La Salle d’armes/I — Pauline/03

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Dumont (1p. 43-60).


III


L’orage était apaisé, et, quoique le ciel fût toujours chargé de nuages noirs, de temps en temps, dans leur intervalle, la lune parvenait à glisser un de ses rayons. Pendant un de ces momens de clarté rapide que l’obscurité venait bientôt éteindre, je détournai mes regards de cette porte que je croyais avoir entendue crier, pour les étendre autour de moi. J’étais, comme j’avais cru le distinguer malgré les ténèbres, au milieu d’une vieille abbaye en ruines : autant qu’on en pouvait juger par les restes encore debout, je me trouvais dans la chapelle : à ma droite et à ma gauche s’étendaient les deux corridors du cloître, soutenus par des arcades basses et cintrées, tandis qu’en face quelques pierres brisées et posées à plat au milieu de grandes herbes indiquaient le petit cimetière où les anciens habitans de ce cloître venaient se reposer de la vie au pied de la croix de pierre, mutilée et veuve de son Christ, mais encore debout.

Tu le sais, continua Alfred, et tous les hommes véritablement braves l’avoueront, les influences physiques ont un immense pouvoir sur les impressions de l’ame. Je venais d’échapper, la veille, à un orage terrible ; j’étais arrivé à moitié glacé au milieu de ruines inconnues ; je m’étais endormi d’un sommeil de fatigue, troublé bientôt par un bruit extraordinaire dans cette solitude ; enfin, à mon réveil, je me trouvais sur le théâtre même de ces vols et de ces assassinats qui, depuis deux mois, désolaient la Normandie ; je m’y trouvais seul, sans armes, et, comme je te le dis, dans une de ces dispositions d’esprit où les antécédens physiques empêchent le moral engourdi de reprendre toute son énergie. Tu ne trouveras donc rien d’étonnant à ce que tous ces récits du coin du feu me revinssent en mémoire et à ce que je restasse immobile et debout contre mon pilier, au lieu de me recoucher et d’essayer de me rendormir. Au reste, ma conviction était si grande qu’un bruit humain m’avait réveillé, que, tout en interrogeant les ténèbres des corridors et l’espace plus éclairé du cimetière, mes yeux revenaient constamment se fixer sur cette porte enfoncée dans la muraille, où j’étais certain que quelqu’un était entré : vingt fois j’eus le désir d’aller écouter à cette porte si je n’entendrais pas quelque bruit qui pût éclaircir mes doutes ; mais il fallait, pour arriver jusqu’à elle, franchir un espace que les rayons de la lune éclairaient en plein. Or d’autres hommes pouvaient comme moi être cachés dans ce cloître, et n’échapper à mes regards que comme j’échappais aux leurs, c’est-à-dire en restant dans l’ombre et sans mouvement. Néanmoins, au bout d’un quart d’heure, tout ce désert était redevenu si calme et si silencieux, que je résolus de profiter du premier moment où un nuage obscurcirait la lune, pour franchir l’intervalle de quinze à vingt pas qui me séparait de cet enfoncement, et aller écouter à cette porte : ce moment ne se fit pas attendre ; la lune se voila bientôt, et l’obscurité fut si profonde que je pensai pouvoir me hasarder sans danger à accomplir ma résolution. Je me détachai donc lentement de ma colonne, à laquelle jusque là j’étais resté adhérent comme une sculpture gothique ; puis, de pilier en pilier, retenant mon haleine, écoutant à chaque pas, je parvins enfin jusqu’au mur du corridor. Je le suivis un instant en m’appuyant contre lui ; enfin j’arrivai aux degrés qui conduisaient sous la voûte, je descendis trois marches, et je touchai la porte.

Pendant dix minutes j’écoutai sans rien entendre, et peu à peu ma première conviction s’éteignit pour faire place au doute. J’en revenais à croire qu’un rêve m’avait trompé, et que j’étais le seul habitant de ces ruines qui m’avaient offert un asile : j’allais quitter la porte et rejoindre mon pilier, lorsque la lune reparut en éclairant de nouveau l’espace qu’il me fallait traverser pour retourner à mon poste ; j’allais me mettre en route, malgré cet inconvénient, qui pour moi avait cessé d’en être un, lorsqu’une pierre se détacha de la voûte et tomba. J’entendis le bruit qu’elle fit, et, quoique j’en connusse la cause, je tressaillis comme à un avertissement, et, au lieu de suivre mon premier sentiment, je demeurai encore un instant dans l’ombre que projetait la voûte en avançant au-dessus de ma tête. Tout-à-coup je crus distinguer derrière moi un bruit lointain et prolongé, pareil à celui que ferait une porte en se fermant au fond d’un souterrain ; bientôt des pas éloignés encore se firent entendre, puis se rapprochèrent ; on montait l’escalier profond auquel appartenaient les trois marches que j’avais descendues. En ce moment la lune disparut de nouveau. D’un seul bond je m’élançai dans le corridor, et, à reculons, les bras étendus derrière moi, l’œil fixé sur l’enfoncement que je venais de quitter, je regagnai ma colonne protectrice, et je repris ma place. Au bout d’un instant, le même grincement qui m’avait réveillé se fit entendre de nouveau ; la porte s’ouvrit et se referma ; puis un homme parut, sortant à moitié de l’ombre, s’arrêta un instant pour écouter et regarder autour de lui ; et, voyant que tout était tranquille, il entra dans le corridor et s’avança vers l’extrémité opposée à celle où je me trouvais. Il n’eut pas fait dix pas que je le perdis de vue, tant l’obscurité était épaisse. Au bout d’un instant la lune reparut de nouveau, et à l’extrémité du petit cimetière j’aperçus le mystérieux inconnu, une bêche à la main. Il enleva une ou deux pelletées de terre, jeta un objet que je ne pus distinguer dans le trou qu’il avait creusé, et, sans doute pour que toute trace de ce qu’il venait de faire fût cachée aux hommes, il laissa retomber sur l’endroit auquel il avait confié son dépôt la pierre d’une tombe qu’il avait soulevée. Ces précautions prises, il regarda de nouveau autour de lui, et, ne voyant rien, n’entendant rien, il alla reposer sa bêche contre un des piliers du cloître, et disparut sous une voûte.

Ce moment avait été court, et la scène que je viens de raconter s’était passée à quelque distance de moi ; cependant, malgré la rapidité de l’exécution et l’éloignement de l’acteur, j’avais pu distinguer un jeune homme de vingt-huit à trente ans, aux cheveux blonds et de moyenne taille. Il était vêtu d’un simple pantalon de toile bleue, pareil à celui que portent habituellement les paysans les jours de fête ; mais ce qui indiquait qu’il appartenait à une autre classe que celle que l’apparence première lui assignait, c’était un couteau de chasse pendu à sa ceinture, et dont je vis briller aux rayons de la lune la garde et l’extrémité. Quant à sa figure, il m’eût été difficile d’en donner le signalement précis ; mais cependant j’en avais vu assez pour le reconnaître, s’il m’arrivait de le rencontrer.

Tu comprends que cette scène étrange suffisait à chasser pour le reste de la nuit, non seulement tout espoir, mais encore toute idée de sommeil. Je restai donc debout sans éprouver un moment de fatigue, tout entier aux mille pensées qui se croisaient dans mon esprit et bien résolu à approfondir ce mystère ; mais pour le moment la chose était impossible : j’étais sans armes, comme je l’ai dit ; je n’avais ni la clef de cette porte ni une pince pour l’enfoncer ; puis il fallait penser si mieux ne valait pas faire une déposition que tenter par moi-même une aventure au bout de laquelle je pourrais bien, comme Don Quichotte, trouver quelque moulin à vent. En conséquence, dès que je vis blanchir le ciel, je repris le chemin du porche par lequel j’étais entré ; bientôt je me retrouvai sur la déclivité de la montagne : un vaste brouillard couvrait la mer ; je descendis sur la plage, et je m’assis en attendant qu’il fût dissipé. Au bout d’une demi-heure le soleil se leva, et ses premiers rayons fondirent la vapeur qui couvrait l’océan encore ému et furieux de l’orage de la veille.

J’avais espéré retrouver ma barque, que la marée montante avait dû jeter à la côte : en effet je l’aperçus échouée au milieu des galets : j’allai à elle ; mais, outre qu’en se retirant la mer me mettait dans l’impossibilité de la lancer à flot, une des planches du fond s’était brisée à l’angle d’une roche : il était donc inutile de penser à m’en servir pour retourner à Trouville. Heureusement la côte est abondante en pêcheurs, et une demi-heure ne s’était pas écoulée que j’aperçus un bateau. Bientôt il fut à portée de la voix, je fis signe et j’appelai : je fus vu et entendu, le bateau se dirigea de mon côté ; j’y transportai le mât, la voile et les avirons de ma barque qu’une nouvelle marée pouvait emporter ; quant à la carcasse, je l’abandonnai : son propriétaire viendrait voir lui-même si elle était encore en état de servir, et j’en serais quitte pour en payer la réparation partielle ou la perte entière. Les pêcheurs, qui me recueillaient comme un nouveau Robinson Crusoé, étaient justement de Trouville. Ils me reconnurent et me témoignèrent leur joie de me retrouver vivant : ils m’avaient vu partir la veille, et, sachant que je n’étais pas revenu, ils m’avaient cru noyé. Je leur racontai mon naufrage ; je leur dis que j’avais passé la nuit derrière un rocher, et à mon tour je leur demandai comment on nommait ces ruines, qui s’élevaient sur le sommet de la montagne, et que nous commencions à apercevoir en nous éloignant du rivage. Ils me répondirent que c’étaient celles de l’abbaye de Grand-Pré, attenantes au parc du château de Burcy, qu’habitait le comte Horace de Beuzeval.

C’était la seconde fois que ce nom était prononcé devant moi, et faisait tressaillir mon cœur en y rappelant un ancien souvenir. Le comte Horace de Beuzeval était le mari de mademoiselle Pauline de Meulien.

— Pauline de Meulien ! m’écriai-je en interrompant Alfred, Pauline de Meulien !… Et toute ma mémoire me revint… Oui, c’est bien cela… c’est bien la femme que j’ai rencontrée avec toi en Suisse et en Italie. Nous nous étions trouvés ensemble dans les salons de la princesse B., du duc de F., de Mme de M. Comment ne l’ai-je pas reconnue, toute pâle et défaite qu’elle était ? Oh ! mais une femme charmante, pleine de talens, de charmes et d’esprit ! De magnifiques cheveux noirs, avec des yeux doux et fiers ! Pauvre enfant ! pauvre enfant ! Oh ! je me la rappelle et je la reconnais maintenant.

— Oui, me dit Alfred d’une voix émue et étouffée, oui… c’est cela… Elle aussi t’avait reconnu, et voilà pourquoi elle te fuyait avec tant de soin. C’était un ange de beauté, de grâce et de douceur : tu le sais, car, ainsi que tu l’as dit, nous l’avons vue plus d’une fois ensemble ; mais ce que tu ne sais pas, c’est que je l’aimais alors de toute mon ame, que j’eusse certes tenté d’être son époux, si, à cette époque, j’avais eu la fortune que je possède aujourd’hui, et que je me suis tu, parce que j’étais pauvre comparativement à elle. Je compris donc que, si je continuais de la voir, je jouais tout mon bonheur à venir contre un regard dédaigneux ou un refus humiliant. Je partis pour l’Espagne ; et pendant que j’étais à Madrid, j’appris que mademoiselle Pauline de Meulien avait épousé le comte Horace de Beuzeval.

Les nouvelles pensées que le nom que ces pêcheurs venaient de prononcer avait fait naître en moi commencèrent à effacer les impressions qu’avait jusqu’alors laissées dans mon esprit l’accident étrange de la nuit ; d’ailleurs le jour, le soleil, le peu d’analogie qu’il y a entre notre vie habituelle et de pareilles aventures contribuaient à me faire regarder tout cela comme un songe. L’idée de faire une déposition était complètement évanouie ; celle de tenter de tout éclaircir par moi-même m’était seule restée au fond du cœur ; d’ailleurs je me reprochais cette terreur d’un moment dont je m’étais senti saisi, et je voulais me donner à moi-même une réparation qui me satisfit.

J’arrivai à Trouville vers les onze heures du matin. Tout le monde me fit fête ! on me croyait ou noyé ou assassiné ; et l’on était enchanté de voir que j’en étais quitte pour une courbature ; en effet, je tombais de fatigue, et je me couchai en recommandant qu’on me réveillât à cinq heures du soir, et qu’on me tint une voiture prête pour me conduire à Pont-l’Êvêque, où je comptais aller coucher. Mes recommandations furent ponctuellement suivies, et à huit heures j’étais arrivé à ma destination. Le lendemain, à six heures du matin, je pris un cheval de poste, et, précédé de mon guide, je partis à franc étrier pour Dives. Mon intention était, arrivé à cette ville, de m’en aller en simple promeneur au bord de la mer, de suivre la côte jusqu’à ce que je rencontrasse les ruines de l’abbaye de Grand-Pré, et alors de visiter le jour, en simple amateur de paysage, ces localités que je désirais parfaitement étudier, afin de les reconnaître et d’y revenir pendant la nuit. Un incident imprévu détruisit ce plan, et me conduisit au même but par un autre chemin.

En arrivant chez le maître de poste de Dives, qui était en même temps le maire, je trouvai la gendarmerie à sa porte et toute la ville en révolution. Un nouveau meurtre venait encore d’être commis ; mais cette fois avec une audace sans pareille. Madame la comtesse de Beuzeval, arrivée quelques jours auparavant de Paris, venait d’être assassinés dans le parc même de son château, habité par le comte et deux ou trois de ses amis. Comprends-tu ? Pauline… la femme que j’avais aimée, celle dont le souvenir, réveillé dans mon cœur, y vivait tout entier… Pauline, assassinée… assassinée pendant la nuit, assassinée dans le parc de son château, tandis que j’étais, moi, dans les ruines de l’abbaye attenante, c’est-à-dire à cinq cents pas d’elle ! C’était à n’y pas croire… Mais tout-à-coup cette apparition, cette porte, cet homme, tout cela me revînt à l’esprit ; j’allais parler, j’allais tout dire, lorsque je ne sais quel pressentiment me retint ; je n’avais pas encore assez de certitude, et je résolus, avant de rien révéler, de pousser mon investigation jusqu’au bout.

Les gendarmes, qui avaient été prévenus à quatre heures du matin, venaient chercher le maire, le juge de paix et deux médecins pour dresser le procès-verbal ; le maire et le juge de paix étaient prêts ; mais un des deux médecins absent pour affaires de clientelle ne pouvait se rendre à l’invitation de l’autorité : j’avais fait pour la peinture quelques études d’anatomie à la Charité, je m’offris comme élève en chirurgie. Je fus accepté à défaut de mieux, et nous partîmes pour le château de Burcy : toute ma conduite était instinctive ; j’avais voulu revoir Pauline avant que les planches du cercueil ne se fermassent pour elle, ou plutôt j’obéissais à une voix intérieure qui me venait du ciel.

Nous arrivâmes au château : le comte en était parti le matin même pour Caen : il allait solliciter du préfet la permission de faire transporter le cadavre à Paris, où étaient les caveaux de sa famille, et il avait profité, pour s’éloigner, du moment où la justice remplirait ses froides formalités, si douloureuses pour le désespoir.

Un de ses amis nous reçut et nous conduisit à la chambre de la comtesse. À peine si je pouvais me soutenir ; mes jambes pliaient sous moi, mon cœur battait avec violence : je devais être pâle comme la victime qui nous attendait. Nous entrâmes dans la chambre ; elle était encore toute parfumée d’une odeur de vie. Je jetai autour de moi un regard effaré : j’aperçus sur un lit une forme humaine que trahissait le linceul déjà étendu sur elle : alors je sentis tout mon courage s’évanouir, je m’appuyai contre la porte : le médecin s’avança vers le lit avec ce calme et cette insensibilité incompréhensible que donne l’habitude. Il souleva le drap qui recouvrait le cadavre et découvrit la tête : alors je crus rêver encore, ou bien que j’étais sous l’empire de quelque fascination. Ce cadavre étendu sur le lit, ce n’était pas celui de la comtesse de Beuzeval ; cette femme assassinée et dont nous venions constater la mort, ce n’était pas Pauline !…