La Salle d’armes/I — Pauline/04

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Dumont (1p. 63-82).


IV


C’était une femme blonde et aux yeux bleus, à la peau blanche et aux mains élégantes et aristocratiques ; c’était une femme jeune et belle, mais ce n’était pas Pauline.

La blessure était au côté droit ; la balle avait passé entre deux côtes et était allée traverser le cœur ; de sorte que la mort avait dû être instantanée. Tout ceci était un mystère si étrange que je commençais à m’y perdre ; mes soupçons ne savaient où se fixer : mais ce qu’il y avait de certain dans tout cela, c’est que cette femme, ce n’était pas Pauline, que son mari déclarait morte, et sous le nom de laquelle on allait enterrer une étrangère.

Je ne sais trop à quoi je fus bon pendant toute cette opération chirurgicale ; je ne sais trop ce que je signai sous le titre de procès-verbal ; heureusement que le docteur de Dives, tenant sans doute à établir sa supériorité sur un élève, et la prééminence de la province sur Paris, se chargea de toute la besogne, et ne réclama que ma signature. L’opération dura deux heures à peu près ; puis nous descendîmes dans la salle à manger du château, où l’on nous avait préparé quelques rafraîchissemens. Pendant que mes compagnons répondaient à cette politesse en s’attablant, j’allai m’appuyer la tête contre le carreau d’une fenêtre qui donnait sur le devant. J’y étais depuis un quart d’heure à peu près lorsqu’un homme couvert de poussière rentra au grand galop de son cheval dans la cour, se jeta en bas de sa monture sans s’inquiéter si quelqu’un était là pour la garder, et s’élança rapidement vers le perron. J’avançais de surprise en surprise : cet homme, quoique je n’eusse fait que l’entrevoir, je l’avais reconnu malgré son changement de costume. Cet homme, c’était celui que j’avais vu au milieu des ruines sortant du caveau ; c’était l’homme au pantalon bleu, à la bêche et au couteaude chasse. J’appelai un domestique et lui demandai quel était le cavalier qui venait de rentrer. C’est mon maître, me dit-il, le comte de Beuzeval, qui revient de Caen, où il était allé chercher l’autorisation de transfert. Je lui demandai s’il comptait repartir bientôt pour Paris. Ce soir, me dit-il, car le fourgon qui doit transporter le corps de madame est préparé, et les chevaux de poste commandés pour cinq heures. En sortant de la salle à manger, nous entendîmes des coups de marteau ; c’était le menuisier qui clouait la bière. Tout se faisait régulièrement, mais en hâte, comme on le voit.

Je repartis pour Dives : à trois heures j’étais à Pont-l’Évêque, et à quatre heures à Trouville.

Ma résolution était prise pour cette nuit ; J’étais décidé à tout éclaircir moi-même, et, si ma tentative était inutile, à tout déclarer le lendemain, et à laisser à la police le soin de terminer cette affaire.

En conséquence, la première chose dont je m’occupai en arrivant fut de louer une nouvelle barque ; mais cette fois je retins deux hommes pour la conduire, puis je montai dans ma chambre, je passai une paire d’excellens pistolets à deux coups dans ma ceinture de voyage, qui supportait en même temps un couteau-poignard ; je boutonnai mon pallelot par-dessus, pour déguiser à mon hôtesse ces préparatifs formidables ; je fis porter dans la barque une torche et une pince, et j’y descendis avec mon fusil, donnant pour prétexte à mon excursion le désir de tirer des mouettes et des guillemots.

Cette fois encore le vent était bon ; en moins de trois heures nous fûmes à la hauteur de l’embouchure de la Dive : arrivé là, j’ordonnai à mes matelots de rester en panne jusqu’à ce que la nuit fût tout-à-fait venue ; puis, lorsque je vis l’obscurité assez complète, je fis mettre le cap sur la côte et j’abordai.

Alors je donnai mes dernières instructions à mes hommes : elles consistaient à m’attendre dans un creux de rocher, à veiller chacun à leur tour, et à se tenir prêts à partir à mon premier signal. Si au jour je n’étais pas revenu, ils devaient se rendre à Trouville et remettre au maire un paquet cacheté : c’était ma déposition écrite et signée, les détails de l’expédition que je tentais et les renseignemens à l’aide desquels on pourrait me retrouver mort ou vivant. Cette précaution prise, je mis mon fusil en bandoulière ; je pris ma pince et ma torche, un briquet pour l’allumer au besoin, et j’essayai de reprendre le chemin que j’avais suivi lors de mon premier voyage.

Je ne tardai pas à le retrouver, je gravis la montagne, et les premiers rayons de la lune me montrèrent les ruines de la vieille abbaye ; je franchis le porche, et comme la première fois je me trouvai dans la chapelle.

Cette fois encore mon cœur battait avec violence ; mais c’était plus d’attente que de terreur. J’avais eu le temps d’asseoir ma résolution, non pas sur cette excitation physique que donne le courage brutal et momentané, mais sur cette réflexion morale qui fait la résolution prudente, mais irrévocable.

Arrivé au pilier au pied duquel je m’étais couché, je m’arrêtai pour jeter un coup d’œil autour de moi. Tout était calme, aucun bruit ne se faisait entendre, si ce n’est ce mugissement éternel, qui semble la respiration bruyante de l’Océan ; je résolus de procéder par ordre, et de fouiller d’abord l’endroit où j’avais vu le comte de Beuzeval, car j’étais bien convaincu que c’était lui, cacher un objet que je n’avais pu distinguer. En conséquence, je laissai la pince et la torche contre le pilier, j’armai mon fusil pour être prêt à la défense en cas d’événement ; je gagnai le corridor, je suivis ses arcades sombres ; contre une des colonnes qui les soutenaient était appuyée la bêche, je m’en emparai ; puis, après un instant d’immobilité et de silence, qui me convainquit que j’étais bien seul, je me hasardai à gagner l’endroit du dépôt, je soulevai la pierre de la tombe, comme l’avait fait le comte, je vis la terre fraîchement remuée, je couchai mon fusil à terre, j’enfonçai ma bêche dans la même ligne déjà découpée, et au milieu de la première pelletée de terre je vis briller une clef ; je remplis le trou, replaçai la pierre sur la tombe, ramassai mon fusil, remis la bêche où je l’avais trouvée, et m’arrêtai un instant dans l’endroit le plus obscur, pour remettre un peu d’ordre dans mes idées.

Il était évident que cette clef ouvrait la porte par laquelle j’avais vu sortir le comte ; dès lors je n’avais plus besoin de la pince : en conséquence, je la laissai derrière le pilier, je pris seulement la torche, je m’avançai vers la porte voûtée, je descendis les trois marches, je présentai la clef à la serrure, elle y entra, au second tour, le pêne s’ouvrit, j’entrai ; j’allais refermer la porte, lorsque je pensai qu’un accident quelconque pouvait m’empêcher de la rouvrir avec la clef ; j’allai rechercher la pince, je la couchai dans l’angle le plus profond de la quatrième à la cinquième marche ; je refermai la porte derrière moi ; me trouvant alors dans l’obscurité la plus profonde, j’allumai ma torche, et le souterrain s’éclaira.

Le passage dans lequel j’étais engagé ressemblait à l’entrée d’une cave, il avait tout au plus cinq ou six pieds de large, les murailles et la voût étaient de pierre ; un escalier d’une vingtaine de marches se déroulait devant moi ; au bas de l’escalier je me trouvai sur une pente inclinée qui continuait de s’enfoncer sous la terre ; devant moi, à quelques pas, je vis une seconde porte, j’allai à elle, j’écoutai en appuyant l’oreille contre ses parois de chêne, je n’entendis rien encore ; j’essayai la clef, elle l’ouvrait ainsi qu’elle avait ouvert l’autre ; comme la première fois j’entrai, mais sans la refermer derrière moi, et je me trouvai dans les caveaux réservés aux supérieurs de l’abbaye : on enterrait les simples moines dans le cimetière.

Là, je m’arrêtai un instant : il était évident que j’approchais du terme de ma course ; ma résolution était trop bien prise pour que rien lui portât atteinte ; et cependant, continua Alfred, tu comprendras facilement que l’impression des lieux n’était pas sans puissance ; je passai la main sur mon front couvert de sueur, et je m’arrêtai un instant pour me remettre. Qu’allais-je trouver ? sans doute quelque pierre mortuaire, scellée depuis trois jours ; tout-à-coup je tressaillis ! J’avais cru entendre un gémissement.

Ce bruit, au lieu de diminuer mon courage, me le rendit tout entier ; je m’avançai rapidement ; mais de quel côté ce gémissement était-il venu ? Pendant que je regardais autour de moi, une seconde plainte se fit entendre ; je m’élançai du côté d’où elle venait, plongeant mes regards dans chaque caveau, sans y rien voir autre chose que les pierres funèbres, dont les inscriptions indiquaient le nom de ceux qui dormaient à leur abri ; enfin, arrivé au dernier, au plus profond, au plus reculé, j’aperçus dans un coin une femme assise, les bras tordus, les yeux fermés et mordant une mèche de ses cheveux ; près d’elle, sur une pierre, était une lettre, une lampe éteinte et un verre vide. Étais-je arrivé trop tard, était-elle morte ? J’essayai la clef, elle n’était pas faite pour la serrure ; mais au bruit que je fis la femme ouvrit des yeux hagards, écarta convulsivement les cheveux qui lui couvraient le visage, et d’un mouvement rapide et mécanique se leva debout comme une ombre. Je jetai à la fois un cri et un nom, Pauline.

Alors la femme se précipita vers la grille et tomba à genoux.

— Oh ! s’écria-t-elle avec l’accent de la plus affreuse agonie, tirez-moi d’ici. Je n’ai rien vu, je ne dirai rien, je le jure par ma mère.

— Pauline ! Pauline ! répétai-je en lui prenant les mains à travers la grille, Pauline, vous n’avez rien à craindre, je viens à votre aide, à votre secours : je viens vous sauver.

— Oh ! dit-elle en se relevant, me sauver, me sauver… oui, me sauver. Ouvrez cette porte, ouvrez-la à l’instant ; tant qu’elle ne sera pas ouverte je ne croirai à rien de ce que vous me direz. Au nom du ciel, ouvrez cette porte. — Et elle secouait la grille avec une puissance dont j’aurais cru une femme incapable.

— Remettez-vous, remettez-vous, lui dis-je, je n’ai pas la clef de cette porte, mais j’ai des moyens de l’ouvrir : je vais aller chercher…

— Ne me quittez pas, s’écria Pauline en me saisissant le bras à travers la grille avec une force inouïe ; ne me quittez pas, je ne vous reverrais plus.

— Pauline, lui dis-je en rapprochant la torche de mon visage, ne me reconnaissez-vous pas ? Oh ! regardez-moi, et songez si je puis vous abandonner.

Pauline fixa ses grands yeux noirs sur les miens, chercha un instant dans ses souvenirs ; puis tout-à-coup :

— Alfred de Nerval ! s’écria-t-elle.

— Oh ! merci, merci, lui répondis-je, ni vous non plus, vous ne m’avez pas oublié. Oui, c’est moi qui vous ai tant aimée, qui vous aime tant encore. Voyez si vous pouvez vous confier à moi.

Une rougeur subite passa sur son visage pâle, tant la pudeur est inhérente au cœur de la femme ; puis elle lâcha mon bras.

— Serez-vous long-temps ? me dit-elle.

— Cinq minutes.

— Allez donc ; mais laissez-moi cette torche, je vous en supplie, les ténèbres me tueraient.

Je lui donnai la torche : elle la prit, passa son bras à travers la grille, appuya son visage entre deux barreaux afin de me suivre des yeux le plus long-temps possible, et je me hâtai de reprendre le chemin par lequel j’étais venu. Au moment de franchir la première porte, je me retournai et je vis Pauline dans la même posture, immobile comme une statue qui eût tenu un flambeau avec son bras de marbre.

Au bout de vingt pas je trouvai le second escalier et à la quatrième marche la pince que j’y avais cachée ; je revins aussitôt : Pauline était toujours à la même place. En me revoyant elle jeta un cri de joie. Je me précipitai vers la grille.

La serrure en était tellement solide que je vis qu’il fallait me tourner du côté des gonds : je me mis donc à attaquer la pierre ; Pauline m’éclairait, au bout de dix minutes les deux attaches de l’un des battans étaient desscellées, je le tirai, il céda. Pauline tomba à genoux : ce n’était que de ce moment qu’elle se croyait libre.

Je la laissai un instant à son action de grâces, puis j’entrai dans le caveau. Alors elle se retourna vivement, saisit la lettre ouverte sur la pierre et la cacha dans son sein. Ce mouvement me rappela le verre vide ; je m’en emparai avec anxiété, un demi-pouce de matière blanchâtre restait au fond.

— Qu’y avait-il dans ce verre ? dis-je épouvanté.

— Du poison, me répondit Pauline.

— Et vous l’avez bu ! m’écriai-je.

— Savais-je que vous alliez venir ? me dit Pauline en s’appuyant contre la grille ; car alors seulement elle se rappela qu’elle avait vidé ce verre une heure ou deux avant mon arrivée.

— Souffrez-vous ? lui dis-je.

— Pas encore, me répondit-elle.

Alors un espoir me vint.

— Et y avait-il long-temps que le poison était dans ce verre ?

— Deux jours et deux nuits à peu près, car je n’ai pas pu calculer le temps.

Je regardai de nouveau le verre, le détritus qui en couvrait le fond me rassura un peu : pendant ces deux jours et ces deux nuits, le poison avait eu le temps de se précipiter. Pauline n’avait bu que de l’eau, empoisonnée il est vrai, mais peut-être pas à un degré assez intense pour donner la mort.

— Il n’y a pas un instant à perdre, lui dis-je en l’enlevant sous un de mes bras, il faut fuir pour trouver du secours.

— Je pourrai marcher, dit Pauline en se dégageant avec cette sainte pudeur qui avait déjà coloré son visage.

Aussitôt nous nous acheminâmes vers la première porte, que nous refermâmes derrière nous ; puis nous arrivâmes à la seconde, qui s’ouvrit sans difficulté, et nous nous retrouvâmes sous le cloître. La lune brillait au milieu d’un ciel pur ; Pauline étendit les bras, et tomba une seconde fois à genoux.

— Partons, partons, lui dis-je, chaque minute est peut-être mortelle.

— Je commence à souffrir, dit-elle en se relevant. Une sueur froide me passa sur le front, je la pris dans mes bras comme j’aurais fait d’un enfant, je traversai les ruines, je sortis du cloître et je descendis en courant la montagne : arrivé sur la plage, je vis de loin le feu de mes deux hommes.

— À la mer, à la mer ! criai-je de cette voix impérative qui indique qu’il n’y a pas un instant à perdre.

Ils s’élancèrent vers la barque et la firent approcher le plus près qu’ils purent de la rive, j’entrai dans l’eau jusqu’aux genoux ; ils prirent Pauline de mes bras et la déposèrent dans la barque. Je m’y élançai après elle.

— Souffrez-vous davantage ?

— Oui, me dit Pauline.

Ce que j’éprouvais était quelque chose de pareil au désespoir : pas de secours, pas de contre-poison ; tout-à-coup je pensai à l’eau de mer, j’en remplis un coquillage qui se trouvait au fond de la barque, et je le présentai à Pauline.

— Buvez, lui dis-je.

Elle obéit machinalement.

— Qu’est-ce que vous faites donc ? s’écria, un des pêcheurs ; vous allez la faire vomir, c’te p’tite femme.

C’était tout ce que je voulais : un vomissement seul pouvait la sauver. Au bout de cinq minutes elle éprouva des contractions d’estomac d’autant plus douloureuses que, depuis trois jours, elle n’avait rien pris que ce poison. Mais ce paroxisme passé, elle se trouva soulagée ; alors je lui présentai un verre plein d’eau douce et fraîche, qu’elle but avec avidité. Bientôt les douleurs diminuèrent, une lassitude extrême leur succéda. Nous fîmes au fond de la barque un lit des vestes de mes pêcheurs et de mon palletot : Pauline s’y coucha, obéissante comme un enfant, presque aussitôt ses yeux se fermèrent, j’écoutai un instant sa respiration ; elle était rapide, mais régulière : tout était sauvé.

— Allons, dis-je joyeusement à mes matelots, maintenant à Trouville, et cela le plus vite possible : il y a vingt-cinq louis pour vous en arrivant.

Aussitôt mes braves bateliers, jugeant que la voile était insuffisante, se penchèrent sur leurs rames, et la barque glissa sur l’eau comme un oiseau de mer attardé.