mauvais maître de sagesse. Artiste trop doué qui n’a pas eu d’effort à faire, qui n’a pas eu besoin d’apprendre, il m’écarte en souriant de tout apprentissage et il veut me jeter pour mon début en plein ouvrage sublime. Celui qui se commande efficacement d’aimer aime déjà.

Jésus dit à tous : « Faites comme moi. » Parole inutile à qui lui ressemblerait, dangereuse pour les autres et pour leurs voisins. Il semait l’amour dont il débordait. Plusieurs, prétendant faire comme lui, sèment ce dont ils débordent ; et le froment chrétien étouffe sous l’ivraie serviliste. Il fut doux et humble de cœur et, sur les siècles où il semble avoir semé, il n’a poussé que haines, orgueils, avidités, inquisitions et guerres.

Certes, je ne condamne ni une conception éthique ni un chef-d’œuvre artistique parce que des imitateurs naïfs ou des commerçants de mauvaise foi ont multiplié, autour de l’ouvrage original, les odieuses caricatures. Platon n’est pas la condamnation de Socrate. Les porcs du troupeau romain ne sont pas la condamnation d’Épicure. Les juriconsultes qui, tout en se proclamant stoïciens, font la théorie du pouvoir absolu ne sont pas la condamnation de Zénon et de Cléanthe. Toutefois, l’effort avorté de Jésus contribue à me prouver que l’amour ne se commande pas directement.

Plus j’y songe, plus je trouve dangereuse la trop grande hâte à se donner. Que puis-je donner d’abord, qu’un pauvre être aveugle, dont les tâtonnements maladroits risquent de faire le mal en voulant le bien ? Je ne sais encore de moi que ce besoin et cette impatience de me donner. Par bonheur, je crains de ne rien donner de précieux et je sens vaguement que céder à cette pente hâtive n’est ni toute la sagesse ni le commencement de la sagesse. Je suis d’ailleurs contraint d’hésiter et invité à me méfier par des appels trop nombreux venus de directions trop différentes. De tous les côtés, mille voix impérieuses ou séductrices réclament que je me donne ici plutôt que là, là plutôt qu’ici. Des maîtres affirment : « C’est à moi que tu dois te donner. » D’autres m’avertissent : « Crains le séidisme. Guéris-toi des individus. C’est seulement à une Idée, à une Cause que l’on se donne vertueusement. » Les Idées sont multiples et les Causes sont contradictoires. Patries, religions, doctrines politiques ou philosophiques se vantent et médisent des concurrences. « Sois à moi, je suis la vérité. Mes voisines sont les erreurs. Ne vois-tu pas combien je suis belle et combien elles sont laides ? » Où est mon critérium ? Comment me reconnaître parmi ces cris, ces exigences, ces injures, ces promesses, ces menaces ? « Je suis le grand amour. Autre part, il n’y a que des masques d’amour sur des visages de haine. » Et chacune fanfaronne en sa langue : « Hors de moi, point de salut ! » Et chacune maudit ou raille les autres parce qu’elles disent en une autre langue : « Hors de moi, point de salut. »

Vais-je m’attarder au carrefour des voix, écouter, juge naïf, mille plaidoiries et mille réquisitoires ? Ne m’enfuirai-je pas plutôt en disant à la foule banale : « Ce n’est point parmi vous, troupeau de courtisanes, que je trouverais le véritable amour. Ah ! comme vous en imitez mal le langage. Chacune me prévient non seulement contre les concurrentes, mais contre leurs clients. Vous voulez me faire haïr plusieurs de mes frères ou me faire entreprendre contre leur liberté. En osant condamner des hommes, vous vous jugez vous-mêmes. Continuez votre lutte éternelle. Faites tournoyer, mêlée d’injures et de sang, les malheureux soldats qui vous écoutent. Je fuis loin du tourbillon où quelques mots sans accent disent l’amour, où tous les gestes crient la haine. Je ne me donnerai pas au hasard. Je ne deviendrai pas un instrument entre d’autres mains et une arme. Quelques-unes d’entre vous font des promesses de libération ; l’instant arrive où à vos fidèles vous imposez obéissance passive et discipline aveugle. Or je veux toujours regarder directement avec mes yeux, sans lunettes colorées de préjugés. Et je veux que mon action, toujours vivante et responsable, exprime toujours mon être intérieur. Je vous écoute avec mépris, meurtrières qui me voulez « docile comme un cadavre ».

Un fraternisme hâtif et étourdi risquerait de me livrer à des forces mauvaises ; il risquerait de me faire aimer dans le prochain et dans moi-même ce qui n’est pas aimable. D’autre part, si je ne suis pas un être en qui domine l’instinct d’amour, son commandement reste inutile.

La méthode subjectiviste me paraît échapper à ces dangers, et elle me paraît plus efficace.

Le pouvoir direct que je n’ai à aucun degré sur mes sentiments, je l’ai en quelque mesure sur ma pensée. Je puis diriger mon attention, l’appeler et l’arrêter sur tel objet plutôt que sur tel autre, je ne saurais tenter directement d’aimer ; je puis, me semble-t-il, essayer de me connaître.

Le servilisme se prêche volontiers au nom de l’amour ; le dominisme, au nom de la liberté. Pour échapper aux deux mensonges ; pour être certain de n’être point trompé par des masques : j’écarte toute doctrine qui attente dans la pratique à la fraternité égale de tous les hommes ou à l’indépendance d’un seul.

Après l’effort initial pour libérer un individu, les individualismes de l’appétit et de la volonté de puissance deviennent des gloutonneries, font de leur adepte un doministe de plus en plus envahisseur, un esclavagiste, un ennemi sournois ou hautain des autres hommes.

D’autres individualismes de la sensibilité, les sereines doctrines d’Aristippe et d’Épicure, sans m’émouvoir d’amour pour tous mes frères, m’empêchent du moins de faire du mal à personne et me rendent l’ami de quelques-uns.

Calliclès et Nietzsche sont les misérables esclaves de leur soif de tyrannie. Le cyrénaïque, malgré son goût du plaisir, ne s’asservit point au plaisir. Il défend sa liberté intérieure et reste maître de soi : « Je possède Laïs, je n’en suis point possédé. »

Épicure est bien supérieur. À ce plaisir en mouvement qui nous heurte encore contre tant d’obstacles, il préfère la paix épanouie du plaisir en repos, cette absence de douleur et d’inquiétude qui permet de jouir de mon être et de son harmonieuse activité interne. Le puissant effort de la raison épicurienne m’affranchit des erreurs et des excès du désir. Il sait même me libérer d’un présent qui, isolé, semblerait souffrance, me plonger dans le vaste bassin qu’est l’ensemble de ma vie, écouter dans la note que pleure l’instant toute la musique passée, toute la musique future, me faire jouir de moi tout entier comme d’une harmonie.

Il reste peut-être dans cette doctrine quelque odeur d’égoïsme et je crois qu’elle ne me satisferait point comme discipline exclusive et définitive. Du moins Épicure n’a rien d’agressif. Le spectacle des tempêtes que soulèvent les folies voisines fait valoir à ses yeux, par le contraste, son calme et sa sécurité ; mais il ne crée pas son bonheur en créant des douleurs étrangères, il ne dresse pas sa grandeur en courbant la servitude d’autrui. Plusieurs stoïciens le considèrent comme un sage ou, suivant le mot de Sénèque, comme un héros vêtu en femme, Vir stola indutus.

Même l’impression d’égoïsme que donne parfois l’éthique épicurienne ne serait-elle pas trompeuse ? Épicure semble ignorer la vaste « charité du genre humain », gloire du stoïcisme. Enfermé au jardin des sobres délices, il n’y laisse pénétrer aucune sympathie apparente pour les fous et pour ces tourments dont ils sont à la fois les coupables et les victimes. Ne serait-ce pas qu’il s’est aperçu qu’il ne peut rien pour eux ? Mais son appel, adressé à tous, n’est-il pas un geste d’amour universel ? Et avec quelle affection il accueille ceux qui frappent à la porte.

Les épicuriens furent les plus fidèles des amis. Un sculpteur antique eût cru commettre une cruauté en représentant Épicure seul ; le buste géminé devait unir deux bien-aimés que la mort n’avait pas détachés ; il fallait que le visage de Métrodore sourît auprès du sourire de son maître. Durant sept siècles, les communautés des épicuriens grecs furent doux asiles et vastes amitiés. Le grand épicurien français, Montaigne, nous choque par sa lâcheté ou son indifférence devant la ville qu’envahit la peste, mais combien nous charme son amitié pour La Boétie.

Plus tard, quand les matériaux amassés et éprouvés me permettront de construire mon subjectivisme, peut-être utiliserai-je Épicure. Considéré comme un degré vers la perfection stoïcienne et comme la douceur des heures de repos, l’épicurisme orthodoxe me paraîtra, je crois, utile et sans danger. Que le jardin fleurisse qui monte vers l’imprenable citadelle.

Mais c’est toujours la sagesse stoïcienne que je salue, sinon avec plus d’émotion, du moins avec plus de confiance. Dès la première rencontre, j’ai soupçonné en elle la forme historiquement la plus parfaite du subjectivisme. Sans doute tel ou tel détail des théories ne me satisfait point. Mais je contemple chez Épictète le plus efficace des exemples et, pour reprendre une expression qui fut à la mode, le plus sûr professeur d’énergie.


  1. Je souligne le mot pour la légère incertitude de sa signification. Je crois que ce qui est repoussé ici, c’est la loi écrite et la nécessité créée par les hommes. À l’entendre autrement, à supposer que Zarathoustra rejette la loi non écrite et la nécessité naturelle, on se trouverait devant une de ses innombrables et décevantes contradictions. (Sur les contradictions nietzschéennes, les curieux pourront lire, dans mes Apparitions d’Ahasvérus, le chapitre VIII). Nietzsche, en effet, comme va l’indiquer le texte, affirme que la volonté dominatrice est la première des tendances naturelles, ce qu’il y a de plus profond dans le vivant. — Mais peut-être méprise-t-il l’étroitesse de ce qui est assez peu universel pour n’être qu’humain. Alors ce libérateur réclamerait une nécessité plus lourde et inéluctable ; ce dominateur passerait sous un niveau plus bas.