La Salle d’armes/I — Pauline/14

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Dumont (1p. 295-319).


XIV


La confidence que m’avait faite Pauline me rendait sa position plus sacrée encore. Je sentis dès lors toute l’étendue que devait acquérir ce dévouement dont mon amour pour elle me faisait un bonheur ; mais en même temps je compris quelle indélicatesse il y aurait de ma part à lui parler de cet amour autrement que par des soins plus empressés et des attentions plus respectueuses. Le plan convenu entre nous fut adopté : elle passa pour ma sœur et m’appela son frère : cependant j’obtins d’elle, en lui faisant comprendre la possibilité d’être reconnue par quelque personne qui l’aurait rencontrée dans les salons de Paris, qu’elle renonçât à l’idée de donner des leçons de langue et de musique. Quant à moi, j’écrivis à ma mère et à ma sœur que je comptais rester pendant un an ou deux en Angleterre. Pauline éleva encore quelques difficultés lorsque je lui fis part de cette décision ; mais elle vit qu’il y avait pour moi un tel bonheur à l’accomplir qu’elle n’eut plus le courage de m’en parler, et que cette résolution prit entre nous force de chose convenue.

Pauline avait hésité long-temps pour décider si elle révélerait ou ne révélerait pas son secret à sa mère, et si, morte pour tout le monde, elle serait vivante pour celle à qui elle devait la vie : moi-même je l’avais pressée de prendre ce parti, faiblement il est vrai : car il m’enlevait à moi cette position de protecteur qui me rendait si heureux à défaut d’un autre titre ; mais Pauline, après y avoir réfléchi, avait repoussé, à mon grand étonnement, cette consolation, et, quelques instances que je lui eusse faites pour connaître le motif de son refus, elle avait refusé de me le révéler, prétendant qu’il m’affligerait.

Cependant nos journées passaient ainsi, pour elle, dans une mélancolie qui semblait parfois n’être point sans charmes, pour moi dans l’espérance, sinon dans le bonheur ; car je la voyais de jour en jour se rapprocher de moi par tous les petits contacts du cœur, et, sans s’en apercevoir elle-même, elle me donnait des preuves lentes mais visibles du changement qui s’opérait en elle : si nous travaillions l’un et l’autre, elle à quelque ouvrage de broderie, moi à un dessin ou à une aquarelle, il m’arrivait souvent, en levant les yeux vers elle, de trouver les siens fixés sur moi : si nous sortions ensemble, l’appui qu’elle me demandait d’abord était celui d’une étrangère à un étranger ; puis, au bout de quelque temps, soit faiblesse, soit abandon, je la sentais peser mollement à mon bras ; si je sortais seul, presque toujours, en tournant le coin de la rue Saint-James, je l’apercevais de loin à la fenêtre regardant du côté où elle savait que je devais venir : tous ces signes, qui pouvaient simplement être ceux d’une familiarité plus grande et d’une reconnaissance plus continuelle, m’apparaissaient à moi comme des révélations d’une félicité à venir ; je lui savais gré de chacun d’eux, et je l’en remerciais intérieurement, car je craignais, si je le faisais tout haut, de lui faire apercevoir à elle-même que son cœur prenait peu à peu l’habitude d’une amitié plus que fraternelle.

J’avais fait usage de mes lettres de recommandation, et, tout isolés que nous vivions, nous recevions parfois quelque visite : car nous devions fuir à la fois et le tumulte du monde et l’affectation de la solitude. Parmi nos connaissances les plus habituelles était un jeune médecin qui avait acquis, depuis trois ou quatre ans, à Londres, une grande réputation pour ses études profondes de certaines maladies organiques : chaque fois qu’il venait nous voir, il regardait Pauline avec une attention sérieuse, qui, après son départ, me laissait toujours quelques inquiétudes : en effet, ces belles et fraîches couleurs de la jeunesse dont j’avais vu son teint autrefois si riche, et dont j’avais d’abord attribué l’absence à la douleur et à la fatigue, n’avaient point reparu depuis la nuit où je l’avais trouvée mourante dans ce caveau ; ou, si quelque teinte revenait colorer momentanément ses joues, c’était pour leur donner, tant qu’elle y demeurait, un aspect fébrile plus inquiétant que la pâleur elle-même. Il arrivait aussi parfois que tout-à-coup, sans cause comme sans régularité, elle éprouvait des spasmes qui la conduisaient à des évanouissemens, et que pendant les jours qui suivaient ces accidens une mélancolie plus profonde s’emparait d’elle. Enfin ils se renouvelèrent avec une telle fréquence et une gravité si visiblement croissante qu’un jour que le docteur Sercey était venu nous faire une de ses visites habituelles, je l’arrachai aux préoccupations qu’éveillait toujours en lui la vue de Pauline, et, lui prenant le bras, je descendis avec lui dans le jardin.

Nous fîmes plusieurs fois sans parler le tour de la petite pelouse ; puis enfin nous vînmes nous asseoir sur le banc où Pauline m’avait raconté cette terrible histoire. Là nous restâmes un moment pensifs ; enfin j’allais rompre le silence, lorsque le docteur me prévint :

— Vous êtes inquiet sur la santé de votre sœur, me dit-il.

— Je l’avoue, répondis-je, et vous-même m’avez laissé apercevoir des craintes qui augmentent les miennes.

— Et vous avez raison, continua le docteur, elle est menacée d’une maladie chronique de l’estomac. A-t-elle éprouvé quelque accident qui ait pu altérer cet organe ?

— Elle a été empoisonnée.

Le docteur réfléchit un instant.

— Oui, c’est bien cela, me dit-il, je ne m’étais point trompé : je vous prescrirai un régime qu’elle suivra avec une grande exactitude. Quant au côté moral du traitement, il dépend de vous ; procurez à votre sœur le plus de distraction possible. Peut-être est-elle prise de la maladie du pays, et un voyage en France lui ferait-il du bien.

— Elle ne veut pas y retourner.

— Eh bien ! une course en Écosse, en Irlande, en Italie, partout où elle voudra ; mais je crois la chose nécessaire.

Je serrai la main du docteur, et nous rentrâmes. Quant à l’ordonnance, il devait me l’envoyer à moi-même. Je comptais, pour ne pas inquiéter Pauline, substituer sans rien dire le régime qui lui serait prescrit à notre manière de vivre ordinaire ; mais cette précaution fut inutile, à peine le docteur nous eut-il quittés que Pauline me prit la main.

— Il vous a tout avoué, n’est-ce pas ? me dit-elle. Je fis semblant de ne pas comprendre, elle sourit tristement. — Eh bien, continuât-elle, voilà pourquoi je n’ai pas voulu écrire à ma mère : à quoi bon lui rendre son enfant pour qu’un an ou deux après la mort vienne la lui reprendre ? c’est bien assez de pleurer une fois ceux qu’on aime.

— Mais, lui dis-je, vous vous abusez étrangement sur votre état : c’est une indisposition et voilà tout.

— Oh ! c’est plus sérieux que cela, répondit Pauline avec son même sourire doux et triste, et je sens que le poison a laissé des traces de son passage et que je suis atteinte gravement ; mais écoutez-moi, je ne me refuse pas à espérer. Je ne demande pas mieux que de vivre : sauvez-moi une seconde fois, Alfred. Que voulez-vous que je fasse ?

— Que vous suiviez les prescriptions du docteur : elles sont faciles, un régime simple mais continu, de la distraction, des voyages.

— Où voulez-vous que nous allions ? je suis prête à partir.

— Choisissez vous-même le pays qui vous est le plus sympathique.

— L’Écosse, si vous voulez, puisque la moitié de la route est faite.

— L’Écosse, soit.

Je fis aussitôt mes préparatifs de départ, et trois jours après nous quittâmes Londres. Nous nous arrêtâmes un instant sur les bords de la Twed pour la saluer de cette belle imprécation que Schiller met dans la bouche de Marie Stuart :

« La nature jeta les Anglais et les Écossais sur une planche étendue au milieu de l’Océan : elle la sépara en deux parties inégales et voua ses habitans au combat éternel de sa possession. Le lit étroit de la Tweed sépare seul les esprits irrités, et bien souvent le sang des deux peuples se mêla à ses eaux : la main sur la garde de leur épée, depuis mille ans ils se regardent et se menacent debout sur chaque rive : jamais ennemi n’opprima l’Angleterre que l’Écossais n’ait marché avec lui ; jamais guerre civile n’embrasa les villes de l’Écosse sans qu’un Anglais n’ait approché une torche de ses murailles, et cela durera ainsi, et la haine sera implacable et éternelle jusqu’au jour où un même parlement unira les deux ennemies comme deux sœurs, et où un seul sceptre s’étendra sur l’île tout entière. »

Nous entrâmes en Écosse.

Nous visitâmes, Walter Scott à la main, toute cette terre poétique que, pareil à un magicien qui évoque des fantômes, il a repeuplée de ses antiques habitans, auxquels il a mêlé les originales et gracieuses créations de sa fantaisie : nous retrouvâmes les sentiers escarpés que suivait, sur son bon cheval Gustave, le prudent Dalgetty. Nous côtoyâmes le lac sur lequel glissait, la nuit, comme une vapeur, la Dame blanche d’Avenel. Nous allâmes nous asseoir sur les ruines du château de Lochleven à l’heure même où la reine d’Écosse s’en était échappée, et nous cherchâmes sur les bords de la Tay le champ-clos ou Torquil du Chêne vit tomber ses sept fils sous l’épée de l’armurier Smith, sans proférer d’autre plainte que ces mots, qu’il répéta sept fois : Encore un pour Eachar !

Cette excursion sera éternellement pour moi un rêve de bonheur dont jamais n’approcheront les réalités de l’avenir : Pauline avait une de ces organisations impressionnables comme il en faut aux artistes, et sans laquelle un voyage n’est qu’un simple changement de localités, une accélération dans le mouvement habituel de la vie, un moyen de distraire son esprit par la vue même des objets qui devraient l’occuper : pas un souvenir historique ne lui échappait ; pas une poésie de la nature, soit qu’elle se manifestât à nous dans la vapeur du matin ou le crépuscule du soir, n’était perdue pour elle. Quant à moi, j’étais sous l’empire d’un charme ; jamais un seul mot des événemens accomplis n’avait été prononcé entre nous depuis l’heure où elle me les avait racontés ; pour moi le passé disparaissait parfois comme s’il n’avait jamais existé. Le présent seul qui nous réunissait était tout à mes yeux : jeté sur une terre étrangère, où je n’avais que Pauline, où Pauline n’avait que moi, les liens qui nous unissaient se resserraient chaque jour davantage par l’isolement ; chaque jour je sentais que je faisais un pas dans son cœur, chaque jour un serrement de main, chaque jour un sourire, son bras appuyé sur mon bras, sa tête posée sur mon épaule, était un nouveau droit qu’elle me donnait sans s’en douter pour le lendemain, et plus elle s’abandonnait ainsi ; plus, tout en aspirant chaque émanation naïve de son ame, plus je me gardais de lui parler d’amour, de peur qu’elle ne s’aperçût que depuis long-temps nous avions dépassé les limites de l’amitié.

Quant à la santé de Pauline, les prévisions du docteur s’étaient réalisées en partie ; cette activité que le changement des lieux et les souvenirs qu’ils rappelaient entretenaient dans son esprit détournait sa pensée des souvenirs tristes qui l’oppressaient aussitôt qu’aucun objet important ne venait l’en distraire. Elle-même commençait presque à oublier, et à mesure que les abîmes du passé se perdaient dans l’ombre, les sommets de l’avenir se coloraient d’un jour nouveau. Sa vie, qu’elle avait crue bornée aux limites d’un tombeau, commençait à reculer ses horizons moins sombres, et un air de plus en plus respirable venait se mêler à l’atmosphère étouffante au milieu de laquelle elle s’était sentie précipitée.

Nous passâmes l’été tout entier en Écosse ; puis nous revînmes à Londres : nous y retrouvâmes notre petite maison de Piccadilly, et ce charme que l’esprit le plus enclin aux voyages éprouve dans les premiers momens d’un retour. Je ne sais ce qui se passait dans le cœur de Pauline ; mais je sais que, quant à moi, je n’avais jamais été si heureux.

Quant au sentiment qui nous unissait, il était pur comme la fraternité : je n’avais pas, depuis un an, redit à Pauline que je l’aimais, depuis un an Pauline ne m’avait point fait le moindre aveu, et cependant nous lisions dans le cœur l’un de l’autre comme dans un livre ouvert, et nous n’avions plus rien à nous apprendre. Désirais-je plus que je n’avais obtenu ?… je ne sais ; il y avait tant de charme dans ma position que j’aurais peut-être craint qu’un bonheur plus grand ne la précipitât vers quelque dénouement fatal et inconnu. Si je n’étais pas amant, j’étais plus qu’un ami, plus qu’un frère ; j’étais l’arbre auquel, pauvre lierre, elle s’abritait, j’étais le fleuve qui emportait sa barque à mon courant, j’étais le soleil d’où lui venait la lumière ; tout ce qui existait d’elle existait par moi, et probablement le jour n’était pas loin où ce qui existait par moi existerait aussi pour moi.

Nous en étions là de notre vie nouvelle, lorsqu’un jour je reçus une lettre de ma mère. Elle m’annonçait qu’il se présentait pour ma sœur un parti, non seulement convenable, mais avantageux : le comte Horace de Beuzeval, qui joignait à sa propre fortune vingt-cinq mille livres de rente qu’il avait héritées de sa première femme, mademoiselle Pauline de Meulien, demandait Gabrielle en mariage !…

Heureusement j’étais seul lorsque j’ouvris cette lettre, car ma stupéfaction m’eut trahi : cette nouvelle que je recevais n’était-elle pas bien étrange en effet, et quelque nouveau mystère de la Providence ne se cachait-il pas dans cette bizarre prédestination qui conduisait le comte Horace en face du seul homme dont il fut connu ? Quelque empire que je fusse parvenu à prendre sur moi-même, Pauline ne s’en aperçut pas moins, en rentrant, qu’il m’était arrivé, pendant son absence, quelque chose d’extraordinaire ; au reste, je n’eus pas de peine à lui donner le change, et dès que je lui eus dit que des affaires de famille me forçaient de faire un voyage en France, elle attribua tout naturellement au chagrin, de nous séparer l’abattement dans lequel elle me retrouvait. Elle-même pâlit et fut forcée de s’asseoir : c’était la première fois que nous nous éloignions l’un de l’autre depuis près d’un an que je l’avais sauvée ; puis il y a, entre cœurs qui s’aiment, au moment d’une séparation, quoique en apparence courte et sans danger, de ces pressentimens intimes, qui nous la font inquiétante et douloureuse, quelque chose que la raison dise pour nous rassurer.

Je n’avais pas une minute à perdre ; j’avais donc décidé que je partirais le lendemain. Je montai chez moi pour faire quelques préparatifs indispensables. Pauline descendit au jardin, où j’allai la rejoindre aussitôt que ces apprêts furent terminés.

Je la vis assise sur le banc où elle m’avait raconté sa vie. Depuis ce temps, je l’ai dit, comme si elle eut été réellement endormie dans les bras de la mort, ainsi qu’on le croyait, aucun écho de ta France n’était venu la réveiller, mais peut-être approchait-elle du terme de cette tranquillité, et l’avenir pour elle allait-il douloureusement se rattacher à ce passé que tous mes efforts avaient eu pour but de lui faire oublier. Je la trouvai triste et rêveuse ; je vins m’asseoir à son côté ; ses premiers mots m’apprirent la cause de sa préoccupation.

— Ainsi vous partez ? me dit-elle.

— Il le faut ! Pauline, répondis-je d’une voix que je cherchais à rendre calme, vous savez mieux que personne qu’il y a des événemens qui disposent de nous, et qui nous enlèvent aux lieux que nous voudrions ne pas quitter d’une heure, comme le vent fait d’une feuille. Le bonheur de ma mère, de ma sœur, le mien même, dont je ne vous parlerais pas s’il était le seul compromis, dépendent de ma promptitude à faire ce voyage.

— Allez donc, reprit Pauline tristement ; allez, puisqu’il le faut ; mais n’oubliez pas que vous avez en Angleterre aussi une sœur qui n’a pas de mère, dont le seul bonheur dépend désormais de vous, et qui voudrait pouvoir quelque chose pour le vôtre !…

— Oh ! Pauline, m’écriai-je en la pressant dans mes bras ; dites-moi, doutez-vous un instant de mon amour ? croyez-vous que je ne m’éloigne pas le cœur brisé ? croyez-vous que le moment le plus heureux de ma vie ne sera pas celui où je rentrerai dans cette petite maison qui nous dérobe au monde tout entier ?… Vivre avec vous de cette vie de frère et de sœur, avec l’espoir seulement de jours plus heureux encore, croyez-vous que ce n’était pas pour moi un bonheur plus grand que je n’avais jamais osé l’espérer ?… oh ! dites-moi, le croyez-vous ?…

— Oui, je le crois, me répondit Pauline ; car il y aurait de l’ingratitude à en douter. Votre amour a été pour moi si délicat et si élevé, que je puis en parler sans rougir, comme je parlerais d’une de vos vertus… Quant à ce bonheur plus grand que vous espérez, Alfred, je ne le comprends pas !… Notre bonheur, j’en suis certaine, tient à la pureté même de nos relations ; et plus ma position est étrange et sans pareille peut-être, plus je suis déliée de mes devoirs envers la société, plus, pour moi-même, je dois être sévère à les accomplir…

Oh ! oui… oui, lui dis-je, je vous comprends, et Dieu me punisse si j’essayais jamais de détacher une fleur de votre couronne de martyre pour y mettre en place un remords ! mais enfin, il peut arriver tels événemens qui vous fassent libre… La vie même adoptée par le comte, pardon si je reviens sur ce sujet, l’expose plus que tout autre…

— Oui ! oui… oui, je le sais… Aussi, croyez le bien, je n’ouvre jamais un journal sans frémir… L’idée que je puis voir le nom que j’ai porté figurer dans quelque procès sanglant, l’homme que j’ai appelé mon mari menacé d’une mort infâme… Eh bien !… que parlez-vous de bonheur dans ce cas-là, en supposant que je lui survécusse ?…

— Oh ! d’abord… et avant tout, Pauline, vous n’en seriez pas moins la plus pure comme la plus adorée des femmes… N’a-t-il pas pris soin de vous mettre à l’abri de lui-même, si bien qu’aucune tache de sa boue ni de son sang ne peut vous atteindre ?… Mais je ne voulais point parler de cela, Pauline ! Dans une attaque nocturne, dans un duel même, le comte peut trouver la mort… Oh ! c’est affreux, je le sais, de n’avoir d’autre espérance de bonheur que celle qui doit couler de la blessure ou sortir de la bouche d’un homme avec son sang et son dernier soupir !… Mais enfin, pour vous-même… une telle fin ne serait-elle pas un bienfait du hasard… un oubli de la Providence ?…

— Eh bien ? dit en m’interrogeant Pauline.

— Eh bien ! alors, Pauline, l’homme qui, sans conditions, s’est fait votre ami, votre protecteur, votre frère, n’avait-il pas droit à un autre titre ?…

— Mais cet homme a-t-il bien réfléchi à l’engagement qu’il prendrait en le sollicitant ?

— Sans doute, et il y voit bien des promesses de bonheur sans y découvrir une cause d’effroi…

— A-t-il pensé que je suis exilée de France, que la mort du comte ne viendra pas rompre mon ban, et que les devoirs que je me suis imposés envers sa vie, je me les imposerai envers sa mémoire ?…

— Pauline, lui dis-je, j’ai songé à tout… L’année que nous venons de passer ensemble a été l’année la plus heureuse de ma vie. Je vous l’ai dit, je n’ai aucun lien réel qui m’attache sur un point du monde plutôt que sur un autre… Le pays où vous serez sera ma patrie !

— Eh bien ! me dit Pauline avec un si doux accent que, mieux qu’une promesse, il renfermait toutes les espérances, — revenez avec ces sentimens, laissons faire à l’avenir, et confions-nous en Dieu.

Je tombai à ses pieds et je baisai ses genoux.

La même nuit je quittai Londres, vers midi j’arrivai au Havre ; je pris aussitôt une voiture de poste et je partis ; à une heure du matin j’étais chez ma mère.

Elle était en soirée avec Gabrielle. Je m’informai dans quelle maison ; c’était chez lord G., ambassadeur d’Angleterre. Je demandai si ces dames y étaient seules, on me répondit que le comte Horace était venu les prendre ; je fis une toilette rapide, je me jetai dans un cabriolet de place, et je me fis conduire à l’ambassade.

Lorsque j’arrivai, beaucoup de personnes s’étaient déjà retirées ; les salons commençaient à s’éclaircir ; mais cependant il y restait encore assez de monde pour que j’y pénétrasse sans être remarqué. Bientôt j’aperçus ma mère assise et ma sœur dansant, l’une avec toute sa sérénité d’ame habituelle, l’autre avec une joie d’enfant. Je restai à la porte, je n’étais pas venu pour faire une reconnaissance au milieu d’un bal ; d’ailleurs je cherchais encore une troisième personne, je présumais qu’elle ne devait pas être éloignée. En effet, mon investigation ne fut pas longue : le comte Horace était appuyé au lambris de la porte en face de laquelle je me trouvais moi-même.

Je le reconnus au premier abord ; c’était bien l’homme que m’avait dépeint Pauline, c’était bien l’inconnu que j’avais entrevu aux rayons de la lune dans l’abbaye de Grand-Pré ; je retrouvai tout ce que je cherchais en lui, sa figure pâle et calme, ses cheveux blonds, qui lui donnaient cet air de première jeunesse, ses yeux noirs qui imprimaient à sa physionomie un caractère si étrange, enfin ce pli du front que, depuis un an, à défaut de remords, les soucis avaient dû faire plus large et plus profond.

La contredanse finie, Gabrielle alla se rasseoir près de sa mère. Aussitôt je priai un domestique de dire à madame de Nerval et à sa fille que quelqu’un les attendait dans la salle des pelisses et des manteaux. Ma mère et ma sœur jetèrent un cri de surprise et de joie en m’apercevant. Nous étions seuls, je pus les embrasser. Ma mère n’osait en croire ses yeux qui me voyaient et ses mains qui me serraient contre son cœur. J’avais fait une telle diligence qu’à peine pensait-elle que sa lettre m’était arrivée. En effet, la veille, à pareille heure, j’étais encore à Londres.

Ni ma mère ni ma sœur ne pensaient à rentrer dans les salons de danse ; elles demandèrent leurs manteaux, s’enveloppèrent dans leurs pelisses et donnèrent l’ordre au domestique de faire avancer la voiture. Gabrielle dit alors quelques mots à l’oreille de ma mère :

— C’est juste, s’écria celle-ci ; — et le comte Horace…

— Demain je lui ferai une visite et vous excuserai près de lui, répondis-je.

— Le voilà, dit Gabrielle.

En effet, le comte avait remarqué que ces dames quittaient le salon ; au bout de quelques minutes, ne les voyant pas reparaître, il s’était mis à leur recherche, et il venait de les retrouver prêtes à partir.

J’avoue qu’il me passa un frissonnement par tout le corps en voyant cet homme s’avancer vers nous. Ma mère sentit mon bras se crisper sous le sien, elle vit mes regards se croiser avec ceux du comte, et, avec cet instinct maternel qui devine tous les dangers, avant que ni l’un ni l’autre de nous deux eut ouvert la bouche :

— Pardon, dit-elle au comte, c’est mon fils, que nous n’avions pas vu depuis près d’un an, et qui arrive de Londres. — Le comte s’inclina.

— Serais-je le seul, dit-il d’une voix douce, à m’affliger de ce retour, madame, et me privera-t-il du bonheur de vous reconduire ?

— C’est probable, monsieur, répondis-je, me contenant à peine ; car, là où je suis, ma mère et ma sœur n’ont pas besoin d’autre cavalier.

— Mais c’est le comte Horace ! me dit ma mère en se retournant vivement vers moi.

— Je connais monsieur, répondis-je avec un accent dans lequel j’avais essayé de mettre toutes les insultes.

Je sentis ma mère et ma sœur trembler à leur tour ; le comte Horace devint affreusement pâle ; cependant aucun autre signe que cette pâleur ne trahit son émotion. Il vit les craintes de ma mère, et, avec un goût et une convenance qui me donnaient la mesure de ce que j’aurais peut-être dû faire moi-même, il s’inclina et sortit. Ma mère le suivit des yeux avec anxiété ; puis, lorsqu’il eut disparu :

— Partons ! partons ! dit-elle en m’entraînant vers le perron.

Nous descendîmes l’escalier, nous montâmes en voiture, et nous rentrâmes à la maison sans avoir échangé une parole.