La Sagesse qui rit/VIII

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Paris, Éd. du monde moderne (p. 231-251).


CHAPITRE VIII


L’Apprentissage subjectiviste

Kant, examinant les morales qu’il appelle matérielles, les réduit à deux espèces : eudémonismes et morales du bien. Les premières, avoue-t-il, connaissent le véritable but de l’homme. S’il les condamne, c’est comme impuissantes à indiquer les moyens efficaces et à donner des règles universelles. Quant aux secondes, elle fournissent sans doute ces fameuses règles universelles que Kant croit nécessaires. Mais à quel prix… Elles se trompent sur la vraie tendance de l’homme, qui est la recherche du bonheur.

La critique kantienne des « morales du bien » me semble définitive. Je ne puis aimer, tel qu’il est, en lui-même, pour lui-même, un objet extérieur. Il faut d’abord que je me le fasse intérieur. Les opérations préliminaires qui me le rendent aimable le transforment, l’humanisent, l’égoïsent, si je puis dire, autant que les opérations préliminaires qui me le rendent connaissable. Peu importe que j’aie ou non conscience de ces opérations. Ce que j’aime comme ce que je connais est en moi, a pris ma forme ; mon amour n’embrasse que ma propre joie. L’image d’où elle semble jaillir est quelque chose d’intérieur, est un aspect de moi et non plus l’inaccessible dehors.

La critique de Kant, en revanche, ne me paraît point porter contre tous les eudémonismes. Cette critique adresse aux éthiques du bonheur deux reproches bien différents. Le second m’intéresse peu. Que m’importe si mon art se peut ou non formuler en préceptes universels ? Mais le premier reproche, le manque d’efficacité n’est-il pas le plus grave qu’on puisse objecter à une méthode ? S’il porte complètement, il ne reste qu’à chercher ailleurs ou à renoncer à toute application méthodique.

Il porte en effet, ce reproche, contre certains eudémonismes grossiers, matériels et objectifs. Non seulement nul objet ne donnera le bonheur à tous, mais encore le même objet ne sera pas longtemps le désir du même homme. Si j’essaie d’enfermer le bonheur dans une matière quelle qu’elle soit, le bonheur glisse et fuit.

Mais les eudémonismes formels, sagesses et subjectivismes, échappent, eux, à l’objection.

Pour l’épicurien et le stoïcien — celui-ci parle presque le langage de Kant — le bonheur est une forme que l’artiste moral donne à la matière de sa vie.

Existe-t-il une matière complètement réfractaire à son art ? Peut-être. Mais cette matière est facile à rejeter et à remplacer par une autre.

L’expérience montre que les matières les plus communes, les plus pauvres, les plus malheureuses aux yeux vulgaires, sont les plus faciles à sculpter, donnent les formes les plus nobles. Socrate, Cléanthe, Spinoza vivent dans ce qu’un terrassier appellerait la misère. Si les deux premiers sont doués d’une santé d’athlète, le troisième est maladif, toujours mourant. Épictète est un esclave infirme. Tous sont arrivés au sommet du bonheur. Marc-Aurèle empereur s’est essoufflé à monter à mi-côte, jusqu’à la résignation.

Pour l’épicurien ou le stoïcien, le bonheur est l’accord, l’harmonie, l’équilibre de tout l’être intérieur. L’art qui le réalise exige trop d’autonomie pour avoir, comme les morales religieuses ou la morale kantienne, les naïves prétentions à l’universalité. Le vrai subjectiviste ne se préoccupe pas de savoir si la maxime de son action peut devenir un principe de législation universelle ; ou s’il se pose cette question, c’est subsidiairement[1]. Le sage est exempt de toute manie législatrice. Il sait qu’on n’impose pas le bonheur. On peut seulement (et le succès est rare) essayer d’éclairer ses voisins ; les entraîner, non à écouter la parole morte et mortifère des ordres et des règles, mais à chercher en eux-mêmes, seule source de vie pour eux.

Le subjectiviste ne parle pas de devoirs. Ou bien il délivre ce mot du sens rigoureux, catégorique, dit l’autre, dont le chargent messieurs les moralistes.

Le subjectiviste ressemble à tous les hommes en ceci qu’il veut son propre bonheur. Il diffère de la foule en ceci qu’il sait, lui, ce qu’il veut. Et il n’a pas la naïveté de chercher le bonheur aux objets étrangers. Il veut échapper à la tristesse, à l’inquiétude, à la crainte, à toutes les douleurs profondes. Il veut arracher à la souffrance physique son aiguillon d’appréhension et sa puissance de trouble. Il sait que le meilleur moyen d’y réussir, le seul qui réponde à toutes les attaques, c’est de fortifier sa propre indifférence. Il sait qu’on approche du bonheur par une série de réformes de soi-même. Il faut connaître, au moins pratiquement, la matière qu’on travaille et l’outil dont on se sert : le sage futur distingue deux raisons capitales de s’étudier et de se connaître lui-même.

Quel sens donnait Socrate au Connais-toi toi-même ? Les historiens de la philosophie peuvent discuter. Le subjectiviste sent la nécessité de connaître non point son moi métaphysique, mais son moi éthique, son moi ami du bonheur, seul ouvrier du bonheur ou du malheur, support et proie du malheur ou du bonheur.

Les deux grandes écoles subjectivistes de l’antiquité semblent s’être partagé l’étude du moi éthique. Élargirai-je beaucoup le sens moderne du mot critique si je dis que l’épicurisme se ramène à une critique de la sensibilité, que le stoïcisme se ramène à une critique de la volonté ?

Le bien, c’est la suppression de l’état de trouble où nous met le désir. Or le sage veut supprimer le désir sans supprimer la conscience de soi ni l’harmonieuse activité. Opération délicate, qui cependant se réussit par plusieurs moyens.

La première méthode d’affranchissement à laquelle on songe, la conquête de l’objet du désir, est la plus aléatoire et souvent la plus longue. On s’aperçoit bientôt à l’expérience que, même lorsqu’elle obtient la victoire extérieure, elle est le moyen le moins efficace. Employée régulièrement, elle aggrave chaque jour la servitude dont le subjectiviste se veut libérer. Elle nous fait désirer pour la fin mille moyens dont plusieurs sont pénibles ; elle nous heurte à mille obstacles, renouvelle de mille façons l’inquiétude que nous fuyons. L’objet premier est-il enfin atteint, le retard l’a dépouillé de son charme ou sa fraîcheur devient vite entre nos mains tiédeur indifférente. Autre chose, c’est autre chose maintenant que réclame la vague immensité de notre vague appétit. Si, par grand hasard, l’objet continue de plaire, la crainte de le perdre tourmente notre cœur. Et toujours on s’aperçoit que la conquête excite l’appétit au lieu de le rassasier. Le pauvre bien, considéré tout à l’heure comme un but et un couronnement, n’est plus qu’un moyen de conquêtes nouvelles. Comme ce point de la route, là, devant moi, où se ferme l’horizon, le désir non encore satisfait semble la limite du monde ; l’horizon reculera, si j’avance. Le sage n’est plus le naïf qui court vers le ciel. J’ai admiré par quels degrés savants s’affranchit Épicure. J’aime sa distinction entre les besoins naturels et nécessaires comme la faim et la soif, et les besoins artificiels. Les premiers sont limités et généralement faciles à satisfaire. Ma faim, si je l’écoute seule, cesse de crier, après que je lui ai accordé une quantité d’aliments qui n’est pas considérable, et elle se contente des nourritures les plus communes. Ma soif se réjouit à la fontaine ou à la cruche. Les besoins artificiels, au contraire, sont ceux dont nous avons vu fuir les limites et qui, à mesure qu’on tente de les remplir, s’élargissent. Il les faut tuer en leur refusant tout. Mais à quel signe les reconnaître ?

Le besoin naturel et nécessaire a pour premier caractère d’être commun à tous les vivants, de n’avoir rien de social ni même de particulièrement humain. La discipline épicurienne aura donc pour premier résultat de m’affranchir des servitudes humaines, de toutes les folies dont les animaux sont exempts.

Le sage épicurien ne reste pas devant le plaisir l’égal des animaux. Il devient plus libre par un renoncement plus grand. Il discerne bientôt des besoins naturels et non nécessaires (l’instinct de reproduction, par exemple) dont l’animal reste l’esclave. L’épicurien se délivre de leur tyrannie, leur accorde, quand ils n’exigent nul effort, de souriants apaisements ; les écarte avec le même sourire s’ils ont la prétention de le troubler ou de le surmener.

Sa doctrine semble revêtir, à ce moment, un aspect étroit, timide, comme frileux. L’épicurien serait-il donc semblable aux Trolls d’Ibsen qui s’enferment en eux-mêmes pour y mener on ne sait quelle vie souterraine ?…

Par l’amitié, l’épicurien échappe à cet égoïsme triste et moisissant. Dans l’antiquité, les couples d’amis les plus célèbres appartiennent à l’épicurisme. Les sculpteurs, fidèles au sentiment qui unit indénouablement les deux hommes, représentent presque toujours Épicure et Métrodore en statues géminées. Dans les temps modernes, l’amitié semble rester la seule passion dont soit capable l’épicurien Montaigne et la virile affection qui unit Saint-Évremont à Ninon de Lenclos est peut-être leur grande noblesse. La différence capitale entre l’amitié et les affections dont l’épicurien se délivre, c’est que l’amitié est œuvre d’élection. Le sage aime un être harmonieux comme lui. Montaigne a choisi dans La Boétie un esprit affranchi des servitudes volontaires ; il a fait de Mlle de Gournay sa fille d’alliance parce qu’elle était vaillante et d’âme libre. Il n’avait pas choisi les « deux ou trois enfants » qu’il perdit en nourrice « sinon sans regret, du moins sans fascherie ». Si Marc-Aurèle avait été assez épicurien pour mépriser la lubrique Faustine et le cruel Commode, qui le lui reprocherait ? Lorsque Jésus, adoptant ses seuls disciples, repousse ses frères selon la chair et sa mère, qui donc le lui reproche ?

Le choix, pourquoi ne suivrait-il point parfois la même direction que la nature ? S’ils le méritent par leur noblesse, l’épicurien aime une compagne calme et douce et les enfants sortis d’elle. Épicure a pour Léontium la plus tendre affection et son testament se préoccupe des enfants de Léontium. Mais, Métrodore ayant aimé la même femme, Épicure s’était montré exempt des banales jalousies : il avait uni ses deux amis, et les enfants dont se préoccupe son testament sont de Métrodore. L’épicurien ne se refuse à rien de ce qu’il croit naturel ; seulement il empêche ce qui n’est pas nécessaire de lui devenir nécessité. Il dompte et maîtrise les appétits qui, si on leur lâche la bride, risquent de piaffer le trouble et de bousculer la catastrophe.

À ce stade déjà, délivré de tous les besoins qui ne s’imposent pas au corps, l’épicurien laisse peu de prise à la fortune et à la tyrannie. Il jouit non seulement des nourritures et des boissons simples, mais encore du souvenir de tous les plaisirs passés, de la prévision des plaisirs futurs. Aux plaisirs du corps, il préfère les voluptés de l’esprit et de l’amitié, celles que nulle douleur ne limite et qui ne se bornent point au présent. L’instant est pour lui une coupe débordante de passé et d’avenir. Mais les plaisirs de l’esprit ne viennent que des plaisirs physiques, et le ventre reste toujours au centre de la doctrine. Cette doctrine m’affranchit des tyrans qui n’ont de puissance que sur mon superflu. M’affranchira-t-elle du tyran qui peut me priver de pain, enchaîner ma joyeuse liberté de mouvement, blesser et torturer mon corps, me tuer ? Oui, puisqu’elle m’enseigne en souriant à ne plus craindre mort et douleur ; puisque, par l’art subtil dont j’ai indiqué plus haut les grandes lignes [2] elle transmute la douleur même en plaisir.

Mais, dira-t-on, une telle alchimie est-elle vraiment efficace ?

Certes, puisque Épicure, mourant dans la plus douloureuse des maladies, était parfaitement heureux.

L’expérience personnelle m’apprend que, pour moi, aux combats un peu rudes, cette méthode ne réussit pas toujours. Dans les crises, la discipline stoïcienne s’adapte mieux soit à mon caractère, soit à mes conditions de vie. Il m’est efficace de déclarer choses indifférentes toutes celles qui ne dépendent pas de moi. Indifférentes, les douleurs attachées à la condition humaine. Indifférentes, les privations d’origine sociale. Quand les faire cesser dépendrait peut-être du lâche qui consentirait à plier et à demander grâce, j’ai la fierté de savoir que je suis de ceux dont cela ne dépend point. Je ne parviens pas d’ordinaire à changer la douleur en volupté et à m’écrier avec Épicure : « Quelles délices ! » Je la transmute en orgueil. Je réussis, comme le stoïcien, à repousser l’ennemi ; je ne parviens pas toujours, comme l’épicurien, à le séduire, à le domestiquer, à en faire l’animal familier qui caresse, griffes rentrées.

Certains esprits, sans doute, sont plus capables du remède épicurien. Toutefois, si je ne me trompe, il y a ici quelque chose d’accidentel au moins autant que quelque chose de foncier. La subtile transsubstantiation épicurienne me paraît n’avoir réussi qu’à des hommes de loisir ; et elle me réussit dans les périodes de loisir. Le nonchaloir épicurien s’accompagne d’une certaine paresse extérieure. La littérature épicurienne est très abondante, mais nul épicurien grec n’a écrit avec originalité ou avec application. Tous répètent le maître et dans une forme négligée. Épicure lui-même s’est abandonné à une facilité qui, par la grâce de sa nature non par le mérite de son effort, reste presque toujours souple et aimable. L’ancien maître d’école de Samos a écrit ses trois cents ouvrages en maître d’école génial mais incapable de se corriger. À forcer un peu les choses, on affirmerait qu’il a pensé seulement lorsqu’il s’y est vu contraint. Son éthique est originale par nécessité : ne trouvant nulle part le refuge dont il avait besoin, ce paresseux a dû bâtir sa maison. Autant qu’il l’a pu, il a emprunté matériaux et pans de mur ; par exemple, il a négligemment adopté la physique de Démocrite. Et, au détail de la recherche scientifique, il apporte une indifférence socratique. Pourvu qu’on sache que toute cause est naturelle, peu lui importe qu’on connaisse ou qu’on ignore la cause.

Pris plusieurs heures par jour par les besognes pour le pain quotidien, je suis à peu près dans la situation de l’esclave antique[3]. Amoureux d’art, préoccupé de créer et d’enfermer mes créations dans une forme qui, mienne, exprime mes rêves sans flottements inutiles ni précisions blessantes, je ne m’accorde pas volontiers les longs loisirs peut-être nécessaires à telle expérience épicurienne. Au lieu de dénouer certains nœuds avec les doigts lents et subtils d’Épicure, ma hâte les tranche d’un fer stoïcien.

Si, devant la privation matérielle, l’attitude stoïcienne est la seule qui me réussisse, la douleur morale me présente des cas différents et, comme disent ces messieurs du Palais, des espèces. En face d’une déception ou d’une trahison, c’est encore la méthode d’Épictète qui me sauve. Pour la perte d’un être aimé, la douce et mélancolique discipline d’Épicure charme mieux le mal et apaise mieux mon cœur. Souvent, après la mort de son cher Métrodore, Épicure se promenait rêveur à travers le jardin. Des disciples lui demandaient : « Maître, désires-tu rester seul ? » Il répondait — et quelle belle lumière devait être son sourire — : « Je ne suis pas seul ; je m’entretiens avec Métrodore ». Ce culte du souvenir, cette résurrection du passé m’est chose douce et remède efficace. La réponse stoïcienne est ici trop brutale pour moi : « Il était mortel. Je n’y peux rien. Sa mort ne dépendait pas de moi et m’est indifférente ».

Ainsi j’utilise, selon les cas, la discipline d’Épicure ou celle de Zénon. Je veux un résultat et j’emploie les moyens qui me le donnent. À chacun de s’examiner soi-même et de savoir ce qui lui réussit. Je crois que, dans une mesure qui variera, beaucoup feront une place à l’éducation épicurienne de la sensibilité, une place à l’éducation stoïcienne de la volonté. D’autres trouveront peut-être tout ce qui leur est nécessaire dans l’une des deux disciplines.

Parmi les exercices de volonté recommandés par les stoïciens et surtout par les cyniques, plusieurs me semblent transformer l’artiste moral en quelque chose de pauvre et de monastique. Ces gens-là ignorent que la grâce est nécessaire à la beauté et que tout effort inutile ou exagéré grince et grimace.

L’épicurisme suffit aux circonstances ordinaires. Au centre du jardin, j’ai dressé l’imprenable forteresse d’Épictète. Je m’y retire seulement aux heures critiques. Mais je me souviens toujours qu’elle est là et j’entretiens le chemin qui y conduit. Grâce à elle, le jardin m’est plus doux : l’ombre de la citadelle tue les germes de craintes. Mon bonheur présent ne se corrompt de nulle appréhension. Privé de pain et d’eau, le sage serait encore heureux ; dans la maladie la plus douloureuse et la plus dénuée, il serait encore heureux ; mourant dans les souffrances et l’ignominie, parmi les coups et les injures, il serait encore heureux. Il possède toutes les certitudes de bonheur ; mais il en est qu’il convient de taire dans la vie courante pour que la proclamation ne sonne pas trop d’insolence. En dehors des épreuves qui s’imposent, les exercices intérieurs suffisent pour conduire au sommet qu’inondent certitude, joie et lumière. Les paroles quotidiennes et les gestes quotidiens seraient indiscrets qui manifesteraient théâtralement l’austérité de la pensée. Le sourire du sage n’est pas un écran et un mensonge tendus pour cacher cette austérité ; il est la fleur même de la plante robuste. Tant que je ne manque pas de pain, je n’ai besoin que d’être « pauvre d’esprit ». Dans les longues périodes de rémission où nulle douleur ne hurle dans mon corps, je n’ai besoin que d’être stoïcien d’esprit. Ne serrons pas avant l’heure des lèvres qui se crisperaient ridicules ; ne chargeons point d’armes notre repos ; ne nous abritons pas timidement quand le ciel reste serein. Le refuge est construit. On le visite de temps à autre en souriant pour s’assurer de son bon état. Cependant, parmi les libres parfums et les libres couleurs du jardin, on vit doucement les heures douces.

La critique épicurienne de la sensibilité et la facile discipline qui en découle suffisent à me délivrer de douleurs tellement imaginaires que les animaux ne les sentent pas. Quelques-uns ont monté plus haut par ce sentier fleuri. Moi, à ce point de la côte, je prends la fière route stoïcienne. Elle m’élève, pour les rares combats humains, au-dessus de la sagesse instinctive des animaux.

Après que la critique de Kant eut écarté tout moyen de créer la métaphysique par la raison pure, le positivisme d’Auguste Comte, afin de tourner entière la puissance intellectuelle vers la construction des sciences, renonça aux recherches métaphysiques. Qu’on me permette d’étendre au genre le nom que Comte réserve à une espèce. J’appelle positivisme tout renoncement à ce qui ne dépend pas de moi dans le but de réaliser plus pleinement ce qui dépend de moi. Qu’on me permette d’appeler positivismes tous les criticismes pratiques. Le criticisme moral, c’est l’obéissance au Connais-toi toi-même. De même que les disciples de Comte distinguent pratiquement entre le connaissable et l’inconnaissable, entre ce que ma raison peut atteindre et ce qui lui échappe : le stoïcien distingue pratiquement le possible et l’impossible. Il établit les limites de ma volonté, m’enseigne à renoncer à ce qui ne dépend pas de moi, à me le rendre indifférent et à porter toutes mes forces vers ce qui dépend de moi. Au sens plus général et moins historique où je prends le mot positivisme, le stoïcisme est le positivisme de la volonté.

Les seules choses qui dépendent de moi — le Portique me l’a enseigné — ce sont mes opinions, mes désirs, mes inclinations, mes aversions, en un mot toutes mes actions intérieures. Ce qui ne dépend pas de moi, ce ne sont pas seulement ces richesses, ces honneurs, cette réputation que l’épicurisme m’apprit à mépriser. C’est aussi mon corps lui-même. Les choses qui dépendent de moi, dit Épictète, sont libres par nature, rien ne peut les arrêter ni leur faire obstacle. Les choses qui ne dépendent pas de moi sont faibles, esclaves, sujettes à mille difficultés et à mille inconvénients. Le stoïcien, par un acte de volonté, appelle indifférentes toutes les choses qui ne dépendent pas de lui. Elles ne sont ni de vrais biens ni de vrais maux et, si je les prends pour des biens ou pour des maux, je trouve partout des obstacles, je suis affligé et troublé, je me plains des choses et des hommes. Surtout, je deviens esclave du désir et de la crainte.

Pour s’affranchir complètement, il faut arriver à penser comme Épictète. Évitons cependant certaine façon étroite de comprendre les positivismes. Mon positivisme rationaliste ne m’empêche pas de jouir des poèmes et des rêveries métaphysiques, ne m’induit pas à prendre les limites de l’affirmation scientifique pour les limites de la pensée. C’est seulement quand je dois affirmer que je fais appel à mon éducation positiviste. Son stoïcisme n’empêche pas Spinoza de goûter les faciles jouissances épicuriennes et peut-être même, quand il fume sa pipe, de dépasser en souriant leurs limites. Positivisme et stoïcisme sont les imprenables citadelles intérieures où je veux être sûr de pouvoir me réfugier aux heures dangereuses, hors desquelles je me promène librement dans le calme. Ainsi l’épicurisme, qui dans la période préparatoire est un premier degré montant vers le stoïcisme, devient ensuite le lieu ordinaire de ma vie. Mais, si je ne me fatigue pas à garder quand rien ne menace une attitude héroïque et à traîner une lourde armure, je ne l’oublie pas cependant : pour que ma vie soit, aux circonstances nécessaires, héroïque sans effort ni défaillance, il faut que, sous le discret sourire de la parole, la pensée reste toujours héroïque.

L’éthique subjectiviste, éthique de la sagesse et non du devoir, éthique tout autonome qui me fait chercher en moi-même mon but et mes moyens, est une méthode d’affranchissement et de paix intérieure. Je l’aime parce qu’elle me délivre de tous les maux. Elle me libère du dehors et des servitudes. Elle m’épargne la douleur du chaos intellectuel. Elle m’arrache enfin à l’odieuse inharmonie entre ma pensée et ma vie. Elle appelle vertu mon effort pour réaliser de mieux en mieux mon harmonie personnelle ; elle appelle bonheur cette harmonie réalisée ; elle appelle joie le sentiment de chacune de mes victoires successives, le sentiment, dit Spinoza, du passage d’une perfection moins grande à une perfection plus grande.


  1. Pour reconnaître s’il veut vraiment. Le procédé est parfois commode et fait saillir la contradiction interne de certains vouloirs apparents.
  2. Voir chapitre III, pages 101 à 108, mon exposé d’ensemble sur l’épicurisme.
  3. Écrit avant ma retraite, prise fin 1921. Depuis, je multiplie davantage écritures soignées, conférences, documentations passionnées.