La Sagesse qui rit/V

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Paris, Éd. du monde moderne (p. 147-178).


CHAPITRE V


Suite de l’Histoire de la Sagesse


L’antiquité est-elle le seul terrain qui ait produit la sagesse ?

Au moyen âge, la religion envahit toute la vie intérieure. L’individualisme, quand il se manifeste dans cette longue et monotone période, reste superficiel, ne s’exprime que réactivement, par la révolte et l’hérésie.

Un individualisme plus complet se réveille avec la Renaissance. Mais ses premiers sursauts sont des gestes à la Calliclès. Affranchi des préjugés religieux, Machaviel repousse l’éthique comme un enfantillage qui fait partie de la religion. Il emploie sa liberté théologique à se former des chaînes de patriotisme et d’ambition.

Descartes, par le courageux affranchissement de sa raison, appartient à l’individualisme. Mais son individualisme public reste étroitement intellectuel, recule comme une timidité devant toute question de conduite. Étudiée dans les Lettres à la princesse Elisabeth, son éthique est voisine du stoïcisme. Malheureusement, sa prudence ne lui permit de faire connaître à ses autres contemporains que cette fameuse « morale provisoire » où il se promet d’obéir aux lois de son temps et de son pays. Il semble que l’homme du « doute provisoire » aurait dû être l’homme de l’abstention provisoire, non de l’action conformiste. Ce grand individualiste intellectuel reste, en pratique, si j’ose dire, un individualiste théorique et confidentiel ; mais il affirme publiquement un anti-individualisme « provisoire » qu’il a soin de ne jamais remplacer par l’expression définitive de sa pensée secrète. Je ne saurais aimer, sur le plan éthique, cet individualiste honteux.

Hélas ! dans tous les temps modernes, il est difficile de trouver un subjectivisme complet et harmonieux. Il semble que le philosophe ne vive plus que par la tête et mérite l’apostrophe de Gassendi à Descartes : Ô mens ! (Ô esprit !). Spinoza, si libre en face de la tradition et de la bible, reste serf en politique. Il ne méprise pas le despotisme ; son étrange absolutisme reconnaît le droit du tyran sur tout mon être, sauf sur ma pensée. Mais, si ma pensée ne peut se traduire dans mes gestes, quelle valeur pratique peut bien conserver ma pensée ?

Les philosophes du xviiie siècle semblent devoir retrouver l’individualisme par leur distinction fameuse de l’état de nature et de l’état de société. Ils s’égarent en chemin et aboutissent à une morale sociale. Ils croient pouvoir réformer la société civile sur le plan de la nature. Soit qu’ils fassent de la société civile un contrat, soit qu’ils fondent les gouvernements sur l’honneur ou sur la vertu, ils s’appliquent à rapprocher les lois positives des lois naturelles. Ils tombent, comme Platon, dans la folie législatrice, espèrent faire de la politique une éthique et préparent le barbare effort platonicien de la Révolution.

La source principale de leurs erreurs et de leurs meurtrières espérances ne serait-elle pas dans la façon dont ils transforment une analyse qui est exacte en une chronologie qui est absurde ? Ils confondent la logique avec l’histoire et le droit leur paraît un fait primitif. Ils imaginent que le simple précède le complexe dans la réalité comme dans leurs ingénieuses constructions et que la nature a précédé la société. Naïfs comme un Condillac qui, prenant ses procédés d’exposition pour la méthode de l’évolution, affirmerait que l’homme fut d’abord, en effet, une statue insensible, ne fut ensuite « qu’odeur de rose », et que le dehors lui donna ses sens l’un après l’autre. Les deux termes, société et nature humaine, ne sont séparables qu’idéologiquement. Ils paraissent aussi anciens l’un que l’autre et aussi durables l’un que l’autre. Leur lutte n’a pas eu plus de commencement qu’elle n’aura de fin. Seulement un Épicure et un Épictète ont su prendre parti dans le combat éternel.

Mes recherches seront-elles plus heureuses dans des temps plus proches ? Y découvrirai-je un véritable subjectivisme ? Quels philosophes récents représenteraient dignement, par l’indépendance de la pensée et l’harmonie de la conduite, cette sagesse qui a produit dans l’antiquité de si grands artistes moraux, et si purs ?

Les doministes ne manquent pas, stendhaliens ou nietzschéens. Le rêve du surhomme était nécessaire au malade Nietzsche. Ainsi à cette lamentable malade Lidwine qui émouvait l’admiration de l’imbécile Huysmans étaient nécessaires les rêves d’union matérielle avec Dieu. À moins d’une sagesse supérieure qui eût dressé, comme l’énergie du chêne Épictète ou la grâce du rosier Épicure, tout l’être dans la noblesse de la lumière, la vie réelle de Nietzsche valait si peu d’être vécue. Au lieu d’idéaliser cette existence par la beauté d’une âme chaque jour plus rayonnante, il fuyait ses pauvres réalités dans une vie complémentaire et de songe. L’infirme, immobilisé aux profondeurs d’un fauteuil, dépendant de son entourage, rendu âpre par la souffrance et irritable par la faiblesse, cherchait dans la spéculation ce qui lui manquait le plus douloureusement : la puissance. Ignorant que la vraie puissance, cette généreuse, n’a jamais besoin de matière humaine sur quoi se transformer en tyrannie, il mariait son rêve et sa dolente méchanceté. Beaucoup de malades refont le songe maladif ; beaucoup d’esclaves s’éblouissent à son éblouissement esclave : neurasthéniques mégalomanes qui, trop agités et trop faibles pour l’effort continu de se réaliser hommes, se grisent à l’idée puérile d’être des surhommes. Le succès de Nietzsche : une épidémie qui frappa un grand nombre de volontés fiévreuses et anémiques. Mais l’individualisme de la volonté d’harmonie où le rencontrer aujourd’hui ?

J’ignore si Herbert Spencer conserve encore des disciples. Son individualisme est autrement libéral et équilibré que celui de Nietzsche. Pourtant ce guide non plus n’est pas sûr. Le mirage que le xviiie siècle apercevait dans le passé, les yeux de Spencer le transportent dans le futur. Il voit devant nous ce que certains « philosophes » voyaient derrière nous : la société naturelle et parfaite qui ignore les codes et les juges, les inférieurs et les supérieurs. Sans doute, à de certaines heures, nous rêvons tous comme possible la noble harmonie libre. Mais Spencer affirme que le seul jeu de l’évolution naturelle et des lois cosmiques l’établira nécessairement. Le fait social étant donné, il croit inévitable que de l’égoïsme sorte l’altruisme, et l’hérédité rendra plus forts à chaque génération les sentiments altruistes.

Il est impossible de partager ces vastes espoirs passifs. La société naturelle est peut-être, en effet, conseillère de paix et d’amour. Mais la société civile — je le vois clairement et, plus tard, je chercherai pourquoi — crée un état de guerre de tous contre tous. Et je ne suis pas toujours certain qu’elle soit destinée à finir. Comment finirait-elle ?

Par la force ?

Que la force triomphe d’une violence particulière et repousse une contrainte déterminée, voilà qui est concevable. Mais comment la violence détruirait-elle le principe même de la violence ?

La résistance passive demande un courage héroïque, sans gloire aux yeux stupides des populaces d’en bas. La bonne et méprisée méthode se généralisera-t-elle jamais jusqu’à devenir socialement efficace ?…

Certes, toute espérance est possible si on la reporte dans un avenir lointain et indéterminé. Mais, puisqu’elle ne cessera pas de notre temps, il est prudent de faire comme si la lutte de la raison et du cœur, puissances individuelles et éthiques, contre l’État, force collective et brutale, ne devait jamais cesser. Quand le conflit devient aigu et que l’individualiste est brave, chaque adversaire triomphe sur un plan différent ; aucun n’entame l’autre. Léviathan tue l’homme, non point sa pensée. La victoire passive de l’individu est une réalité supérieure mais qui ne saurait tuer la bête. Si on a la naïveté de chercher cette victoire dans l’objectif, en dehors de l’esprit hautain et du cœur satisfait, elle s’évanouit comme, sous les mains qui le veulent étreindre, un fantôme. Elle est d’un autre monde, du monde intérieur. Nul progrès n’est produit par la magnificence de cette mort épanouie. Regardée sans crainte et sans complaisance, l’histoire m’a enseigné que le réfractaire, s’il n’est pas oublié ou transformé en monstre, est socialisé après sa mort. Les paroles libres d’un Socrate ne sont point libératrices pour le peuple. Xénophon et Platon les traduisent en mensonges sociaux et en font de magnifiques contreforts à ces « lois écrites » qu’elles semblaient devoir ébranler. Jésus, ennemi de la Loi, devient pour les disciples, le destructeur de l’Ancienne Loi et le fondateur de la Loi Nouvelle. Son mépris pour toute organisation religieuse et sociale, ses malédictions contre les Temples et les Palais ne le sauveront pas de servir de prétexte à la plus organisée des religions, n’empêcheront pas son nom d’être invoqué, de longs siècles, par toutes les tyrannies. J’ai vu l’héritage des cyniques insociables et des stoïciens insociaux envahi par les jurisconsultes, partisans du pouvoir absolu et qui, considérant théoriquement la servitude comme un fait contre nature, règlent par des lois positives les relations des esclaves et des maîtres. L’État s’empare de tout, se fait des instruments avec cela même qui lui fut le plus hostile. Il mord, dit Nietzsche, avec des dents volées.

À l’époque où, contre des alliés futurs, on nous « bourrait le crâne », nos journaux racontèrent que certains Anglais mordaient dans leurs rosbifs avec des dents arrachées à des cadavres de Boërs. Je ne retiens ni le fait : il est invraisemblable ; ni le symbole : insuffisant. Puisqu’on n’a jamais prétendu que les dents des Boërs servaient à manger les Boërs. Je ne cherche pas dans les « races inférieures » : messieurs les cannibales ignorent probablement les progrès de la prothèse.

La politique s’est emparée, pour les avilir, des sagesses les plus nobles ; elle les a toutes transformées en morales et en instruments de règne. Il est à craindre que les individus capables d’apercevoir et de dénoncer le mensonge restent toujours en petit nombre. Ne proclameront-ils pas toujours la vérité subjective dans « un désert d’hommes », dans le désert sourd d’une foule d’animaux politiques ?

Les stoïciens n’avaient pas tort, qui considéraient l’espérance objective comme une faute et un consentement à la servitude. Alfred de Vigny est dans la grande vérité individualiste quand il appelle l’espérance la pire de toutes nos lâchetés. Jésus promet que, si nous cherchons le « Royaume de Dieu et sa justice, le reste nous sera donné par surcroît ». Au point de vue subjectif, il a raison, comme les stoïciens quand ils saluent dans leur sage « le seul riche ».

Il ne peut rien manquer au sage qui déclare indifférent tout ce qui ne dépend pas de lui, qui étanche joyeusement à sa sagesse la soif de sa raison, qui en un voluptueux orgueil rassasie à sa justice et à son indulgence la faim de son cœur. Projeté tout entier à ses deux sommets, il ne daigne plus apercevoir ce que les basses circonstances refusent peut-être à son corps.

Dans l’objectif, le reste ne sera donné par surcroît que lorsque la majorité des hommes montera jusqu’à la sagesse. Sagesse universelle égalera bonheur universel, et ce bonheur contiendra, dans sa mutualité et sa plénitude, jusqu’au surcroît des biens matériels. Rêver cette Arcadie dans un sourire d’extase et de scepticisme est une joie délicate de poète. L’affirmer pour demain ou après-demain ne va pas sans quelque folie mystique. La foule se convertira-t-elle jamais au stoïcisme, à l’épicurisme d’Épicure ou au christianisme de Jésus et de Tolstoï ? Elle a pu répéter les formules de l’une ou de l’autre de ces doctrines ; mais ce fut pour les avilir et les vider de tout contenu. Le sage ne se promet pour demain ni les extériorités un peu lourdes d’un paradis terrestre, ni les extériorités un peu légères d’un paradis d’outre-tombe. S’il lui reste, comme à Tolstoï, des sentiments religieux, c’est en lui-même, en lui seul, qu’il fait éclore « le Royaume de Dieu ». Sa vertu ne repose pas sur le calcul imbécile et vite branlant qui croit la vertu la meilleure des politiques. Elle est le victorieux amour de sa propre beauté et de sa propre force. Il s’éloigne, dédaigneux, de toute politique. Parce que toute politique est laide par ses gestes, par le lieu où se font ses gestes, par le but vers quoi tendent ses gestes. Odieuse par ses moyens, elle se précipite âprement, agressivement, vers la fange impérialiste des désirs bas et grossiers.

L’erreur d’Herbert Spencer a plus d’inconvénients pratiques qu’on ne croirait d’abord. Ses espérances naïves entraînent souvent le philosophe anglais à des opinions politiques ; il lui arrive de préférer telle loi à telle loi et de prendre position dans la lutte concrète entre les partis.

Regardons plus profond. La vraie sagesse individualiste peut-elle survivre en moi si je me tourne vers l’avenir extérieur et l’espoir objectif ? Mon devoir ne devient-il pas alors de travailler au Progrès, non plus à mon progrès ; d’oublier l’effort de me sculpter pour dédier mes coups de ciseau à la statue Humanité ? Il est vrai que le Progrès, d’après Spencer, est inévitable. Mais ou bien l’individu n’a rien à faire et toute considération éthique devient futilité ; ou bien, la direction du Progrès étant déterminée, l’individu doit, ne fût-ce que pour son propre bonheur, se jeter dans ce courant irrésistible et marcher volontairement dans cette fatalité. La morale spencérienne semble condamnée à disparaître ou, perdant toute indépendance, à se fondre dans une sociologie et dans une politique.

Mais voici qu’il me plaît, rejetant, dès qu’elles me sont devenues inutiles, les sévérités de la méthode, d’étudier en elle-même, et non plus seulement en fonction de ma conduite, la question du Progrès.

Lorsque j’écrivais les premiers manuscrits de ce livre, je niais qu’il y eût rien à attendre d’aucune époque humaine. Je viens, dans la réfutation du rêve spencérien, d’adoucir bien des expressions, de détourner vers le seul progrès passif ce qui était dit d’abord contre tout progrès possible. N’est-ce pas pour des raisons pragmatiques, par crainte de laisser diminuer, troubler ou détourner ma puissance de travail, que je m’installais par delà l’espoir ? Tout en protégeant dans mon positivisme éthique une méthode de vie, je crois pouvoir enfin sans inconvénient cesser de confondre des limitations pratiquement utiles avec des négations objectives. Vingt-cinq années de vie laborieuse m’ont démontré que nul espoir ne m’est nécessaire. Il me semble donc que, maintenant, aucun espoir non plus ne me nuira. Je puis étudier de sang-froid, de Sirius, comme dit l’autre, une question qui est devenue sans danger et sans intérêt pratique.

Pesées en toute honnêteté et d’une main qui ne tremble plus, les raisons d’espérer me semblent l’emporter légèrement sur les raisons adverses.

Dans les siècles éclairés vaille que vaille à la torche fumeuse de l’histoire, je ne découvre nul progrès éthique ou social. Les formes politiques qui nous écrasent sont déjà discutées dans Hérodote, condamnées dans Platon. Les sages furent toujours des êtres exceptionnels. Tranchons le mot : le sage est un anachronisme dans tous les temps connus. Il n’est aujourd’hui ni plus commun qu’en un autre siècle, ni plus parfait, ni mieux écouté par la folie des grands et par la sottise des petits. Sauf aux heures de révolution ou de guerre, la persécution le frappe moins brutalement et ouvertement : elle en est peut-être plus subtile, plus efficace, plus éteigneuse des pensées libératrices.

En quel contemporain trouverions-nous une beauté éthique supérieure à celles de Çakya-Mouni, de Socrate, d’Épicure, de Cléanthe, d’Épictète, de Dion Bouche-d’Or ? Et quel naïf croira la sagesse plus répandue chez nous qu’aux autres siècles ?…

Tiens ! Voici quelqu’un qui vante les lecteurs de Tolstoï plus nombreux que tout ce que Socrate, Jésus et Épictète réunis ont groupé d’auditeurs. Et il s’émerveille parce que Rabindranath Tagore ou Romain Rolland ont un vaste public.

Mais tous ces gens-là écoutent un poète ou un conteur, non un sage. Certaines curiosités sont même excitées à des raisons plus superficielles, vont à la notoriété, non à l’émouvante originalité. Combien lisent Rolland ou Tagore avec la même nonchalance amusée qu’un autre prix Nobel ou que le dernier prix Goncourt !

Le lecteur d’aujourd’hui reste passif et inerte. Ou bien, activité guetteuse et hostile, il se ramasse alternativement et se détend pour l’exercice de contredire telle « noble candeur » et pour la vanité de s’imaginer qu’il la réfute et la domine. Des lecteurs attentifs à eux-mêmes et qui feront du livre l’outil de leur propre perfectionnement, il y en a, mais aussi rares peut-être que les sages qui méditent sans prétexte.

Or le progrès social ne peut qu’intégrer des progrès individuels.

À comparer les conditions des progrès matériels et du progrès éthique, les différences m’ont paru longtemps interdire tout espoir raisonnable.

L’industrie s’alimente à une science que l’ouvrier n’a besoin ni de découvrir ni de comprendre aux profondeurs. L’industrie est, au vrai, une routine qui s’alimente à une science. Et ses amendements de détail sont le plus souvent des tâtonnements heureux. Si le travail de chaque électricien exigeait le génie d’Ampère ou de M. Branly, l’électricien deviendrait un être rare. Toute conquête dans son domaine se manifesterait triomphe précaire et d’un homme, non acquisition pour toujours et richesse de l’humanité. On referait indéfiniment les mêmes inventions sans que le génie d’aujourd’hui avançât plus loin que celui d’hier ou d’avant-hier. Ce qui permet le progrès industriel c’est, me semble-t-il, que le cerveau qui a trouvé et les mains qui exécutent peuvent appartenir à des êtres différents. Ce qui permet le progrès scientifique, c’est qu’il est autrement facile et rapide d’apprendre que de découvrir : le moindre professeur de physique connaît mille vérités qui, exposées à Archimède, le feraient soupirer : Je n’avais pas trouvé !

Mais chaque artiste de sagesse est son propre initiateur. On n’imagine pas quelle division du travail, quelle addition de connaissances étrangères ferait jaillir la vie de Socrate d’une autre source que la conscience de Socrate.

Pourtant je n’enferme plus éthique et sociologie dans une stagnation éternelle. Je ne les condamne pas au piétinement sur place ni à quelque rythme vain que symboliserait le balancement de la marée, ou l’alternative du jour, flux de lumière, et de la nuit, reflux et abandon aux ténèbres. En vain on me répète que la nature de l’homme est éternelle et invariable. Je réponds : Oui, comme la nature des choses.

Comme la nature des choses, la nature humaine se manifeste complexe et contradictoire. Ici comme là, j’étudie un chaos pour créer un cosmos. Je fortifie et seconde quelques éléments ; j’en affaiblis, en contiens, en écarte d’autres. J’opère des rapprochements et des séparations. Je modifie, un peu chaque jour, telles directions primitives. Victoire ! je parviens à faire dominer nettement tel oui sur la négation qui l’accompagnait. À ma nature et à la nature des choses, je commande aux mêmes conditions : par la connaissance et la souple obéissance.

Mais la nécessité, pour obtenir un progrès social, que des êtres nombreux deviennent des savants d’eux-mêmes et rayonnent un invincible héroïsme n’interdit-elle pas tout espoir. Voici peut-être, entre le progrès que je rêve et les progrès que je constate, une effroyable, une invincible différence.

Oui, je touche le gros nœud du problème.

Regardons-le d’aussi près que possible.

Tout progrès matériel a exigé, à ses débuts, l’union, dans un seul être, du savant et du travailleur. Les merveilleux ancêtres préhistoriques qui ont domestiqué les animaux, qui ont créé le blé, le vin, la rose, le navire, l’écriture, il a bien fallu qu’ils fussent ensemble les frémissants chercheurs, les tâtonnants réalisateurs. Aujourd’hui toute invention mécanique un peu extraordinaire n’exige-t-elle pas du savant qu’il construise ses premiers modèles, fabrique en bois ou en métal sa logique qui cherche et ses trouveuses hésitations ? Sa pensée fuyante ne se fixerait jamais dans assez de clarté si elle ne s’appuyait à des concrets immédiats et successifs ; elle s’exprime par les mains avant que la parole la puisse bégayer pour diriger d’autres mains.

Les progrès éthiques n’offrent donc pas ici une exigence originale et qui les rendrait plus impossibles que les autres.

Car tous les progrès paraissent impossibles à un certain moment, au moment où on s’est aperçu de l’individualité du problème et que les méthodes qui ont réussi dans des domaines voisins en apparence sont vaines dans le domaine nouveau.

La constatation de l’impossibilité d’une solution précède souvent de peu la solution. Elle est le signe que, les fausses méthodes étant épuisées, le génie humain va enfin découvrir la méthode nouvelle et efficace, presque toujours paradoxale.

Car nul progrès n’est chose passive ou fatale. Nulle part, il ne se produit ; partout, nous le produisons. Résultat de notre volonté tenace, il fut presque toujours précédé de tâtonnements maladroits et vains, de tâtonnements parfois funestes.

Chaque grand problème a son individualité. Longtemps on la méconnaît et on ramène le problème original à un problème déjà résolu. On l’attaque par des méthodes qui prouvèrent ailleurs leur efficacité pour ailleurs. Ces assauts repoussés font désespérer. Les hommes pratiques les constatent et que le problème offre des difficultés jamais rencontrées, et ils triomphent dans le ricanement et la négation. M. Thiers se moque du poète Lamartine qui croit à l’avenir des chemins de fer. Il sait bien, lui, que ce jouet ne transportera jamais les voyageurs plus loin que de Paris à Saint-Germain. Quand on donne à l’Académie des Sciences la première expérience du téléphone, l’Académie des Sciences accuse l’expérimentateur d’être un fumiste et un ventriloque. Peu d’années avant que Santos-Dumont réussisse son premier vol, la même Académie des Sciences décide de ne plus recevoir aucune communication sur le « plus lourd que l’air », si ridiculement paradoxal, chimérique plus visiblement encore que la quadrature du cercle ou le mouvement perpétuel.

Mais — dit-on — nul progrès éthique ne s’est jamais réalisé. À quoi je pourrais répondre avec le sourire : Qu’est-ce que ça prouve ?

Mais, à la rendre aussi absolue, cette négation devient une erreur.

Impossible de concevoir un Socrate ou un Épictète dans la préhistoire.

L’arrêt trop visible de tout progrès éthique depuis des millénaires ne suffit-il pas à constituer une objection décisive ?

Eh ! bien, non. Malgré la première apparence, rien là de singulier. Un cas comme un autre d’une loi universelle.

Quand Guillaume Amontons ou Claude Chappe inventa le télégraphe aérien, il apportait — comptez, si vous voulez, après combien de siècles — quel naïf et pauvre perfectionnement au système de signaux par quoi les assiégeants annoncèrent à la Grèce guetteuse que la ville de Troie était enfin conquise ! Mais voyez comme, après ces millénaires extérieurement inertes, le léger déclenchement appelle de rapides merveilles : télégraphie électrique, télégraphie sans fil.

Depuis que l’homme rêve de voler dans les airs comme les oiseaux qu’il regarde, comme les anges et les dieux qu’il imagine, comme les Dédale et les Icare de ses veillées conteuses, que de millénaires vides ! Heureusement tous les savants ne furent pas assez académiques pour se faire eux-mêmes, à la contemplation de cet immense désert, des déserts sans espoir. Santos-Dumont réussit un premier envol lourdaud, j’allais dire, comparant les proportions de l’homme et de l’insecte, un misérable saut de puce. Ensuite trente ans et la vie de plusieurs joueurs, hélas ! suffirent à faire de l’homme le plus puissant et le plus vite — le plus infirme aussi et le plus exposé — des oiseaux.

La conception du progrès comme une marche simple, continue, linéaire, est aussi fausse que possible. La route en lacets qui, par mille contours montants, conduit jusqu’au sommet : image pauvre encore et inexacte.

Arrêtés comme des fleuves à l’époque des grands lacs, de nombreux progrès irrités s’accumulent, vaincus depuis des centaines, des milliers, des myriades d’années, contre la masse inébranlée des montagnes. Stagnations éternelles ? Arrêts pour toujours ? Allons donc ! Demain ou dans mille siècles, l’eau subtile trouvera la fente que l’œil ne saurait découvrir ; ou bien elle rencontrera une veine de terre à délayer. La voici qui glisse, s’insinue, travaille. Obscurs efforts, et déjà vainqueurs, que nous ignorons encore. Alerte ! la terre coule, croule, roule, flot inattendu. Les rochers branlent, tombent, se heurtent, se brisent, s’émiettent, ruines et gouttes, parmi le torrent et la cataracte.

À les laisser flotter quant aux dates, tous les espoirs humains deviennent légitimes, tous les rêves durables sont des réalités futures, chaque noble attente contient une promesse. Un désir de l’homme, c’est toujours présage de mille défaites, de mille catastrophes et d’un succès définitif.

Mais nulle richesse éthique ne sortira, blé jailli d’un gland, de la pauvreté rugueuse des progrès matériels. Ce sont choses d’un autre ordre. La liberté ne sera pas, comme l’imagine Spencer, fille de la nécessité. Notre vouloir persévérant la créera, non l’évolution ou l’accident. Et il ne faut pas que ce bien extérieur, loin de nous à une distance que nous n’osons même déterminer, devienne un appui et un besoin de la beauté intérieure, qui dépend de nous dès aujourd’hui.

Pour l’amour même de cette poésie, j’oublie, comme agent, cette poésie. Ainsi l’espérance reconquise ne me coûte rien. Elle ne modifie en rien ma fermeté ou mon action. Loin qu’elle exige des sacrifices, elle renforce mes raisons de ne jamais me sacrifier dans ce qui est vraiment moi, dans la clarté de ma raison, dans la pureté de mon cœur et de mes mains.

Tolstoï me charme par la façon douce et ferme dont il affirme que chacun doit écouter la seule loi de sa conscience et qu’à elle seule il faut obéir, non aux paroles des prêtres, des dominateurs ou des livres. Mais je ne sais quoi de hâtif m’inquiète dans la façon dont il se précipite au fraternisme chrétien. Mais ses conseils paraissent souvent empoisonnés d’espérance objective. Mais, mauvaise note pour un sage, il restera jusqu’à la fin tourmenté et malheureux.

Sa pensée n’avait pas une puissance plastique suffisante, qui n’établit pas — ou qui établit si tard — entre sa parole et ses actes l’harmonie nécessaire. Il raccommoda quelques souliers, il traça quelques sillons ; il se montrait en vêtement de moujick et ne portait dans sa poche que quelques kopecks. Ces pratiques n’avaient-elles pas la flottante, l’inquiétante, la littéraire grâce des symboles plus qu’elles n’exprimaient la ferme beauté de la sagesse ? N’étaient-elles pas des procédés d’enseignement plus qu’une méthode de vie ? Sa fuite pour mourir pauvre et libre, que signifie-t-elle ? Folie mystique ou beauté, trop littéraire encore, qui veut enseigner aux disciples ce que le maître n’a pas eu la force de pratiquer ? Pour quiconque échappe à tout mysticisme et à toute manie pédagogique, la façon dont nous mourons n’importe que comme souriante et héroïque couronne sur l’harmonie héroïque ou souriante de toute la vie. Un geste, fût-ce le dernier, est une note de musique qui emprunte sa valeur à l’ensemble du morceau.

Jusqu’à sa dernière maladie, Tolstoï n’a rejeté qu’en apparence ces richesses qu’il considérait pourtant comme des maux et des obstacles à la véritable vie. Ses fils géraient ses propriétés foncières. Sa femme — qui peut-être apparaîtra odieuse quand l’histoire pourra s’écrire — gérait sa propriété littéraire. Il subissait un train de maison. Des visiteurs effarés nous le dépeignent à table couvert de la blouse populaire avec derrière lui deux respectueux laquais en habit noir.

Certes, il souffre de ces mondanités. S’il n’en souffrait pas, il serait un être bien banal et qui ne nous intéresserait, éthiquement, à aucun degré. Mais il faut savoir choisir entre les souffrances qui s’offrent. À un sage complet la souffrance de la rupture se fût imposée, non celle de concessions si énormes qu’elles équivalent à un renoncement pratique de la philosophie.

Malgré un peu de flottement mystique, malgré la naïveté de certains espoirs, malgré quelques déformations pédagogiques[1], la pensée de Tolstoï apparait, quand on le lit, harmonieuse et puissante. Moins puissante pourtant que celle d’Épicure, de Zénon ou de François d’Assise, elle ne parvint pas à modeler sur elle le penseur douloureux. Elle lui fit maudire ses chaînes ; elle ne lui donna pas la force de les briser. La vie déchirée de Tolstoï est, comme celle de Marc-Aurèle, un fantôme philosophique, non, comme celle de Socrate ou d’Épictète, une philosophie en action.


Ibsen est individualiste par la formule qu’il aime : « Ce que tu es, sois-le pleinement ». Il est individualiste profondément par sa méthode, par son socratisme, par son effort pour éveiller les consciences et ne pas les conduire : « Je veux seulement les réveiller, — dit son Rosmer, à l’heure la plus ambitieuse et la plus ibsénienne, — c’est à eux d’agir ensuite. » Et, dans un poème, Ibsen déclare en son propre nom : « Je ne fais que poser des questions, ma mission n’est pas de répondre. » Loin de tout dogmatisme, sa parole, comme la parole de Socrate, est ironique ou maïeutique. Elle lui ressemble encore par je ne sais quel accent familier et, si on néglige la flamme intérieure, presque vulgaire. Individualiste par son refus des missions qu’on lui voudrait imposer du dehors, il l’est également par son refus de désigner aux autres leur mission ; par son souci de ne résoudre les questions que pour tel personnage bien défini, non pour tous les hommes ; par ses railleries contre les Grégoire Werlé, apôtres naïfs qui présentent à tous les mêmes « réclamations de l’idéal » ; par la façon dont il étudie les J. G. Borkmann et les Hedda Gabler, grands ou petits conquérants qui veulent influer sur d’autres destinées et réussissent surtout à se détruire eux-mêmes. Il sait qu’un Napoléon passe sa vie aveugle à voguer vers Sainte-Hélène. Il est subjectiviste par son amour de la pleine et profonde sincérité, par le conseil de ne chercher qu’en soi-même ses principes d’action. Il me satisfait par ce qu’il y a de généreux dans son individualisme, par la critique implacable de ces Peer Gynt qui croient se réaliser quand ils s’enferment, pour les adorer, parmi les changeantes idoles de la caverne. « Le soi-même gyntien, c’est la foule armée des convoitises, des désirs, des passions ; le soi-même gyntien, c’est le flot des fantaisies, des exigences, des droits. » Ibsen sait que ce moi superficiel varie selon les temps et les milieux, porte mille empreintes successives et flotte à tous les vents. Le véritable moi est plus profond, activité et non passivité, raison et non appétit, constance harmonieuse et non caprice ou impatience. Seule la surface de la mer se soulève aux tempêtes ; les profondeurs restent calmes. Il sait, comme tous les subjectivistes, que c’est dans la partie stable et raisonnable de notre être que nous pouvons trouver le refuge et édifier le temple serein.

Mais en apparence seulement Ibsen s’affranchit du mensonge social, s’il est exact qu’il se montrait avide d’honneurs et poussait l’enfantillage jusqu’à porter une brochette de décorations. N’avait-il pas lancé son fils dans une carrière officielle, dans la Carrière par excellence et le mensonge le plus éminent, la Diplomatie ?

D’ailleurs, à le lire sévèrement, en gardant présents à l’esprit les subjectivismes les plus purs, on sent avec une fréquence douloureuse l’infériorité d’Ibsen. Son idéalisme s’adultère d’objectivisme et il pèse sur son rêve on ne sait quel eudémonisme lourdaud. Sa naïveté semble parfois promettre à l’individu la puissance matérielle autant que l’essor spirituel ou la beauté éthique. Il ignore, dirait-on, ce qu’ont si bien connu certains Grecs, Socrate, Épicure ou Zénon, que le bonheur est une forme dont la matière n’importe point, une statue qui n’est pas moins noble et moins précieuse pour être sculptée dans une pierre pauvre[2].

Aucun homme récent, aucun moderne peut-être ne paraît un suffisant chef-d’œuvre subjectiviste. Sans doute, il est beau déjà de proclamer une pensée qui condamne notre vie, de porter sa rougeur et sa honte comme un drapeau, de consentir à la douleur de l’aspiration qu’on n’a pas la force de réaliser. Il faut déjà quelque courage pour refuser d’établir aux bas-fonds, en faisant crouler sa parole et sa pensée au niveau d’une conduite banale ou incertaine, l’ordinaire harmonie de mensonge et de ruine. Pourtant ceux-là seuls émeuvent en moi amour, admiration et émulation qui réalisent sur les sommets l’harmonie véritable ; qui élèvent d’une même ascension hautaine leurs actes et leurs pensées ; qui, au lieu d’abandonner leurs gestes, comme des réflexes, à toutes les irritations venues du dehors, en font les expressions et les rayonnements de leur être intime. Peut-être cette victoire est plus difficile dans le monde moderne, milieu plus complexement et minutieusement tyrannique. L’effort n’en est que plus noble ; le succès n’en serait que plus glorieux. Si Épicure ou Épictète vivaient aujourd’hui, ils auraient, je crois, l’héroïsme de se réaliser selon la même ligne qu’autrefois. Eh ! puis-je affirmer qu’ils n’existent point, lumières aussi ardentes qu’enveloppe plus d’obscurité étrangère et — tant pis pour le siècle, non pour leur beauté occultée ! — ignorés d’une époque qui marche à quatre pattes et dont les regards se noient dans la boue ?…

NOTE. — Je sais à quel point ce chapitre est incomplet. Parmi ses lacunes il en est qui n’accusent pas mon ignorance et qui ne s’excusent pas non plus sur le peu d’espace en quoi je voulais enfermer ce résumé. Même si j’écrivais tout un gros livre sur la seule histoire de la sagesse, j’oublierais ou écarterais d’un mot plusieurs de ceux qu’on me reprochera d’avoir négligés. Deux exemples : La Boétie, que j’aime beaucoup et à qui j’ai consacré un des onze dialogues de mes Apparitions d’Ahasverus, me semble appartenir à une histoire de l’individualisme politique plutôt qu’à celle de l’individualisme éthique ; — Max Stirner appartient à l’histoire de l’individualisme économique. Toute frontière est un peu artificielle, mais nos goûts, sinon notre raison, tracent les limites de nos travaux.

Et voici un silence d’amour. Si je n’ai signalé qu’accidentellement et pour une discussion un peu chicaneuse et défensive le personnalisme de Charles Renouvier et de Louis Prat, c’est parce que j’aime fraternellement Louis Prat, grand philosophe presque inconnu ; que je veux forcer à le chercher dans sa propre parole ; que je désire faire de chaque lecteur de La Sagesse qui rit un lecteur de ce chef-d’œuvre bienfaisant, La religion de l’Harmonie.

  1. « Je suis semblable — disait Diogène de Sinope — aux maîtres de musique qui forcent le ton pour y ramener leurs élèves », — Ne forçons jamais le ton. Si je me déforme pour former les autres, je suis certain de ma déformation, non du succès extérieur.
  2. J’ai publié une brochure intitulée : La philosophie d’Ibsen.