La Salle d’armes/II — Pascal Bruno/04

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Dumont (2p. 181-195).
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IV


Pascal ne s’était pas trompé. La comtesse, craignant quelque entreprise de la part de Bruno, avait fait avancer le mariage de trois jours, sans rien dire à Teresa de l’entrevue qu’elle avait eue avec son amant ; et, par une dévotion particulière, les époux avaient choisi, pour la célébration du mariage, la chapelle de Sainte-Rosalie, la patronne de Palerme.

C’est encore un des traits caractéristiques de Palerme, ville toute d’amour, que de s’être mise sous la protection d’une sainte jeune et jolie : aussi sainte Rosalie est-elle à Palerme ce que saint Janvier est à Naples, la toute-puissante distributrice des bienfaits du ciel ; mais, de plus que saint Janvier, elle est de race française et royale, et descend directement de Charlemagne[1], ainsi que le prouve son arbre généalogique, peint au-dessus de la porte extérieure de la chapelle, arbre dont le tronc sort de la poitrine du vainqueur de Vitikind, et, après s’être divisé en plusieurs rameaux, réunit ses branches à la cime, pour donner naissance au prince de Sinebaldo, père de sainte Rosalie. Mais toute la noblesse de sa race, toute la richesse de sa maison, toute la beauté de sa personne, ne purent rien sur la jeune princesse ; elle quitta, à l’âge de dix-huit ans, la cour de Roger, et, entraînée vers la vie contemplative, elle disparut tout-à-coup sans qu’on sût ce qu’elle était devenue, et ce ne fut qu’après sa mort qu’on la trouva, belle et fraîche comme si elle vivait encore, dans la grotte qu’elle avait habitée et dans l’altitude même où elle s’était endormie du sommeil chaste et innocent des élus.

Cette grotte était creusée au flanc de l’ancien mont Évita, si célèbre, dans le cours des guerres puniques, par les positions inexpugnables qu’il fournit aux Carthaginois ; mais aujourd’hui la montagne profane a changé de nom. Sa tête stérile a reçu le baptême de la foi, et on l’appelle le mont Pellegrino, mot qui, dans sa double signification, veut dire également la colline Précieuse, ou le mont du Pèlerin. En 1624, une peste désolait Palerme, sainte Rosalie fut invoquée ; on tira le corps merveilleux de la grotte, on le transporta en grande pompe dans la cathédrale de Palerme, et à peine les ossemens sacrés eurent-ils touché le seuil du monument demi-chrétien, demi-arabe, bâti par l’archevêque Gauthier, qu’à la prière de la sainte Jésus-Christ chassa de la ville non seulement la peste, mais encore la guerre et la famine, comme en fait foi le bas-relief de Villa-Réale, élève de Canova. Ce fut alors que les Palermitains reconnaissans transformèrent en église la grotte de sainte Rosalie, établirent le magnifique chemin qui y conduit, et dont la construction semble remonter à ces époques où une colonie romaine jetait un pont ou un aqueduc d’une montagne à l’autre, comme la signature granitique de la métropole. Enfin le corps de la sainte fut remplacé par une gracieuse statue de marbre, couronnée de roses et couchée dans l’attitude où la sainte s’était endormie, à l’endroit même où elle avait été retrouvée ; et le chef-d’œuvre de l’artiste fut encore enrichi par un don royal. Charles III de Bourbon lui donna une robea d’étoffe d’or, estimée vingt-cinq mille francs, un collier de diamans et des bagues magnifiques, et, voulant joindre les honneurs chevaleresques aux richesses mondaines, obtint pour elle la grande croix de Malte, qui est suspendue par une chaîne d’or, et la décoration de Marie-Thérèse, qui est une étoile entourée de lauriers avec cette devise : Fortitudini.

Quant à la grotte elle-même, c’est une excavation creusée dans un noyau primitif recouvert de couches calcaires, à la voûte de laquelle pendent de brillantes stalactites ; à gauche est un autel dans le bas duquel est couchée la statue de la sainte, que l’on voit à travers un treillage d’or, et derrière l’autel coule la fontaine où elle se désaltérait. Quant au portique de cette église naturelle, il est séparé d’elle par un intervalle de trois ou quatre pieds, par lequel pénètre le jour et descendent les festons de lierres ; de sorte que les rayons du soleil séparent comme un rideau lumineux le desservant de ses auditeurs.

C’est dans cette église que Teresa et Gaëtano furent mariés.

La cérémonie terminée, la noce redescendit à Palerme, où des voitures attendaient les convives pour les conduire au village de Carini, fief princier dont Rodolfo tirait son nom et son titre. Là, par les soins de la comtesse, tous les apprêts d’un repas magnifique avaient été faits ; les paysans des environs avaient été invités ; il en était venu de deux ou trois lieues à la ronde, de Montreale, de Capaci et de Favarotta ; et parmi toutes ces jeunes paysannes qui avaient fait assaut de coquetterie villageoise, on reconnaissait celles de Piana de Greci à leur costume moraïte, qu’elles ont religieusement conservé, quoique la colonie qui le leur a légué et qui le tenait de ses pères ait quitté depuis douze cents ans la terre natale pour une nouvelle patrie.

Des tables étaient dressées sur une esplanade ombragée par des chênes verts et des pins parasols, embaumée par les orangers et les citronniers, et ceinte par des haies de grenadiers et de figuiers d’Inde, double bienfait de la Providence, qui, pensant à la faim et à la soif du pauvre, a semé ces arbres comme une manne sur toute l’étendue de la Sicile. On arrivait a cette esplanade par un chemin bordé d’aloës, dont les fleurs géantes, qui semblent de loin des lances de cavaliers arabes, renferment un fil plus brillant et plus solide que celui du chanvre et du lin ; et tandis qu’au midi la vue était bornée par le palais, au-dessus de la terrasse duquel s’élevait la chaîne de montagnes qui sépare l’île en trois grandes régions, à l’occident, au nord et à l’est, à l’extrémité de trois vallées on revoyait trois fois cette magnifique mer de Sicile qu’à ses teintes variées on eût prise pour trois mers, car, grâce à un jeu de lumière produit par le soleil qui commençait à disparaître à l’horizon, du côté de Palerme elle était d’un bleu d’azur, autour de l’île des Femmes elle roulait des vagues d’argent, tandis qu’elle brisait des flots d’or liquide contre les rochers de Saint-Vito.

Au moment du dessert, et lorsque le festin nuptial était dans toute sa joie, les portes du château s’ouvrirent, et Gemma, appuyée sur l’épaule du prince, précédée de deux domestiques portant des torches, et suivie d’un monde de valets, descendit l’escalier de marbre de la villa et s’avança sur l’esplanade. Les paysans voulurent se lever, mais le prince leur fit signe de ne pas se déranger ; Gemma et lui commencèrent le tour des tables et finirent par s’arrêter derrière les fiancés. Alors un domestique tendit une coupe d’or, Gaëtano la remplit de vin de Syracuse, le domestique présenta la coupe à Gemma, Gemma fit un vœu en faveur du bonheur des nouveaux époux, effleura de ses lèvres la coupe d’or et la passa au prince, qui, la vidant d’un trait, y versa une bourse pleine d’onces[2], et la fit porter à Teresa, dont c’était le présent de noce ; au même instant les cris de vive le prince de Carini ! vive la comtesse de Castel Nuovo ! se firent entendre ; l’esplanade s’illumina comme par enchantement, et les nobles visiteurs se retirèrent, laissant après eux, comme une apparition céleste, de la lumière et de la joie.

À peine étaient-ils rentrés dans le château avec leur suite, qu’une musique se fit entendre, les jeunes gens quittèrent les tables et coururent à l’endroit préparé pour la danse. Comme d’habitude, Gaëtano allait ouvrir le bal avec sa fiancée, et déjà il s’avançait vers elle, lorsqu’un étranger, arrivant par le chemin des Aloës, parut sur l’esplanade : c’était Pascal Bruno, vêtu du costume calabrais, que nous avons déjà détaillé ; seulement une paire de pistolets et un poignard étaient passés à sa ceinture, et sa veste, jetée sur son épaule droite, comme une pelisse de hussard, laissait voir la manche ensanglantée de sa chemise. Teresa fut la première qui l’aperçut : elle jeta un cri, et, fixant sur lui ses yeux épouvantés, elle resta pâle et droite comme à l’aspect d’une apparition. hacun se retourna vers le nouveau venu, et toute cette foule demeura dans l’attente, silencieuse et muette, devinant qu’il allait se passer quelque chose de terrible. — Pascal Bruno marcha droit à Teresa, et, s’arrêtant devant elle, il croisa les bras et la regarda fixement.

— C’est vous, Pascal ? murmura Teresa.

— Oui, c’est moi, répondit Bruno d’une voix rauque : j’ai appris à Bauso, où je vous attendais, que vous alliez vous marier à Carini : et je suis venu à temps, je l’espère, pour danser la première tarentelle avec vous.

— C’est le droit du fiancé, interrompit Gaëtano s’approchant.

— C’est le droit de l’amant, répondit Bruno. Allons, Teresa, c’est le moins que vous puissiez faire pour moi, ce me semble.

— Teresa est ma femme, s’écria Gaëtano en étendant le bras vers elle.

— Teresa est ma maîtresse, dit Pascal en lui saisissant la main.

— Au secours ! cria Teresa.

Gaëtano saisit Pascal au collet ; mais au même instant il poussa un cri et tomba, le poignard de Pascal enfoncé jusqu’au manche dans la poitrine. Les hommes firent un mouvement pour s’élancer vers le meurtrier, qui tira froidement un pistolet de sa ceinture et l’arma ; puis avec son pistolet il fit signe aux musiciens de commencer l’air de la tarentelle. Ils obéirent machinalement : chacun demeura immobile.

— Allons, Teresa, dit Bruno !

Teresa n’était plus un être vivant, mais un automate dont le ressort était la peur. Elle obéit, et cette horrible danse près d’un cadavre, dura jusqu’à la dernière mesure. Enfin les musiciens s’arrêtèrent, et, comme si cette musique eût seule soutenu Teresa, elle tomba évanouie sur le corps de Gaëtano.

— Merci, Teresa, dit le danseur la regardant d’un œil sec ; c’est tout ce que je voulais de toi. Et maintenant, s’il est quelqu’un ici qui désire savoir mon nom, afin de me retrouver autre part, je m’appelle Pascal Bruno.

— Fils d’Antonio Bruno, dont la tête est dans une cage de fer au château de Bauso, dit une voix.

— C’est cela même, répondit Pascal ; mais, si vous désirez l’y voir encore, hâtez-vous, car elle n’y restera pas long-temps, je vous le jure !

À ces mots, Pascal disparut sans qu’il prît envie à personne de le suivre ; d’ailleurs, soit crainte, soit intérêt, tout le monde s’occupait de Gaëtano et de Teresa.

L’un était mort, l’autre était folle.

Le dimanche suivant était le jour de la fête de Bauso : tout le village était en joie, on buvait à tous les cabarets, on tirait des boîtes à tous les coins de rue. Les rues étaient pavoisées et bruyantes, et, entre toutes, celle qui montait au château était pleine de monde qui s’était amassé pour voir les jeunes gens tirer à la cible. C’était un amusement qui avait été fort encouragé par le roi Ferdinand IV, pendant son séjour forcé en Sicile ; et plusieurs de ceux qui se livraient en ce moment à cet exercice avaient eu récemment, à la suite du cardinal Ruffo, occasion de déployer leur adresse sur les patriotes napolitains et les républicains français ; mais pour le moment le but était redevenu une simple carte, et le prix un gobelet d’argent. La cible était placée directement au-dessous de la cage de fer où était la tête d’Antonio Bruno, à laquelle on ne pouvait atteindre que par un escalier qui, de l’intérieur de la forteresse, conduisait à une fenêtre en dehors de laquelle était scellée cette cage. Les conditions du tirage étaient, au reste, des plus simples ; on n’avait besoin, pour faire partie de la société, que de verser dans la caisse commune, qui devait servir à payer le prix du gobelet d’argent, la modique somme de deux carlins pour chaque coup que l’on désirait tirer, et l’on recevait en échange un numéro amené au hasard, qui fixait l’ordre dans lequel le tour devait arriver ; les moins adroits prenaient jusqu’à dix, douze et quatorze balles, ceux qui comptaient sur leur habileté se bornaient à cinq ou six. Au milieu de tous ces bras tendus et de toutes ces voix confuses, un bras s’étendit qui jeta deux carlins, et une voix se fit entendre qui demanda une seule balle. Chacun se retourna étonné de cette pauvreté ou de cette confiance. Ce tireur qui demandait une seule balle, c’était Pascal Bruno.

Quoique depuis quatre ans il n’eût point paru dans le village, chacun le reconnut ; mais nul ne lui adressa la parole. Seulement, comme on le savait le chasseur le plus habile de toute la contrée, on ne s’étonna point qu’il n’eût pris qu’une seule balle : elle portait le n° 11. Le tir commença.

Chaque coup était accueilli par des rires ou par des acclamations, et au fur et à mesure que les premières balles s’épuisaient les rires devenaient moins bruyans. Quant à Pascal, appuyé triste et pensif sur sa carabine anglaise, il ne paraissait prendre aucune part à l’enthousiasme ou à l’hilarité de ses compatriotes ; enfin son tour vint ; on appela son nom ; il tressaillit et leva la tête comme s’il ne s’attendait pas à cet appel ; mais, se rassurant aussitôt, il vint prendre place derrière la corde tendue qui servait de barrière. Chacun le suivit des yeux avec anxiété : aucun tireur n’avait excité un tel intérêt ni produit un pareil silence.

Pascal lui-même paraissait sentir toute l’importance du coup de fusil qu’il allait tirer, car il se posa d’aplomb, la jambe gauche en avant, et assurant son corps sur la jambe droite, il épaula avec soin, et, prenant sa ligne d’en bas, il leva lentement le canon de sa carabine ; tout le monde le suivait des yeux, et ce fut avec étonnement qu’on le vit dépasser la hauteur de la cible, et, se levant toujours ne s’arrêter que dans la direction de la cage de fer : arrivé là, le tireur et le fusil restèrent un instant immobiles comme s’ils étaient de pierre ; enfin le coup partit, et, la tête enlevée de la cage de fer[3] tomba du haut du mur au pied de la cible !… Un frisson courut parmi les assistans, et aucun cri n’accueillit cette preuve d’adresse.

Au milieu de ce silence, Pascal Bruno alla ramasser la tête de son père, et prit, sans dire un mot et sans regarder une seule fois derrière lui, le sentier qui conduisait aux montagnes.

  1. Nous n’avons pas besoin de rappeler à nos lecteurs que nous ne faisons pas ici un cours d’histoire, mais que nous rapportons une tradition. Nous savons parfaitement que Charlemagne était de race teutonique et non de lignée française.
  2. Monnaie dont chaque pièce vaut trois ducats.
  3. Les cages en fer dans lesquelles on expose les têtes en Italie n’ont pas de treillage.