La Salle d’armes/I — Pauline/15

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Dumont (1p. 322-346).


XV


Cependant, on peut le comprendre facilement, nos cœurs étaient pleins de pensées différentes ; aussi ma mère, à peine rentrée, fit-elle signe à Gabrielle de se retirer dans sa chambre. La pauvre enfant vint me présenter son front, comme elle avait l’habitude de le faire autrefois : mais à peine eut-elle senti mes lèvres la toucher et mes bras la serrer sur ma poitrine qu’elle fondit en larmes. Alors ma vue, en s’abaissant sur elle, pénétra jusqu’à son cœur, et j’en eus pitié.

— Chère petite sœur, lui dis-je, il ne faut pas m’en vouloir des choses qui sont plus fortes que moi. C’est Dieu qui fait les événemens, et les événemens commandent aux hommes. Depuis que mon père est mort, je réponds de toi à toi-même ; c’est à moi de veiller sur ta vie et de la faire heureuse.

— Oh ! oui, oui, tu es le maître, me dit Gabrielle ; ce que tu ordonneras, je le ferai, sois tranquille. Mais je ne puis m’empêcher de craindre sans savoir ce que je crains, et de pleurer sans savoir pourquoi je pleure.

— Rassure-toi, lui dis-je ; le plus grand de tes dangers est passé maintenant, grâce au ciel, qui veillait sur toi. Remonte dans ta chambre, prie comme une jeune ame doit prier : la prière dissipe les craintes et sèche les pleurs. Va !

Gabrielle m’embrassa et sortit. Ma mère la suivit des yeux avec anxiété ; puis, lorsque la porte fut refermée :

— Que signifie tout cela ? me dit elle.

— Cela signifie, ma mère, lui répondis-je d’un ton respectueux mais ferme, que ce mariage dont vous m’avez parlé est impossible, et que Gabrielle ne peut épouser le comte Horace.

— C’est que je suis presque engagée, dit ma mère.

— Je vous dégagerai, je m’en charge.

— Mais enfin, me diras-tu pourquoi, sans raison aucune… ?

— Me croyez-vous donc assez insensé, interrompis-je, pour briser des choses aussi sacrées que la parole si je n’avais pas de motifs de le faire ?

— Mais tu me les diras, je pense.

— Impossible ! impossible, ma mère ; je suis lié par un serment.

— Je sais qu’on dit bien des choses contre Horace ; mais on n’a rien pu prouver encore. Croirais-tu à toutes ces calomnies ?

— Je crois à mes yeux, ma mère ; j’ai vu !…

— Oh !…

— Écoutez. Vous savez si je vous aime et si j’aime ma sœur ; vous savez si, lorsqu’il s’agit de votre bonheur à toutes deux, je suis capable de prendre légèrement une résolution immuable ; vous savez enfin si, dans une circonstance aussi suprême, je suis homme à vous effrayer par un mensonge : eh bien ! ma mère, je vous le dis, je vous le jure, si ce mariage s’était fait, si je n’étais pas venu à temps, si mon père, en mon absence, n’était pas sorti de la tombe pour se placer entre sa fille et cet homme, si Gabrielle s’appelait à cette heure madame Horace de Beuzeval, ne me resterait qu’une chose à faire, et je la ferais, croyez-moi : ce serait de vous enlever, vous et votre fille, de fuir la France avec vous pour n’y rentrer jamais, et d’aller demander à quelque terre étrangère l’oubli et l’obscurité, au lieu de l’infamie qui nous attendrait dans votre patrie.

— Mais ne peux-tu pas me dire ?…

— Je ne puis rien dire… j’ai fait serment… Si je pouvais parler, je n’aurais qu’à prononcer une parole, et ma sœur serait sauvée.

— Quelque danger la menace-t-il donc ?

— Non, pas tant que je serai vivant du moins.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! dit ma mère, tu m’épouvantes !

Je vis que je m’étais laissé emporter malgré moi.

— Écoutez, continuai-je : peut-être tout cela est-il moins grave que je ne le crains. Rien n’était arrêté positivement entre vous et le comte, rien n’était encore connu dans le monde ; quelque bruit vague, quelques suppositions, n’est-ce pas, et rien de plus ?

— C’était ce soir seulement la seconde fois que le comte nous accompagnait.

— Eh bien ! ma mère, prenez le premier prétexte venu pour ne pas recevoir ; fermez votre porte à tout le monde, au comte comme aux autres. Je me charge de lui faire comprendre que ses visites seraient inutiles.

— Alfred, dit ma mère effrayée, de la prudence surtout, des ménagemens, des procédés. Le comte n’est pas un homme que l’on congédie ainsi sans lui donner une raison plausible.

— Soyez tranquille, ma mère, j’y mettrai toutes les convenances nécessaires. Quant à une raison plausible, je lui en donnerai une.

— Agis comme tu voudras : tu es le chef de la famille, Alfred, et je ne ferai rien contre ta volonté ; mais, au nom du ciel, mesure chacune des paroles que tu diras au comte, et, si tu refuses, adoucis le refus autant que tu pourras. — Ma mère me vit prendre une bougie pour me retirer. — Oui, tu as raison, continua-t-elle : je ne pense pas à ta fatigue. Rentre chez toi, il sera temps de penser demain à tout cela. — J’allai à elle et l’embrassai : elle me retint la main. — Tu me promets, n’est-ce pas, de ménager la fierté du comte ?

— Je vous le promets, ma mère ; et je l’embrassai une seconde fois et me retirai.

Ma mère avait raison, je tombais de fatigue. Je me couchai et dormis tout d’une traite jusqu’au lendemain dix heures du matin.

Je trouvai en me réveillant une lettre du comte : je m’y attendais. Cependant je n’aurais pas cru qu’il eût gardé tant de calme et de mesure ; c’était un modèle de courtoisie et de convenances. La voici :

« Monsieur,

» Quelque désir que j’eusse de vous faire promptement parvenir cette lettre, je n’ai voulu vous l’adresser ni par un domestique ni par un ami. Ce mode d’envoi, qui est cependant généralement adopté en pareille circonstance, eut pu éveiller des inquiétudes parmi les personnes qui vous sont chères et que vous me permettez, je l’espère, de regarder encore, malgré ce qui s’est passé hier chez lord G., comme ne m’étant ni étrangères ni indifférentes.

» Cependant, monsieur, vous comprendrez facilement que les quelques mots échangés entre nous demandent une explication. Serez-vous assez bon pour m’indiquer l’heure et le lieu où vous pourrez me la donner ? la nature de l’affaire exige, je crois, qu’elle soit secrète et qu’elle n’ait d’autres témoins que les personnes intéressées ; cependant, si vous le désirez, je conduirai deux amis.

» Je crois vous avoir donné la preuve hier que je vous regardais déjà comme un frère, croyez qu’il m’en coûterait beaucoup pour renoncer à ce titre, et qu’il me faudrait faire violence à toutes mes espérances et à tous mes sentimens pour vous traiter jamais en adversaire et en ennemi.

» Comte Horace. »

Je répondis aussitôt :

« Monsieur le comte,

» Vous ne vous étiez pas trompé, j’attendais votre lettre, et je vous remercie bien sincèrement des précautions que vous avez prises pour me la faire parvenir. Cependant, comme ces précautions seraient inutiles vis-à-vis de vous et qu’il est important que vous receviez promptement ma réponse, permettez que je vous l’envoie par mon domestique.

» Ainsi que vous l’avez pensé, une explication est nécessaire entre nous ; elle aura lieu si vous le voulez bien aujourd’hui même. Je sortirai à cheval et me promènerai de midi à une heure au bois de Boulogne, allée de la Muette. Je n’ai pas besoin de vous dire, monsieur le comte, que je serai enchanté de vous y rencontrer. Quant aux témoins, mon avis, parfaitement d’accord avec le vôtre, est qu’ils sont inutiles à cette première entrevue.

» Il ne me reste plus, monsieur, pour avoir répondu en tout point à votre lettre qu’à vous parler de mes sentimens pour vous. Je désirerais bien sincèrement que, ceux que je vous ai voués pussent m’être inspirés par mon cœur ; malheureusement, ils me sont dictés par ma conscience.

» Alfred de Nerval. »

Cette lettre écrite et envoyée, je descendis près de ma mère : elle s’était effectivement informée si personne n’était venu de la part du comte Horace, et sur la réponse que lui avaient faite les domestiques, je la trouvai plus tranquille. Quant à Gabrielle, elle avait demandé et obtenu la permission de rester dans sa chambre. À la fin du déjeuner on m’amena le cheval que j’avais demandé. Mes instructions avaient été suivies, la selle était garnie de fontes : j’y plaçai d’excellens pistolets de duel tout chargés ; je n’avais pas oublié qu’on m’avait prévenu que le comte Horace ne sortait jamais sans armes.

J’étais au rendez-vous à onze heures un quart, tant mon impatiente était grande. Je parcourus l’allée dans toute sa longueur ; en me retournant, j’aperçus un cavalier à l’autre extrémité : c’était le comte Horace. À peine chacun de nous eut-il reconnu l’autre qu’il mit son cheval au galop ; nous nous rencontrâmes au milieu de l’allée. Je remarquai que, comme moi, il avait des fontes à la selle de son cheval.

— Vous voyez, me dit le comté Horace en me saluant avec courtoisie et le sourire sur les lèvres, que mon désir de vous rencontrer était égal au vôtre, car tous deux nous avons devancé l’heure.

— J’ai fait cent lieues en un jour et une nuit pour avoir cet honneur, monsieur le comte, lui répondis-je en m’inclinant à mon tour ; vous voyez que je ne suis point en reste.

— Je présume que les motifs qui vous ont ramené avec tant d’empressement ne sont point des secrets que je ne puisse entendre ; et, quoique mon désir de vous connaître et de vous serrer la main m’eût facilement déterminé à faire une pareille course en moins de temps encore, s’il eut été possible, je n’ai pas la fatuité de croire que ce soit une pareille raison qui vous a fait quitter l’Angleterre.

— Et vous croyez juste, monsieur le comte. Des intérêts plus puissans, des intérêts de famille, dans lesquels notre honneur était sur le point d’être compromis, ont été la cause de mon départ de Londres et de mon arrivée à Paris.

— Les termes dont vous vous servez, reprit le comte en s’inclinant de nouveau, et avec un sourire dont l’expression devenait de plus en plus amère, me font espérer que ce retour n’a point eu pour cause la lettre que vous a adressée madame de Nerval, et dans laquelle elle vous faisait part d’un projet d’union entre mademoiselle Gabrielle et moi.

— Vous vous trompez, monsieur, répondis-je en m’inclinant à mon tour ; car je suis venu uniquement pour m’opposer à ce mariage, qui ne peut se faire.

Le comte pâlit et ses lèvres se serrèrent ; mais presque aussitôt il reprit son calme habituel.

— J’espère, me dit-il, que vous apprécierez le sentiment qui m’ordonne d’écouter avec sang-froid les réponses étranges que vous me faites. Ce sang-froid, monsieur, est une preuve du désir que j’attache à votre alliance ; et ce désir est tel que j’aurai l’indiscrétion de pousser l’investigation jusqu’au bout. Me ferez-vous l’honneur de me dire, monsieur, quelles sont les causes qui peuvent me valoir de votre part cette aveugle antipathie, que vous exprimez si franchement ? Marchons, si vous voulez, l’un à côté de l’autre, et nous continuerons de causer.

Je mis mon cheval au pas du sien, et nous suivîmes l’allée avec l’apparence de deux amis qui se promènent.

— Je vous écoute, monsieur, reprit le comte.

— D’abord, permettez-moi, répondis-je, monsieur le comte, de rectifier votre jugement sur l’opinion que j’ai de vous : ce n’est point une antipathie aveugle, c’est un mépris raisonné.

Le comte se dressa sur ses étriers comme un homme arrivé au bout de sa patience ; puis il passa la main sur son front, et d’une voix où il était difficile de distinguer la moindre altération :

— De pareils sentimens sont assez dangereux, monsieur, pour qu’on ne les adopte et surtout qu’on ne les manifeste qu’après une connaissance parfaite de l’homme qui les a inspirés.

— Et qui vous dit que je ne vous connais pas parfaitement, monsieur ? répondis-je en le regardant en face.

— Cependant, si ma mémoire ne m’abuse, reprit le comte, je vous ai rencontré hier pour la première fois.

— Et cependant le hasard, ou plutôt la Providence, nous avait déjà rapprochés ; il est vrai que c’était la nuit, et que vous ne m’avez pas vu.

— Aidez mes souvenirs, dit le comte ; je suis fort gauche aux énigmes.

— J’étais dans les ruines de l’abbaye de Grand-Pré pendant la nuit du 27 au 28 septembre.

Le comte tressaillit et porta la main à ses fontes : je fis le même mouvement ; il s’en aperçut.

— Eh bien ? reprit-il en se remettant aussitôt.

— Eh bien ! je vous ai vu sortir du souterrain, je vous ai vu enfouir une clef.

— Et quelle détermination avez-vous prise à la suite de toutes ces découvertes ?

— Celle de ne pas vous laisser assassiner mademoiselle Gabrielle de Nerval comme vous avez tenté d’assassiner mademoiselle Pauline de Meulien.

— Pauline n’est point morte ?… s’écria le comte arrêtant son cheval et oubliant, pour cette fois seulement, ce sang-froid infernal qui ne l’avait pas quitté d’une minute.

— Non, monsieur, Pauline n’est point morte, répondis-je en m’arrêtant à mon tour ; Pauline vit, malgré la lettre que vous lui avez écrite, malgré le poison que vous lui avez versé ; malgré les trois portes que vous avez fermées sur elle, et que j’ai rouvertes, moi, avec cette clef que je vous avais vu enfouir. Comprenez-vous maintenant ?

— Parfaitement, monsieur, reprit le comte la main cachée dans une de ses fontes ; mais ce que je ne comprends pas, c’est que, possédant ces secrets et ces preuves, vous ne m’ayez pas tout bonnement dénoncé.

— C’est que j’ai fait un serment sacré, monsieur, et que je suis obligé de vous tuer en duel comme si vous étiez un honnête homme. Ainsi laissez là vos pistolets ; car en m’assassinant vous pourriez gâter votre affaire.

— Vous avez raison, répondit le comte en boutonnant ses fontes et en remettant son cheval au pas. Quand nous battons-nous ?

— Demain matin, si vous le voulez, repris-je en lâchant la bride du mien.

— Parfaitement. Où cela ?

— À Versailles, si le lieu vous plaît.

— Très-bien. À neuf heures je vous attendrai à la pièce d’eau des Suisses avec mes témoins.

— MM. Max et Henri, n’est-ce pas ?…

— Avez-vous quelque chose contre eux ?

— J’ai que je veux bien me battre avec un assassin, mais que je ne veux pas qu’il prenne pour seconds ses deux complices. Cela se passera autrement, si vous le permettez.

— Faites vos conditions, monsieur, dit le comte en se mordant les lèvres jusqu’au sang.

— Comme il faut que notre rencontre reste un secret pour tout le monde, quelque résultat qu’elle puisse avoir, nous choisirons chacun nos témoins parmi les officiers de la garnison de Versailles, pour qui nous resterons inconnus ; ils ignoreront la cause du duel, et ils y assisteront seulement pour prévenir l’accusation de meurtre. Cela vous convient-il ?

— À merveille, monsieur. Maintenant, vos armes ?

— Maintenant, monsieur, comme nous pourrions nous faire avec l’épée quelque pauvre et mesquine égratignure, qui nous empêcherait peut-être de continuer le combat, le pistolet me paraît préférable. Apportez votre boîte, j’apporterai la mienne.

— Mais, répondit le comte, nous avons tous deux nos armes, toutes nos conditions sont arrêtées : pourquoi remettre à demain une affaire que nous pourrions terminer aujourd’hui même ?

— Parce que j’ai quelques dispositions à prendre pour lesquelles ce délai m’est nécessaire. Il me semble que je me conduis à votre égard de manière à obtenir cette concession. Quant à la crainte qui vous préoccupe, soyez parfaitement tranquille, monsieur, je vous répète que j’ai fait un serment.

— Cela suffit, monsieur, répondit le comte en s’inclinant : à demain, neuf heures.

— À demain, neuf heures.

Nous nous saluâmes une dernière fois, et nous nous éloignâmes au galop, gagnant chacun une extrémité de la route.

En effet, le délai que j’avais demandé au comte n’était point plus long qu’il ne me le fallait pour mettre ordre à mes affaires ; aussi, à peine rentré chez moi, je m’enfermai dans ma chambre.

Je ne me dissimulais pas que les chances du combat où j’étais engagé étaient hasardeuses ; je connaissais le sang-froid et l’adresse du comte, je pouvais donc être tué ; en ce cas-là j’avais à assurer la position de Pauline.

Quoique dans tout ce que je viens de te raconter je n’aie pas une fois prononcé son nom, continua Alfred, je n’ai pas besoin de te dire que son souvenir ne s’était pas éloigné un instant de ma pensée. Les sentimens qui s’étaient réveillés en moi lorsque j’avais revu ma sœur et ma mère s’étaient placés près du sien, mais sans lui porter atteinte ; et je sentis combien je l’aimais au sentiment douloureux qui me saisit lorsque, prenant la plume, je pensai que je lui écrivais pour la dernière fois peut-être. La lettre achevée, j’y joignis un contrat de rentes de 10,000 francs, et je mis le tout sous enveloppe à l’adresse du docteur Sercey, Grosvenor-Square, à Londres.

Le reste de la journée et une partie de la nuit se passèrent en préparatifs de ce genre ; je me couchai à deux heures du matin en recommandant à mon domestique de me réveiller à six.

Il fut exact à la consigne donnée ; c’était un homme sur lequel je savais pouvoir compter, un de ces vieux serviteurs comme on en trouve dans les drames allemands, que les pères lèguent à leurs fils et que j’avais hérité de mon père. Je le chargeai de la lettre adressée au docteur, avec ordre de la porter lui-même à Londres si j’étais tué. Deux cents louis que je lui laissai étaient destinés, en ce cas, à le défrayer de son voyage ; dans le cas contraire, il les garderait à titre de gratification. Je lui montrai, en outre, le tiroir où étaient renfermés, pour lui être remis si la chance m’était fatale, les derniers adieux que j’adressais à ma mère ; il devait, de plus, me tenir une voiture de poste prête jusqu’à cinq heures du soir, et, si à cinq heures je n’étais pas revenu, partir pour Versailles et s’informer de moi. Ces précautions prises, je montai à cheval ; à neuf heures moins un quart j’étais au rendez-vous avec mes deux témoins ; c’étaient, comme la chose avait été arrêtée, deux officiers de hussards qui m’étaient totalement inconnus et qui cependant n’avaient point hésité à me rendre le service que je demandais d’eux. Il leur avait suffi de savoir que c’était une affaire dans laquelle l’honneur d’une famille recommandable était compromis pour qu’ils acceptassent sans faire une seule question. Il n’y a que les Français pour être tout à la fois, et selon les circonstances, les plus bavards ou les plus discrets de tous les hommes.

Nous attendions depuis cinq minutes à peine lorsque le comte arriva avec ses seconds ; nous nous mîmes en quête d’un endroit convenable, et nous ne tardâmes pas à le trouver, grâce à nos témoins, habitués à découvrir ce genre de localité. Arrivés sur le terrain, nous fîmes part à ces messieurs de nos conditions, et nous les priâmes d’examiner les armes ; c’était, de la part du comte, des pistolets de Lepage, et de ma part, à moi, des pistolets de Devismes, les uns et les autres à double détente et du même calibre, comme sont, au reste, presque tous les pistolets de duel.

Le comte alors ne démentit point sa réputation de bravoure et de courtoisie ; il voulut me céder tous les avantages, mais je refusai. Il fut donc décidé que le sort réglerait les places et l’ordre dans lequel nous ferions feu ; quant à la distance, elle fut fixée à vingt pas ; les limites étaient marquées pour chacun de nous par un second pistolet tout chargé, afin que nous pussions continuer le combat dans les mêmes conditions si ni l’une ni l’autre des deux premières balles n’était mortelle.

Le sort favorisa le comte deux fois de suite : il eut d’abord le choix des places, puis la priorité : il alla aussitôt se placer en face du soleil, adoptant de son plein gré la position la plus désavantageuse : je lui en fis la remarque, mais il s’inclina, en répondant que, puisque le hasard l’avait fait maître d’opter, il désirait garder le côté qu’il avait choisi : j’allai prendre la mienne à la distance convenue.

Les témoins chargeaient nos armes, j’eus donc le temps d’examiner le comte, et, je dois le dire, il garda constamment l’attitude froide et calme d’un homme parfaitement brave : pas un geste, pas un mot ne lui échappa qui ne fût dans les convenances. Bientôt les témoins se rapprochèrent de nous, nous présentèrent à chacun un pistolet, placèrent l’autre à nos pieds et s’éloignèrent. Alors le comte me renouvela une seconde fois l’invitation de tirer le premier ; une seconde fois je refusai. Nous nous inclinâmes chacun vers nos témoins pour les saluer ; puis je m’apprêtai à essuyer le feu, m’effaçant autant que possible, et me couvrant le bas de la figure avec la crosse de mon pistolet, dont le canon retombait sur ma poitrine dans le vide formé entre l’avant-bras et l’épaule. J’avais à peine pris cette précaution que les témoins nous saluèrent à leur tour, et que le plus vieux donna le signal en disant : « Allez, messieurs. » Au même instant je vis briller la flamme, j’entendis le coup du pistolet du comte, et je sentis une double commotion à la poitrine et au bras : la balle avait rencontré le canon du pistolet, et, en déviant, m’avait traversé les chairs de l’épaule. Le comte parut étonné de ne pas me voir tomber.

— Vous êtes blessé ? me dit-il en faisant un pas en avant.

— Ce n’est rien, répondis-je en prenant mon pistolet de la main gauche. À mon tour, monsieur. Le comte jeta le pistolet déchargé, reprit l’autre et se remit en place.

Je visai lentement et froidement, puis je fis feu. Je crus d’abord que je ne l’avais pas touché, car il resta immobile, et je lui vis lever le second pistolet ; mais, avant que le canon n’arrivât à ma hauteur, un tremblement convulsif s’empara de lui ; il laissa échapper l’arme, voulut parler, rendit une gorgée de sang et tomba raide mort : la balle lui avait traversé la poitrine.

Les témoins s’approchèrent d’abord du comte, puis revinrent à moi. Il y avait parmi eux un chirurgien-major : je le priai de donner ses soins à mon adversaire, que je croyais plus blessé que moi.

— C’est inutile, me répondit-il en secouant la tête, il n’a plus besoin des soins de personne.

— Ai-je fait en homme d’honneur, messieurs ? leur demandai-je.

Ils s’inclinèrent en signe d’adhésion.

— Alors, docteur, ayez la bonté, dis-je en défaisant mon habit, de me mettre la moindre chose sur cette égratignure, afin d’arrêter le sang, car il faut que je reparte à l’instant même.

— À propos, me dit le plus vieux des officiers comme le chirurgien achevait de me panser, où faudra-t-il faire porter le corps de votre ami ?

— Rue de Bourbon, no 16, répondis-je en souriant malgré moi de la naïveté de ce brave homme, à l’hôtel de M. de Beuzeval.

À ces mots, je sautai sur mon cheval, qu’un hussard tenait en main avec celui du comte, et, remerciant une dernière fois ces messieurs de leur bonne et loyale assistance, je les saluai de la main et je repris au galop la route de Paris.

Il était temps que j’arrivasse ; ma mère était au désespoir : ne me voyant pas descendre à l’heure du déjeuner, elle était montée dans ma chambre, et dans un des tiroirs de mon secrétaire elle avait trouvé la lettre qui lui était adressée.

Je la lui arrachai des mains et la jetai au feu avec celle qui était destinée à Pauline, puis je l’embrassai comme on embrasse une mère qu’on a manqué de ne plus revoir et que l’on va quitter sans savoir quand ou la reverra.