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La Salle d’armes/II — Pascal Bruno/03

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Dumont (2p. 163-177).


III


Au point du jour, les barques des pêcheurs sortirent du port comme d’habitude et se dispersèrent sur la mer ; l’une d’elles, cependant, montée par un homme et par un enfant de douze à quatorze ans, s’arrêtant en vue de Palerme, abattit sa voile pour rester en panne ; et comme cette immobilité dans un endroit peu favorable à la pêche aurait pu attirer les soupçons sur elle, l’enfant s’occupa de raccommoder ses filets ; quant à l’homme, il était couché au fond du bateau, la tête appuyée sur un des bords, et paraissait plongé dans une profonde rêverie ; de temps en temps cependant il puisait, comme par un mouvement machinal, de l’eau de mer dans sa main droite, et versait de cette eau sur son épaule gauche serrée d’une bandelette ensanglantée. Alors sa bouche se contractait avec une expression si bizarre, qu’on aurait eu peine à distinguer si c’était un rire ou un grincement de dents qui lui donnait cette expression. Cet homme était Pascal Bruno ; et cet enfant, c’était celui qui, placé au bas de la fenêtre, lui avait deux fois donné, par un cri, le signal de la fuite : au premier coup d’œil on pouvait facilement le reconnaître pour le fils d’une terre plus ardente encore que celle sur laquelle se passent les événemens que nous racontons. En effet, cet enfant était né sur les côtes d’Afrique, et voici comment Bruno et lui s’étaient rencontrés.

Il y avait un an à peu près que des corsaires algériens, sachant que le prince de Moncada-Paterno, l’un des plus riches seigneurs de la Sicile, revenait dans une petite speronare de Pantellerie à Catane, accompagné seulement d’une douzaine d’hommes de sa suite, s’embusquèrent derrière l’île de Porri, distante de deux milles à peu près de la côte. Le bâtiment du prince, ainsi que l’avaient prévu les pirates, passa entre l’île et le rivage ; mais au moment où ils le virent engagé dans le détroit, ils sortirent avec trois barques de la petite anse où ils étaient cachés, et firent force de rames pour couper le chemin au bâtiment du prince. Celui-ci ordonna aussitôt de gouverner vers la terre, et alla s’échouer sur la plage de Fugallo. Comme il y avait à l’endroit où le bâtiment avait touché trois pieds d’eau à peine, le prince et sa suite sautèrent à la mer, tenant leurs armes au-dessus de leurs têtes, et espérant arriver au village qu’ils voyaient s’élever à une demi-lieue à peu près dans les terres, sans avoir besoin d’en faire usage. Mais à peine furent-ils débarqués, qu’une autre troupe de corsaires qui, prévoyant cette manœuvre, avait remonté avec une barque le Bufaidone, sortit des roseaux au milieu desquels le fleuve coule, et coupa au prince la retraite sur laquelle il comptait. Le combat s’engagea aussitôt ; mais tandis que les campieri du prince avaient affaire à cette première troupe, la seconde arriva, et toute résistance devenant visiblement inutile, le prince se rendit, demandant la vie sauve et promettant de payer rançon pour lui et pour toute sa suite. Au moment où les prisonniers venaient de déposer leurs armes on aperçut une troupe de paysans qui accouraient armés de fusils et de faux. Les corsaires, maîtres de la personne du prince, et ayant par conséquent atteint le but qu’ils désiraient, n’attendirent pas les nouveaux arrivans, et s’embarquèrent avec une telle rapidité qu’ils laissèrent sur le champ de bataille trois hommes de leur équipage, qu’ils croyaient morts ou blessés mortellement.

Parmi ceux qui accouraient ainsi se trouvait Pascal Bruno, que sa vie nomade conduisait vaguement tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, et que son esprit inquiet jetait dans toutes les entreprises aventureuses. Arrivés sur la plage où le combat avait eu lieu, les paysans trouvèrent un domestique du prince de Paterno mort, un autre blessé assez légèrement à la cuisse, et trois corsaires étendus dans leur sang, mais respirant encore. Deux coups de fusil eurent bientôt fait justice de deux d’entre eux, et un coup de pistolet allait envoyer le troisième rejoindre ses camarades, lorsque Bruno, s’apercevant que c’était un enfant, détourna le bras qui allait le frapper, et déclara qu’il prenait le blessé sous sa protection. Quelques réclamations s’élevèrent sur cette pitié, qui semblait intempestive ; mais, quand Bruno avait dit une chose, il maintenait ce qu’il avait dit : il arma donc sa carabine, déclara qu’il ferait sauter la cervelle au premier qui s’approcherait de son protégé ; et, comme on le savait homme à exécuter à l’instant sa menace, on lui laissa prendre l’enfant dans ses bras et s’éloigner avec lui. Bruno marcha aussitôt vers le rivage, descendit dans une barque avec laquelle il faisait habituellement ses excursions aventureuses, et dont il connaissait si bien la manœuvre qu’elle semblait lui obéir comme un cheval à son cavalier, déploya sa voile et cingla vers le cap d’Aliga-Grande.

À peine eut-il vu que la barque était dans sa route, et qu’elle n’avait plus besoin de son pilote, qu’il s’occupa de son blessé, toujours évanoui. Il écarta le bournous blanc dans lequel il était enveloppé, détacha la ceinture à laquelle était passé encore son yatagan, et vit, aux dernières lueurs du soleil couchant, que la balle avait frappé entre la hanche droite et les fausses côtes, et était ressortie près de la colonne vertébrale : la blessure était dangereuse, mais n’était pas mortelle.

La brise du soir, la sensation de fraîcheur produite par l’eau de mer avec laquelle Bruno lavait la plaie, rappelèrent l’enfant à lui ; il prononça sans ouvrir les yeux quelques mots dans une langue inconnue ; mais Bruno, sachant que l’effet habituel d’un coup de feu est de causer une soif violente, devina qu’il demandait à boire et approcha de ses lèvres une fiasque pleine d’eau ; l’enfant but avec avidité, poussa quelques plaintes inarticulées, et retomba dans son évanouissement. Pascal le coucha le plus doucement qu’il put au fond de sa barque, et, laissant la blessure à l’air, il continua de presser de cinq minutes en cinq minutes au-dessus d’elle son mouchoir imbibé d’eau de mer, remède que les marins croient efficace à toutes les blessures.

Vers l’heure de l’Ave Maria nos navigateurs se trouvèrent à l’embouchure de la Ragusa : le vent venait d’Afrique : Pascal n’eut donc qu’une légère manœuvre à faire pour s’engager dans le fleuve, et trois heures après, laissant Modica à droite, il passait sous le pont jeté sur la grande route qui va de Noto à Chiaramonti. Il fit encore une demi-lieue ainsi ; mais alors le fleuve cessant d’être navigable, il tira sa barque dans les lauriers-roses et les papyrus qui bordent le rivage, et, reprenant l’enfant entre ses bras, il l’emporta à travers les terres. Bientôt il atteignit l’entrée d’une vallée dans laquelle il s’enfonça, et il ne tarda pas à trouver à sa droite et à sa gauche la montagne taillée à pic comme une muraille, et creusée de distance en distance, car dans cette vallée sont les restes d’une ancienne cité de Troglodytes, ces premiers habitans de l’île que civilisèrent les colonies grecques. Bruno entra dans l’une de ces cavernes, qui communiquait par un escalier à un étage supérieur, auquel un seul trou carré, en forme de fenêtre, donnait de l’air ; un lit de roseaux était amassé dans un coin, il y étendit le bournous de l’enfant, le coucha sur le bournous ; puis, redescendant pour allumer du feu, il remonta bientôt avec une branche de sapin enflammée, qu’il fixa dans le mur, et, s’asseyant sur une pierre, près de la couche du blessé, il attendit qu’il revint à lui.

Ce n’était pas la première fois que Bruno visitait cette retraite : souvent, dans ces voyages sans but qu’il entreprenait à travers la Sicile pour distraire sa vie solitaire, calmer l’activité de son esprit et chasser ses mauvaises pensées, il était venu dans cette vallée, et il avait habité cette chambre creusée dans le roc depuis trois mille ans ; c’est là qu’il se livrait à ces rêveries vagues et incohérentes qui sont habituelles aux hommes d’imagination auxquels la science manque. Il savait que c’était une race disparue de la terre qui dans des temps reculés avait creusé ces retraites, et, dévot aux superstitions populaires, il croyait, comme tous les habitans des environs, que ces hommes étaient des enchanteurs : au reste, cette croyance, loin de l’écarter de ces lieux redoutés, l’y attirait irrésistiblement : il avait dans sa jeunesse entendu raconter nombre d’histoires de fusils enchantés, d’hommes invulnérables, de voyageurs invisibles, et son âme sans crainte et avide de merveilleux n’avait qu’un désir, c’était celui de rencontrer un être quelconque, sorcier, enchanteur ou démon, qui, moyennant un pacte infernal, lui accordât un pouvoir surnaturel, qui lui donnerait la supériorité sur les autres hommes. Mais c’était toujours en vain qu’il avait évoqué les ombres des anciens habitans de la vallée de Modica ; aucune apparition n’avait répondu à ses désirs, et Pascal Bruno était resté, à son grand désespoir, un homme comme les autres hommes ; plus, cependant, la force et l’adresse, que peu de montagnards possédaient à un degré qui pût lui être comparé.

Il y avait une heure à peu près que Bruno rêvait ainsi près de son jeune blessé, lorsque celui-ci sortit de l’espèce de léthargie dans laquelle il était plongé ; il ouvrit les yeux, regarda autour de lui avec égarement, et arrêta son regard sur celui qui venait de le sauver, mais sans savoir encore s’il voyait en lui un ami ou un ennemi. Pendant cet examen, et par un instinct vague de défense, l’enfant porta la main à sa ceinture pour chercher son fidèle yatagan ; mais ne l’y trouvant pas, il poussa un soupir.

— Souffres-tu ? lui dit Bruno, employant pour se faire entendre de lui cette langue franque qui est l’idiome universel des côtes de la Méditerranée, depuis Marseille jusqu’à Alexandrie, depuis Constantinople jusqu’à Alger, et à l’aide duquel on peut faire le tour du vieux monde.

— Qui es-tu ? répondit l’enfant.

— Un ami.

— Je ne suis donc pas prisonnier ?

— Non.

— Alors comment me trouvé-je ici ?

Pascal lui raconta tout, l’enfant l’écouta attentivement ; puis, lorsque le narrateur eut fini son récit, il fixa ses yeux sur ceux de Bruno, et avec un accent de reconnaissance profonde :

— Alors, lui dit-il, puisque tu m’as sauvé la vie, tu veux donc être mon père ?

— Oui, dit Bruno, je le veux.

— Père, dit le blessé, ton fils s’appelle Ali ; et toi, comment t’appelles-tu ?

— Pascal Bruno !

— Allah te protège ! dit l’enfant.

— Désires-tu quelque chose ?

— Oui, de l’eau ; j’ai soif.

Pascal prit une tasse de terre, cachée dans un enfoncement du rocher, et descendit puiser de l’eau à une source qui coulait près de la maison ; en remontant il jeta les yeux sur l’yatagan de l’enfant et il vit qu’il n’avait pas même songé à le rapprocher de lui. Ali prit avidement la tasse et la vida d’un trait.

— Allah te donne autant d’années heureuses qu’il y avait de gouttes d’eau dans cette tasse, dit l’enfant en la lui rendant.

— Tu es une bonne créature, murmura Bruno ; dépêche-toi de guérir, et, quand tu seras guéri, tu pourras retourner en Afrique.

L’enfant guérit et resta en Sicile, car il s’était pris pour Bruno d’une telle amitié, qu’il ne voulut jamais le quitter. Depuis lors, il était demeuré constamment avec lui, l’accompagnant dans ses chasses sur les montagnes, l’aidant à diriger sa barque en mer, et prêt à se faire tuer sur un signe de celui qu’il appelait son père.

La veille il l’avait suivi à la villa du prince de Carini, il l’attendait sous les fenêtres pendant son entrevue avec Gemma, et c’était lui qui avait poussé le double cri d’alarme, la première fois, lorsque le prince avait sonné à la grille, et la seconde fois, lorsqu’il était entré dans le château. Il allait monter lui-même dans la chambre pour lui porter secours, si besoin était, lorsqu’il vit Bruno s’élancer par la fenêtre : il le suivit dans sa fuite, tous deux arrivèrent au rivage, se jetèrent dans leur canot qui les attendait, et comme la nuit ils ne pouvaient gagner la haute mer sans éveiller les soupçons, ils se contentèrent de venir se confondre parmi les barques de pêcheurs qui attendaient le point du jour pour sortir du port.

Pendant cette nuit, Ali rendit, à son tour, à Pascal, tous les soins qu’il en avait reçus en pareille circonstance, car le prince de Carini avait visé juste, et la balle qu’il cherchait vainement dans sa tenture avait presque traversé l’épaule de Bruno ; de sorte qu’Ali n’eut qu’une légère incision à faire avec son yatagan, pour la retirer du côté opposé à celui par lequel elle était entrée. Tout cela s’était passé presque sans que Bruno s’en mêlât et parût même y penser, et la seule marque d’attention qu’il donnât à sa blessure était, comme nous l’avons dit, de l’humecter de temps en temps avec de l’eau de mer, tandis que l’enfant faisait semblant de raccommoder ses filets.

— Père, dit tout-à-coup Ali, s’interrompant dans cette feinte occupation, regarde donc du côté de la terre !

— Qu’y a-t-il ?

— Une troupe de gens.

— Où cela ?

— Là-bas, sur le chemin de l’église.

En effet, une société assez nombreuse suivait le chemin tortueux à l’aide duquel on gravit la montagne sainte : Bruno reconnut que c’était un cortège nuptial qui se rendait à la chapelle de Sainte-Rosalie.

— Mets le cap sur la terre et rame vivement ! s’écria-t-il, se levant tout debout.

L’enfant obéit, saisit de chaque main un aviron, et le petit canot sembla voler à la surface de la mer. Au fur et à mesure qu’ils approchaient du rivage la figure de Bruno prenait une expression plus terrible ; enfin, lorsqu’ils ne furent plus qu’à la distance d’un demi-mille à peu près…

— C’est Teresa ! s’écria-t-il avec un accent de désespoir impossible à imaginer : ils ont avancé la cérémonie, ils n’ont pas voulu attendre à dimanche ; ils ont eu peur que je ne l’enlevasse d’ici là !… Dieu m’est témoin que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour que cela finit bien… Ce sont eux qui n’ont pas voulu ; malheur à eux !

À ces mots, Bruno, aidé par Ali, hissa la voile de la petite barque, qui, tournant le mont Pellegrino, disparut au bout de deux heures derrière le cap de Gallo.