La Savoie depuis l’annexion à la France/01

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La Savoie depuis l’annexion à la France
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 42 (p. 366-420).
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LA SAVOIE
DEPUIS L'ANNEXION

FORCES PRODUCTIVES DU SOL ET RICHESSES MINERALES DU SOUS-SOL. - LES MINES DES HURTIERES.

En portant sa frontière au sommet des Alpes, la France a embrassé un pays et une population encore peu connus. Les idées les plus singulières se sont répandues au sujet de la Savoie et des Savoyards, et chaque fois que ce nom est prononcé, il réveille nécessairement l’idée d’un sol aride et nu, d’un climat glacé, d’une population inférieure, considérablement inférieure en bien-être, en instruction, en civilisation à celle de la France. Ces notions fausses ou incomplètes, que l’esprit français aiguise volontiers en épigrammes, ne sont pas demeurées dans les milieux obscurs où l’ignorance les fait naître et où le préjugé les entretient : elles ont gagné les régions supérieures, les esprits cultivés, et pénétré jusque dans les documens de la politique et de la diplomatie. Une dépêche, qui n’est pas oubliée, est venue apprendre à l’Europe que la Savoie est un « rocher nu, une bribe montagneuse, » et, dans un rapport sur le sénatus-consulte de l’annexion, ses habitans sont spirituellement qualifiés de « six cent mille malheureux. »

En parlant ainsi, en accueillant dans des documens destinés à la grande publicité européenne ces préjugés de la multitude ignorante, on ne voulait pas sans doute blesser un petit peuple qui a de vives susceptibilités nationales. On tenait seulement à produire dans l’esprit des diplomates étrangers la conviction que l’importance de la Savoie ne méritait pas les alarmes excitées par l’annexion à la France. Nous ignorons si cette conviction s’est faite, si les défiances sont partout tombées. Un résultat moins incertain s’est produit : l’argument à l’adresse des puissances étrangères, a été apporté, avec des commentaires variés et parfois blessans, par chaque nouveau compatriote arrivant dans les provinces annexées. La Savoie s’est sentie humiliée ; les sympathies qui l’avaient entraînée vers la France se sont tout à coup arrêtées devant l’opinion venant à elle chargée de notions fausses et épigrammatiques dont l’esprit des fonctionnaires eux-mêmes n’a pas toujours su s’affranchir ; des froissemens ont eu lieu qu’il serait imprudent d’ignorer ; des blessures vives ont été faites à l’amour-propre national, cachées aujourd’hui et sans danger, mais non cicatrisées.

Le remède à une situation fâcheuse qui peut empirer sous l’influence de certains événemens, ce remède est dans l’estime de la France pour un petit peuple désormais enfermé dans ses limites ; mais on n’estime que ce que l’on connaît. Des études consciencieuses, équitables et sympathiques offrent donc un intérêt général. La vie de ce peuple, son caractère, ses aptitudes diverses, les conditions physiques du pays qu’il habite, les phénomènes grandioses du climat, les forces productives du sol, les richesses minérales cachées dans les montagnes, sont autant de sujets qui intéressent également la politique, la science, l’agriculture et l’industrie, et nous ne croyons pas entreprendre une tâche inutile en essayant de répondre à ces divers ordres de questions.


I

La superficie de la Savoie est de 1,147,402 hectares. Très élevé dans les parties appuyées contre les hautes Alpes, que les anciens ont nommées Pennines, Grecques et Cottiennes, le sol s’abaisse graduellement, du côté de la Suisse et de la France, jusqu’au niveau des plaines ouvertes de l’Ain et de l’Isère. Il est formé d’un massif de montagnes reliées à la chaîne centrale par un système compliqué de contre-forts et de chaînes secondaires soulevés par la même explosion des forces primitives du globe. La première impression qu’éprouve le spectateur placé sur un point culminant est celle d’un pays glacé et nu. Le regard ne rencontre d’abord que des surfaces désolées, des sommités aiguës des rochers dont les flancs déchirés mettent à découvert les secrets de leur formation géologique ; mais à mesure qu’il s’abaisse, l’aspect change, la vie apparaît, la végétation déroule ses zones vertes sur les versans. Au pied des grands monts se creusent les vallées, semblables aux abîmes d’une mer bouleversée et saisie d’un froid intense au plus fort de la tourmente. Peu profondes et d’un climat sévère dans le voisinage de la grande chaîne, elles s’approfondissent, elles s’élargissent, offrent une température plus douce en s’éloignant de leur point de départ, et elles s’ouvrent enfin par de larges issues sur les splendides bassins du Léman, du Rhône et de l’Isère, où se précipitent toutes les eaux de la Savoie. Le pays, qui paraissait un immense chaos frappé de stérilité quand on n’en apercevait que les parties supérieures du relief, offre maintenant le spectacle varié d’une succession de vallées verdoyantes débouchant les unes dans les autres, où la végétation étale ses merveilles et où le sol produit à côté de la flore sauvage des climats du Nord celle des climats privilégiés de la France centrale. Les plantes montent à l’assaut des hauteurs, et telle est la puissance de la vie végétale sur ce sol accidenté qu’à peine la dixième partie de la superficie est improductive. Les 130,000 hectares marqués improductifs au cadastre représentent les sommités couronnées de neiges permanentes, les affleuremens de roches, les lits et les gravières des nombreux torrens et rivières alimentés par la région des glaciers.

La limite inférieure des neiges permanentes descend dans le massif de Savoie jusqu’à 2,700 mètres au-dessus du niveau de la mer, et le point du sol le plus bas est à 200 mètres, niveau des plaines de la Saône. Toute la surface productive est comprise entre ces deux limites extrêmes. Sur les 2,500 mètres intermédiaires se passent des phénomènes de végétation du plus haut intérêt pour les sciences naturelles et l’économie agricole. Les plantes, les productions diverses sont distribuées par régions suivant le degré d’altitude barométrique ; elles forment des zones horizontales qui coupent les versans, régulièrement superposées quand le travail de l’homme ne vient point en troubler la distribution naturelle. En descendant la montagne, on parcourt toute la série des forces productives du sol.

Voici d’abord la région des gazons qui succède immédiatement à celle des neiges. Ils poussent menus et serrés sous le chaud rayon du soleil d’avril, environnent les sommets et tapissent les anfractuosités des rochers. Leur couleur d’un vert profond tranche vivement sur la blancheur éclatante de la zone supérieure. Là commencent les grands pâturages aux pentes rapides, que parcourent d’un pied léger et sûr la petite vache des Alpes et les immenses troupeaux de moutons venus des régions de la plaine ; plus bas, mais déjà à une hauteur de 2,000 mètres, les premières habitations humaines de la belle saison, le chalet caché dans un pli de la montagne, ramassé sur lui-même et surchargé de lourdes pierres plates pour résister à l’effort de l’orage. De cette région élevée descendent les produits les plus abondans de la Savoie, le veau et le mouton gras pour la boucherie, un beurre délicieux qui doit ses qualités à la nature des herbages aromatiques des hauts pâturages bien plus qu’à une fabrication perfectionnée, et les diverses espèces de fromage entre lesquelles se distingue celui qu’on fabrique dans la vallée de Tigne, au pied du petit Saint-Bernard, déjà connu et estimé des Romains sous le nom de vatusicum, si l’on en croit le naturaliste Pline. Les espaces en pâturages occupent presque le tiers de la superficie productive, environ 300,000 hectares. Ces vastes étendues gazonnées appartiennent généralement aux communes. L’usage patriarcal de la jouissance en commun et sans redevance s’y est maintenu pendant de longs siècles à la faveur d’une législation paternelle. Il s’y est combiné ensuite avec la taxe de capitation du bétail. Enfin les communes, pressées par le besoin d’augmenter leurs revenus, sont entrées peu à peu dans la voie des amodiations à des particuliers. Ce nouveau système, dont la mise en vigueur ne remonte pas au-delà de trente ans, a introduit dans les montagnes les troupeaux transhumans, fléau des pays qui les reçoivent. Cette année, le seul département de la Savoie n’a pas reçu moins de 40,000 moutons. Ils arrivent des départemens du centre et du midi par bandes de quatre à cinq cents, soulevant des flots de poussière sur la route, dévorant l’herbe du bord et quelquefois des champs voisins, dont ils franchissent les clôtures. En tête s’avance la chèvre avec le grelot traditionnel, fière de conduire un aussi grand troupeau ; au milieu, l’âne patient, chargé de la provision des bergers, écartant doucement du pied l’agneau perdu dans la foule ; derrière viennent les bergers avec le chien, sans cesse occupés à presser les retardataires. L’antique indivision du pâturage était un obstacle à l’introduction des troupeaux étrangers. Attaquée brusquement depuis l’annexion, elle résiste encore dans bien des localités. Elle sera vaincue, mais non sans de douloureux froissemens parmi la population du haut pays, très attachée à ce mode de jouissance en commun, quoiqu’il ne soit pas le plus profitable au budget de la commune, ni le plus favorable à l’aménagement des forêts.

Au pâturage succède la forêt, qui occupe une étendue d’environ 194,000 hectares. Elle s’élève jusqu’à 1,900 mètres d’altitude. À sa limite supérieure, les plantes sont maigres, rabougries, et semblent lutter contre une puissance invisible qui les écrase. Elles s’étendent en circonférence pour puiser horizontalement la vie végétale qu’elles ne trouvent plus verticalement ; bientôt la plante buissonne, et le buisson lui-même va mourir dans le pâturage à quelques pas de la ligne extrême. Un fait intéressant pour l’économie forestière a été souvent observé à cette hauteur : si l’on abat les plantes les plus fortes qui protègent la ligne supérieure, la forêt bat en retraite, plie comme une armée en déroute sous le poids de l’influence climatérique victorieuse, et descend pour ne plus remonter. Les plantes demeurées debout s’étiolent dans leur isolement, le désert se fait autour d’elles, elles ne se reproduisent pas, et le front mutilé de la forêt ne peut plus se reformer. C’est ainsi que des espaces considérables marqués en forêts dans le cadastre de 1738, — le plus ancien cadastre général entrepris par un gouvernement moderne, — ont été transformés progressivement en pâturages., en pentes ravagées par l’avalanche et le torrent, où des troncs et des racines attestent encore l’ancien triomphe de la zone boisée sur le climat meurtrier de ces hauteurs. Il n’est pas probable que le terrain perdu puisse être reconquis par les procédés artificiels du reboisement, et bien des projets qui s’agitent dans les délibérations des conseils-généraux et les rapports officiels courent grand danger d’aboutir à de coûteuses déceptions, si, avant de les mettre à exécution, on ne tient pas un compte exact du fait que je viens de signaler. Comment de faibles pépinières et même des plants déjà forts pourraient-ils soutenir le choc du climat là où la forêt de haute tige et venue naturellement est forcée de reculer quand elle ne se présente pas en bataillons serrés ? Les forêts ont leur hypsométrie naturelle, que le climat, l’exposition et le voisinage des neiges permanentes font varier à l’infini ; bien plus, chaque essence a son hypsométrie, soumise aux mêmes accidens. Les essences les plus hardies, celles qu’on trouve le plus haut, sont le mélèze, les diverses espèces du pin et du sapin, le pinus abies, le pinus picea, l’abies excelsa. Écrasées dans les parties supérieures de la zone forestière, ces plantes se redressent en descendant les versans, où elles rencontrent des abris et un sol humide et profond, et atteignent des proportions colossales qui donnent aux forêts noires un caractère particulier de grandeur et de majesté.

Après la forêt viennent les cultures, qui montent en Savoie à des hauteurs vraiment extravagantes, car elles y occupent des pentes qu’une économie agricole mieux entendue assignerait au bois ou au pâturage, pour les garantir des érosions pluviales. Il n’est pas rare de les rencontrer à 1,200 mètres, l’avoine et le seigle en tête, l’orge après, le froment le dernier, qui monte néanmoins à 1,000 mètres dans les bonnes expositions et les terrains riches. L’agriculture dépense sur ces hauteurs une somme de forces humaines beaucoup plus grande qu’au bas de la vallée. La pente est souvent si rapide que le plus léger attelage roulerait dans l’abîme, et l’homme est la seule machine qui puisse y être appliquée ; mais que de vigueur et de force musculaire il y déploie ! Au premier beau jour, quand son champ aimé est encore caché sous la neige, il y est déjà, répandant de la terre ou de la bourre d’avoine pour activer la fonte de la couche rebelle. Par ce procédé, il gagne sur l’hiver plusieurs jours qu’il utilise à réparer les désastres de la mauvaise saison, à remuer la terre encore humide, et à porter à la ligne du haut les deux ou trois sillons d’en bas qui menacent de s’écrouler sur le champ du voisin. Il fait les labours à la pioche ou à la pelle, il porte l’engrais sur son dos, et lorsque la maigre moisson, arrosée de tant de sueurs, sera mûrie, il la transportera encore gerbe après gerbe sur l’aire de la grange, accomplissant ainsi à la force du bras les travaux qu’ailleurs on exécute avec les bêtes et les machines. À ce dur labeur, la population du haut pays acquiert une vigueur physique peu commune : la taille est généralement élevée, les formes bien prises, et les vices corporel, rares. L’esprit est aussi plus éveillé que chez les habitans du fond de la vallée, noyés dans les influences atmosphériques débilitantes au milieu desquelles se produit la triste affection du goître et du crétinisme. Elle est combattue dans la région élevée par l’air tonique et vivifiant, le meilleur remède qu’on puisse lui opposer. Le recrutement militaire trouve peu de cas de réforme parmi cette forte race de paysans montagnards, qui a fourni pendant des siècles à la maison de Savoie le nerf de sa puissance militaire.

Les cultures pénètrent dans la zone des forêts au-dessus, et dans celle des vignes au-dessous, franchissent celle-ci et se répandent. dans la vallée. La surface annuellement ensemencée en céréales et en légumineuses est d’environ 200,000 hectares, qui rendent 2 millions d’hectolitres. Ce rendement de 10 hectolitres par hectare n’est pas inférieur à celui des pays que l’on croit plus favorisés que la Savoie, mais il accuse une économie rurale peu prévoyante, qui donne trop d’étendue aux céréales et trop peu aux prairies. La terre est partout merveilleusement propre aux plantes fourragères, aux prairies artificielles et naturelles, partout à portée des innombrables cours d’eau qui peuvent être utilisés pour les irrigations. La pratique des prairies y est appelée pour ainsi dire par le climat, par la nature du sol et sa configuration. On lui demande au contraire des céréales en trop grande quantité ; il est surmené par des cultures similaires épuisantes, par des céréales, toujours des céréales, dont le roulement perpétuel est interrompu de temps en temps par la pomme de terre. L’esprit savoyard résiste encore au procédé recommandé par tous les bons agronomes, qui consiste à transformer un champ en prairie pour augmenter les têtes de bétail et la charge d’engrais. La routine est cependant fortement ébranlée depuis quelques années par les sociétés d’agriculture fondées à Annecy et à Chambéry, et surtout par l’exemple des agriculteurs intelligens, qui deviennent de jour en jour plus nombreux. La surface en prairies était déjà en 1852, suivant les statistiques sardes, de 230,000 hectares.

Le relief du pays, coupé de vallées profondes courant dans toutes les directions, offre d’admirables expositions aimées de la vigne, qui y grimpe à des hauteurs inconnues ailleurs. Dans la vallée supérieure de l’Isère, entre Moutiers et le bourg Saint-Maurice, elle s’élève jusqu’à 800 mètres. Le vignoble de Bellantre est, sauf erreur, le plus haut de l’Europe ; mais c’est là un fait exceptionnel : l’élévation moyenne de la vigne se maintient dans les vallées de la Savoie entre 5 et 600 mètres. On peut la cultiver avec avantage dans beaucoup de vallées, malgré la proximité des neiges, par suite du phénomène bien connu de la réverbération solaire : les rayons du soleil, réfléchis contre les parois des rochers dominans, concentrent la chaleur sur les coteaux qu’elle occupe, et la température s’y élève à un degré que ne comporte ni le climat général du pays ni la latitude équatoriale. On compte plusieurs de ces expositions privilégiées où les vins acquièrent les qualités des grands crus de France. Tels sont les vins blancs d’Aïse, de Seyssel et de Frangy, abrités par le Môle et les hauteurs du Wuache, les vins rouges du bassin de Chambéry et de la vallée de l’Isère, les Monterminod, les Montmélian, les Cruet, les Arbins, les Saint-Jean-de-la-Porte, auxquels il ne manque guère que certains procédés de vinification pour les faire apprécier au loin.

La zone des vignes entoure la base de la montagne sur trois côtés, le levant, le midi et le couchant, mais seulement dans les vallées les plus profondes. Dès qu’on pénètre dans les vallées rapprochées de la grande chaîne des Alpes, elle ne réussit plus que dans les expositions du midi, protégées contre les vents du nord. La vigne s’étend sur une superficie de 14,000 hectares, dont la production, année moyenne, est de 50 hectolitres par hectare. On l’appelle vigne basse par opposition à la vigne haute, que l’on fait monter sur des érables et sur d’autres plantes, selon l’antique méthode décrite par Virgile. La vigne haute ou le hutin, comme l’appellent les gens du pays, encombre les cultures des plaines basses et des premiers plans inclinés de la vallée. Quand elle a jeté ses vigoureux sarmens, mariés aux branches de la plante qui la supporte, la plaine apparaît comme un vaste taillis de chênes découpés de rectangles de champs cultivés. Il faut que le sol ait une force de production extraordinaire pour porter à la fois les céréales, la vigne et ces forêts d’érables. L’opinion que ces divers produits ne se nuisent pas entre eux est assez répandue parmi les cultivateurs. On obtient encore des vignes cultivées en hutins 50,000 hectolitres d’un vin de qualité inférieure, qui ne se peut conserver longtemps.

Ainsi l’aspect change du sommet à la base, ainsi les zones de végétation se déroulent au regard étonné. La science s’est efforcée de pénétrer dans les causes de cette gradation pittoresque. Une montagne a été comparée à plusieurs degrés de latitude équatoriale superposés dans le court espace de sa hauteur. Chaque élévation de 78 a 85 mètres correspond en effet à un déplacement d’un degré vers le nord. Une élévation de 2,700 mètres, limite des neiges permanentes, reproduira donc tous les parallèles, du globe terrestre compris entre le 71e et le 38e degré, c’est-à-dire entre la Laponie et le midi de la France, et, par une conséquence nécessaire, tous les climats intermédiaires et toutes les productions qui caractérisent ces climats. L’élément le plus appréciable d’un climat, c’est la température. La température est en raison inverse de l’altitude : elle s’abaisse à mesure qu’on s’élève. Il n’est pas un touriste gravissant nos montagnes qui n’ait senti les effets de cette loi ; mais il est intéressant de l’étudier avec les instrumens de précision, car elle explique tous les phénomènes de végétation qui ont frappé nos regards.

Les Alpes ont été explorées dans tous les sens avec deux instrumens de précision dont l’un mesure la hauteur et l’autre la température, le baromètre et le thermomètre. L’étude de la flore venant en aide à l’hypsométrie et à la thermographie, on a pu tracer des régions végétales habitées par des sujets qu’on n’aperçoit plus ni au-dessus ni au-dessous, et qui ont servi de jalons pour construire une véritable géographie botanique. Une grande part de ce travail revient à la savante Genève. Les hommes studieux de cette ville se sont répandus dans nos montagnes depuis le milieu du siècle dernier ; leur caravane patiente, conduite par le grand de Saussure, a révélé un monde nouveau à peine soupçonné auparavant, le monde des Alpes. À la suite des Genevois sont venus les explorateurs des autres pays, et entre ces derniers ceux que la Savoie a produits ne sont pas à dédaigner. MM. F. Dumont et G. Mortillet ont attaché leur nom à un même travail[1] où ils suivent cette loi de la dégradation de la température en raison de l’altitude. Aidés des données fournies sur le même sujet par les frères Schlaginweit, ils sont arrivés à fixer d’une manière assez exacte le rapport de la température avec l’altitude. La moyenne de l’abaissement du thermomètre centigrade a été trouvée d’un degré pour chaque élévation de 166 mètres dans le massif entier de Savoie ; mais en l’abordant des plaines basses, de Bourg, de Grenoble ou de Turin, l’abaissement est plus rapide : de 200 à 600 mètres, il est d’un degré par chaque élévation de 116 mètres, et de 600 mètres jusqu’au sommet des montagnes le même abaissement n’a lieu que tous les 247 mètres. Le rapport entre la température et l’altitude n’est pas le même en hiver et en été : il faut monter en janvier 229 mètres et en juillet 142 seulement pour faire tomber le thermomètre d’un degré. L’explication de la différence est dans le fait qu’en été le fond de la vallée s’échauffe pendant que les hauteurs sont constamment rafraîchies, et qu’en hiver la température est plus uniformément basse dans la vallée et sur la montagne.

Avec la température, toutes les autres conditions météorologiques d’un climat, humidité, évaporation, densité de l’air, électricité, sont successivement modifiées en raison de l’altitude barométrique, et avec le climat se modifient aussi toutes les productions du sol : au sommet de la montagne, celles des plaines froides de la Laponie ; sur le versant, celles des pays tempérés, et à la base, sur un sol constamment enrichi d’alluvions au détriment des hauteurs et exceptionnellement réchauffé par la concentration de la chaleur, des splendeurs de végétation qu’on est étonné de rencontrer si près de la région des neiges et des glaciers.

Dans les vallées étroites, le sol en plaine acquiert, sous l’action combinée de la chaleur et de l’humidité, la fertilité des terrains vierges ; la végétation s’y développe avec une puissance qui rappelle les tropiques ; d’énormes noyers abritent les villages, et des châtaigniers aux proportions gigantesques garnissent les premiers gradins de la montagne. Cette exubérance de vie contraste singulièrement avec l’aridité des sommets dénudés, percés d’affleuremens de roches grises ou couverts de maigres pâturages et de forêts maladives. Ce contraste est le résultat des forces de la nature et du travail inintelligent de l’homme. Chaque année, la région supérieure livre une partie de ses élémens à l’avalanche et au torrent qui les entraînent avec fracas, ou à l’action lente et insensible des vents violens qui mordent sans cesse les surfaces élevées. L’homme vient en aide à ces forces aveugles par le déboisement qui facilite le rapide écoulement des eaux, par les cultures qui leur préparent un sol tout ameubli, et le pied des animaux, en déchirant le tapis des pentes gazonnées, les dispose aux érosions pluviales.

Pour avoir une idée du mouvement des terres qui s’opère dans la région alpestre, il faut assister à l’étrange et bruyant spectacle que présentent les deux versans de la vallée pendant les pluies chaudes du printemps. L’hiver a chargé les sommets d’une couche de neige de plusieurs mètres d’épaisseur ; les vents d’Afrique ont soufflé, chassant des colonnes de vapeurs enlevées à la Méditerranée, qui se résolvent en pluies torrentielles en entrant dans la région froide des Alpes. Alors au calme imposant, à l’immobile rigidité des hauteurs pendant les jours d’hiver succèdent le bruit et le mouvement ; les Alpes s’émeuvent sous la tiède haleine des vents du midi et de l’ouest ; de chaque couloir de la montagne descend, se précipite un courant grossi ou formé subitement, impétueux, mugissant, roulant sa provision de terres, de graviers et de quartiers de rocher, et tous ces torrens sont recueillis au bas en un seul qui défie par son régime indomptable la science de l’ingénieur des ponts et chaussées. Si le couloir est formé de couches de schiste friable et d’argile, le torrent les corrode, des éboulemens se produisent, et les eaux, arrêtées un moment, grossissent derrière leur barrage, le surmontent bientôt et poussent dans la vallée une masse épaisse et noire qui arrive avec l’effrayante lenteur de la lave d’un volcan. Les vieillards d’Aiguebelle en Maurienne ont gardé le souvenir d’une de ces laves schisteuses qui a englouti l’église et le village de Randens. L’avalanche agit de même sur les terres. Il en est de deux sortes, l’une humide, l’autre sèche. L’avalanche humide, la plus dangereuse, emporte toute la couche de neige abondamment saturée d’eau de pluie, balaie les pentes et ne laisse que le roc nu sur son passage. L’avalanche sèche n’emporte que les neiges récentes, qui glissent sur les anciennes. Le plus léger accident, un cri, une détonation qui ébranle l’atmosphère, l’aile d’un corbeau qui frôle la surface de la neige, suffit à les déterminer l’une et l’autre. La neige commence à se mouvoir insensiblement, une fente horizontale se dessine à la pente la plus rapide, au point où la neige qui se meut se sépare de celle qui demeure immobile. Malheur au voyageur égaré en aval de cette ligne ! il est entraîné avec le sol qu’il foule ; de vastes étendues s’ébranlent et pressent les neiges inférieures, qui moutonnent, s’arrondissent en vagues fumantes contre les plis du terrain, glissent toujours, même alors qu’elles rencontrent des surfaces parfaitement planes ; enfin-elles se précipitent par les chutes de la montagne avec un bruit sourd qui ébranle l’air et souvent détermine le même mouvement sur un autre point. Le voyageur a disparu, et son corps mutilé ne sera retrouvé qu’à la fonte des neiges, parmi les autres matériaux solides entraînés avec lui, les blocs énormes et les grandes pièces de la forêt déracinées et brisées comme des pailles.

Le mouvement des terres sous l’action de tous ces agens a été suivi d’un mouvement correspondant de la population, qui, elle aussi, est entraînée dans le bas de la vallée. La dépopulation progressive des communes élevées est un fait significatif établi par les savantes recherches de l’archevêque de Chambéry. Dès 630 communes de la Savoie, on connaît la hauteur barométrique de 511, prise au principal hameau : 53 sont situées entre 1,900 et 1,000 mètres, 168 entre 1,000 et 600 ; et 288 entre 600 et 200. Or en deux siècles, de 1650 à 1829, la population, loin d’avoir suivi le mouvement général qui l’a presque doublée, a diminué de 5 pour 100 dans les communes supérieures pendant qu’elle augmentait de 8 dans les moyennes et de 31 dans celles de la plaine. L’état du sol s’est ressenti de cette diminution progressive de la population des montagnes. Le cadastre de 1738, auquel travailla Jean-Jacques Rousseau, désigne des champs, des jardins et des maisons dans des localités où l’on n’en retrouve plus. La chaumière a disparu avec le jardin potager qui l’accompagnait, le buisson et le pâturage ont remplacé le champ d’avoine, et l’homme, qui avait commencé le mouvement par des cultures imprudentes et des déboisemens, l’homme a suivi la terre, sa nourricière, entraînée dans la vallée. Le climat, rendu plus meurtrier par la disparition de la forêt protectrice, est aussi entré pour sa part dans l’expulsion de la population. Les maigres céréales, l’avoine, le seigle, et quelques légumineuses récoltées abondamment autrefois dans le haut pays y sont aujourd’hui compromises par les gelées de l’avant et de l’arrière-saison, et en plus d’un cas elles ont dû être abandonnées malgré la routine qui attache le paysan montagnard à ses anciens procédés agricoles.


II

L’aspect du pays donne à comprendre quel doit être le genre de vie de la population agricole. Activité et dépense extraordinaire de forces physiques pendant que le sol est libre, repos et inertie pendant les longs hivers, voilà les deux côtés saillans de la vie dans la région alpestre. Plus bas, où le climat est moins sévère, le travail est plus également réparti sur l’année ; mais le cultivateur n’a pas la même activité de corps et d’esprit. Cette différence est attribuée en partie à la pression atmosphérique sur le corps humain : elle diminue d’environ 250 kilogrammes pour chaque centaine de mètres d’élévation sur la surface du corps, évaluée à 1 mètre carré. La connaissance de cette loi physique, dont la science médicale a tiré des conséquences fécondes pour l’étude des maladies, n’est pas moins importante au point de vue du travail agricole. La pression de l’air étant moins forte sur le travailleur de la région élevée, il est plus libre dans ses mouvemens ; mais, par une conséquence nécessaire, sa force est plus vite épuisée, et la fatigue le gagne plus rapidement que l’habitant des lieux inférieurs. De là ce travail excessif et cette excessive paresse du montagnard. Pendant ma morte saison agricole, qui dure souvent cinq mois, toute activité cesse dans les villages : près de la moitié de l’année est perdue pour la production. C’est alors que l’émigration coule abondamment des montagnes de la Savoie sur les autres pays, principalement sur la France, et se verse dans les dernières conditions de la domesticité et du travail. Chaque année, le courant emporte une partie de la population, non inférieure à 25,000 individus, et les ramène presque tous au printemps. Ce qui reste au hameau est condamné à l’oisiveté. Les industries locales qu’on trouve en Savoie, les travaux de paille dans le Chablais, l’horlogerie dans le Faucigny, les carrières, les mines, le commerce des bois et des grains un peu partout, n’occupent qu’un bien petit nombre de bras relativement à la population oisive. Les longues veillées de l’hiver se passent autour du poêle en gueuse ou dans les étables, disposées pour recevoir d’un côté le bétail et de l’autre la réunion de la famille. Au milieu est posée sur un socle de pierre la lampe antique, projetant sa lumière douteuse sur le cercle des femmes qui filent ; plus loin, les hommes sont étendus sur la paille, causant, riant ou dormant, et à l’arrière-plan le bétail étonné, qui ouvre de grands yeux aux éclats de rire de la bruyante compagnie. La belle saison venue, tous ces bras inoccupés reprennent leur vigueur ; l’activité, le travail, la lutte recommence, car sur ce sol inégal et tourmenté l’agriculture est une véritable lutte. Elle ne consiste pas seulement à faire les labours que réclame le sol en plaine ; il faut le retenir lui-même sur la pente et le disputer aux agens continuellement à l’œuvre qui l’entraînent. Le travail des instrumens perfectionnés, des charrues qui fouillent profondément la terre, ne ferait qu’en activer le mouvement, parce qu’elle ne peut être tournée, quoi qu’on fasse, que dans le sens de la pente. Le champ serait bientôt dépouillé de sa couche arable, si elle n’était sans cesse remontée par la pratique pénible du transport. On a inventé pour cette opération des mécanismes ingénieux et variés, des fils de fer tendus qui supportent des paniers mouvans pleins de terre, ou bien des cordes qui s’enroulent autour d’un arbre cylindrique, en attirant au sommet du champ le tombereau lourdement chargé ; mais ces inventions diverses exigent un effort d’esprit et des ressources matérielles au-dessus de la portée commune, et la force généralement employée est toujours celle du bras et des épaules du cultivateur. Il porte chaque année une partie du sol, et au bout d’un certain nombre d’années tout le sol cultivé en pente a passé sur les bras de la population agricole. C’est un spectacle qui ne manque pas de grandeur que celui de cette population suspendue aux versans des montagnes, énergique et active à ses heures, roulant le sol auquel elle arrache sa subsistance, luttant contre la nature alpestre, le climat, le torrent et l’avalanche, et jetant, en dépit de tous les obstacles, ses audacieuses cultures jusqu’aux limites des éternels hivers.

Cette terre qui lui coûte tant de fatigues, le peuple de Savoie la recherche avidement et l’aime d’un amour exagéré, aveugle. Il la paie des prix insensés. Elle est d’un prix plus élevé en Savoie que dans les autres départemens, plus élevé en montagne qu’en plaine, quoiqu’ici la rente soit supérieure et la culture moins laborieuse. La raison en est simple : le commerce et l’industrie étant peu développés, les capitaux qui se forment dans le pays et ceux qui sont amenés des pays étrangers par une émigration périodique ne cherchent pas d’autre emploi que la terre, et comme l’émigration puise plus largement parmi la population des montagnes que parmi celle des plaines et y ramène plus d’argent, il est naturel que les prix soient plus élevés dans le haut pays. L’écart entre les prix a provoqué un curieux mouvement de la population : celle des vallées hautes s’est reportée sur les parties basses, attirée par des prix inférieurs et peut-être aussi par l’attrait puissant d’un climat moins sévère. Le mouvement a été sensible surtout de 1815 à 1848. Pendant cette période de paix générale, sous un gouvernement qui favorisait l’accroissement de la population par le système singulier des primes accordées aux familles nombreuses, elle avait élargi son champ de travail agricole, défriché les landes, resserré les torrens, reculé le front de la forêt, abattu la haie épaisse le long des chemins et des sentiers, et les cultures étaient montées jusqu’à la limite extrême de la force productive du sol. Celui qui chercherait dans le cadastre de 1738 la distribution actuelle du territoire entre les diverses productions courrait assurément grand danger de se tromper. C’est néanmoins sur ce cadastre qu’est encore assise aujourd’hui la contribution foncière de la Savoie ; c’est sur cette base incertaine que le régime sarde a élevé ses surimpositions, et le régime français ses centimes généraux, facultatifs, ordinaires et extraordinaires. Les plaintes des contribuables après l’annexion trouvent dans cette incertitude sur la matière imposable leur excuse et leur explication ; mais les opérations cadastrales qui se poursuivent en ce moment vont faire cesser bientôt l’incertitude. Elles auront sans doute à constater l’extension de la surface cultivée dans les montagnes. Le flot grossissant de la population s’arrêta enfin, et l’on comprit qu’il y avait quelque chose de mieux à faire que de gratter le sol ingrat des hauteurs. Les plus entreprenans vendirent leurs parcelles et en reportèrent le prix dans la région inférieure, où ils s’arrondirent des propriétés d’un meilleur rapport. Cependant le succès n’a pas toujours accompagné ces déplacemens agricoles. La culture change de procédés en changeant de hauteur barométrique, de sol et de climat. Or l’innovation, le changement, difficile en tout pays, est en Savoie la grande épreuve de la vie agricole.

La persévérance, la ténacité dans les idées, les méthodes et les usages, sont en effet le trait distinctif du caractère. Aucun peuple n’est moins révolutionnaire en agriculture comme en politique ; aucun ne souffre plus des changemens forcés qui ne sont pas la résultante naturelle du mouvement de ses idées. Endurci au travail et à la fatigue, assez fort pour porter le fardeau d’une agriculture écrasante, il est néanmoins d’une faiblesse extrême devant les événemens et les progrès qui l’obligent à quitter trop brusquement les anciennes voies et à chercher de nouvelles sources de production. Il se raidit alors, et ne veut avancer qu’en suivant sa propre impulsion. Doué d’une étonnante force de résistance, il endure, dans ces momens de transition économique ou politique, des souffrances qui se traduisent ordinairement par une diminution de la population proportionnelle à l’intensité du malaise éprouvé. Rien de plus instructif que l’application de cette règle aux divers écarts de la population depuis la première annexion française en 1792. Sortie alors de ses habitudes traditionnelles, elle tombe en dix ans de 441,091 à 406,136 habitans, Chambéry seul en perd 6,000, diminution d’autant plus significative qu’elle avait lieu dans le temps même d’une augmentation rapide de la population générale de la France. Après 1804, lorsqu’elle se fut remise des ébranlemens de l’annexion et de la révolution, elle reprit son mouvement ascensionnel, très lent pendant les grandes guerres de l’époque impériale, mais rapide à partir de 1815. En 1819, elle a déjà gagné 60,000 habitans sur 1804 malgré la perte de seize communes annexées au canton de Genève par le traité de Turin de 1816, et en 1848 l’augmentation est de 180,000, le tiers environ de la population, sans que l’émigration ait cessé d’en emporter le trop-plein sur la France, la Suisse et l’Italie ; mais la situation politique et les conditions économiques subissent un changement radical en 1848. La Savoie passe sans préparation du régime de l’absolutisme pur aux larges libertés parlementaires octroyées par Charles-Albert, de la protection et de la prohibition au système du libre échange inauguré par le comte de Cavour. Ces sortes de transitions sont toujours difficiles et font fléchir le courage des peuples les plus entreprenans. La Savoie éprouva un malaise qui s’est encore traduit par un mouvement rétrograde de la population auquel l’annexion a donné une impulsion nouvelle. De 583,812 habitans en 1848, elle est tombée, dans le recensement français de 1861, à 543,535, perdant ainsi 40,000 habitans malgré l’arrivée de plus de 18,000 Français des autres départemens qui figurent déjà dans le nouveau recensement.

Mais si le Savoyard n’a pas cette agilité d’esprit qui lui fait retrouver promptement son chemin au milieu d’une situation nouvelle, il sait développer merveilleusement ses diverses qualités natives dans les champs d’activité qu’il a librement choisis et dans les travaux et les industries qui lui sont connus. Une industrie déjà ancienne, qui exige une grande habileté de main et une certaine aptitude pour les arts, l’horlogerie, s’est maintenue dans les hautes communes du bassin de l’Arve au milieu des circonstances les plus propres à la ruiner. Là, au revers des grands monts sur lesquels est assis le géant des Alpes, dans des chaumières suspendues sur l’abîme, le modeste atelier s’installait à peu de frais sous la direction d’un membre de la famille qui avait fait son éducation pratique en Suisse. Une fois introduite dans une maison, elle occupait tous les bras pendant l’hiver. Les membres de la nombreuse famille se rangeaient à la longue table, couverte d’outils, placée devant la fenêtre battue par la rafale de neige, et ils s’exerçaient sous la surveillance du plus habile à la fabrication des pièces de petite et de grosse horlogerie que les monteurs de Genève et de Neufchâtel mettaient ensuite en mouvement. Rarement l’atelier s’ouvrait aux apprentis ou aux ouvriers d’une autre famille, et, loin d’en disperser les membres, cette industrie les unissait par l’habitude du travail en commun. Prospère jusqu’en 1815, elle a traversé dès lors une période d’épreuves où elle aurait succombé sans cette ténacité du caractère savoyard. Le gouvernement restauré frappa de droits exorbitans l’entrée des matières premières qu’elle employait, et la sortie des pièces fabriquées fut entravée par une politique étroite, jalouse des rapports commerciaux avec Genève, politique renouvelée des temps où la maison de Savoie n’avait pas encore désespéré de mettre la main sur cette ville. Toutes ces entraves la firent déchoir à ce point que des 1,900 ouvriers qu’elle occupait en 1807, elle n’en avait plus en 1847 que 600 travaillant à prix réduit, et plutôt par une vieille habitude que pour un salaire rémunérateur ; mais elle se releva promptement sous l’impulsion libérale et réparatrice de Charles-Albert. Ce roi fonda au mois de juin 1848 une école d’horlogerie à Cluses, centre de ce petit mouvement industriel. Bonneville et Sallanches établirent des ateliers modèles qui étaient en même temps des écoles. On voulait rendre l’horlogerie du Faucigny indépendante de celle de la Suisse ; pour cela, il fallait des ouvriers instruits, capables de produire non-seulement les pièces détachées, comme auparavant, mais les mouvemens entiers et cheminans, la pièce finie. Il s’agissait de faire un nouveau pas dans une voie connue, de donner un nouveau développement à une industrie familière, et l’esprit public n’hésita pas à encourager ces efforts. La commune et la province vinrent en aide à l’état, et l’on vit à Bonneville des particuliers, des hommes de loi que leur profession éloignait des travaux de l’industrie, s’asseoir sur les bancs de l’atelier, manier le burin et la lime pour encourager la population agricole à suivre leur exemple. Trois ans de cette généreuse initiative ont fait remonter l’horlogerie du Faucigny au point de prospérité de la fin de l’empire ; en 1851, elle occupait 1,200 ouvriers, et introduisait plus d’un million de francs par année dans des communes pauvres et déshéritées sous le rapport agricole.

L’esprit savoyard a montré non moins d’initiative dans un domaine plus ardu encore que celui de l’agriculture et de l’industrie : nous voulons parler de l’instruction publique. Nous avons lu dans une pièce officielle que la Savoie avait beaucoup à gagner sous ce rapport à son annexion à la France. L’avantage annoncé ne s’est pas réalisé quant au nombre des établissemens d’instruction secondaire et classique, car l’annexion n’en a conservé que trois, un lycée et deux collèges communaux, sur les quatorze que possédaient les sept provinces de la Savoie[2]. Si l’on remonte à la fondation de ces nombreux collèges, ce n’est pas l’intervention et les fonds de l’état qu’on y trouve, mais les libéralités et les dons volontaires de quelque ami de l’instruction, et le plus souvent d’un Savoyard enrichi dans les pays étrangers. Ils étaient soutenus avant 1848 par des souscriptions, par des collectes d’argent et des dons en nature, quand ils ne pouvaient pas se soutenir eux-mêmes par les pensions des élèves. Chaque année, une collecte se faisait en automne dans le rayon de l’établissement. Ce trait rappelle les habitudes de la race anglo-saxonne et montre le caractère savoyard sous un côté intéressant. L’instruction classique a toujours joui en Savoie de la faveur exceptionnelle de l’opinion publique. Elle y avait atteint sous l’absolutisme un degré de développement qui contrastait singulièrement avec l’abaissement général du niveau de l’instruction première. Dans celle-ci, l’initiative individuelle s’est fait sentir aussi, mais à un degré bien inférieur.

Le gouvernement qui s’établit après la restauration des rois de Sardaigne a été justement qualifié d’obscurantiste. À ses yeux, les hommes qui s’occupaient d’instruction populaire étaient des révolutionnaires dangereux, soigneusement écartés des fonctions publiques, tracassés, par la police, privés des fonctions sacerdotales, s’ils étaient prêtres. On se souvient encore à Turin de cet abbé lombard, devenu plus tard sénateur du royaume, qui fut suspendu a divinis à cause de son zèle pour l’instruction du peuple. En Savoie, les communes étaient systématiquement laissées sans écoles publiques, et en 1848, 504 communes sur 630 en étaient dépourvues. Devant cet abandon complet de l’autorité, les pères de famille se mirent à l’œuvre ; ils formèrent de petites associations de hameaux pour payer un instituteur et monter une école privée. L’association s’organisait en dehors de l’autorité communale et paroissiale, en dehors du syndic et du curé. L’école s’installait pendant la saison d’hiver dans le premier local qui se présentait, dans la chambre la plus spacieuse du village, souvent dans l’étable, où la chaleur naturelle du bétail réchauffait les petites mains des élèves. Ces modestes associations se multiplièrent dans les cantons montagneux après 1830. La question de l’enseignement populaire était alors vivement débattue en France dans les chambres et dans la presse, et les émigrans qui chaque année se répandaient dans ce pays en rapportaient les idées et les préoccupations courantes, et entretenaient les conversations du hameau du récit des grandes choses qu’ils avaient vues et entendues, de ces milliers d’écoles que la loi de 1833 faisait surgir partout. Le mouvement français en faveur de l’instruction se communiqua ainsi aux montagnes de la Savoie, et donna naissance à ces modestes écoles privées. L’autorité locale n’en fut pas inquiétée, car elles dépassaient à peine la mesure d’une réunion de famille. Ce n’était pas une instruction bien élevée qu’y recevaient les enfans, l’instituteur, peu instruit lui-même, n’était pas capable de remplir un programme bien étendu ; mais ils y apprenaient les premiers élémens de la lecture et de l’écriture. On a pu voir les fruits qu’elles avaient portés lorsqu’enfin les statistiques sont venues éclairer la situation de l’instruction populaire dans l’état sarde. La Savoie était placée avant toutes les autres provinces, et les cantons montagneux avant les cantons de la plaine. Dans les premiers, une moyenne de 80 enfans sur 100 savaient lire en 1845, et 40 seulement dans les seconds ; dans les cantons intermédiaires, l’instruction baissait avec le degré d’altitude et avec la sévérité du climat. La mauvaise saison étant plus longue dans les montagnes et ces écoles n’étant ouvertes que pendant la mauvaise saison, elles exerçaient sur le niveau de l’instruction une action proportionnelle à leur durée, plus forte par conséquent dans les montagnes qu’au fond des vallées, où un climat plus propice tient dispersés les enfans jusque fort tard en automne et de bonne heure au printemps.

Ces efforts individuels, quelque intéressans qu’ils fussent comme manifestation de l’esprit national, n’étaient pourtant ni assez étendus ni assez soutenus. La grande œuvre de l’instruction populaire réclame l’intervention de l’état même à côté des plus vigoureuses tentatives de l’individu. L’année 1846, qui fut pour tant d’autres peuples une année d’agitations stériles et de catastrophes, marqua dans le royaume sarde le point de départ d’un mouvement admirable, qui sera l’éternel honneur du régime parlementaire inauguré par la branche cadette de la maison de Savoie. Le gouvernement de Charles-Albert déploya dans l’étude et la conduite des questions relatives à l’enseignement du peuple une énergie et une bonne volonté qui ne peuvent se comparer qu’à celles du gouvernement du roi Louis-Philippe après la loi de 1833. Le recensement avait découvert en-deçà des monts 44 individus sur 100 qui ne savaient ni lire ni écrire, 65 en Piémont, 75 en Ligurie, 94 dans l’île de Sardaigne. On courut au plus pressé. Il fallait avant tout s’assurer des instituteurs éclairés, intelligens. On créa une école normale ambulante qui se transportait d’une province à l’autre. Elle arrivait en automne au chef-lieu pendant la vacance des écoles, et de tous les points de la province accouraient les instituteurs, redevenus élèves. À ces écoles temporaires et improvisées à la hâte succédèrent les véritables écoles normales, fondées sur le plan de celles de la Prusse, où le Piémont, qui ambitionnait en Italie le rôle que cette puissance joue en Allemagne, alla chercher souvent ses modèles d’organisation de l’enseignement primaire. En huit ans, plus de 1,000 instituteurs et institutrices en Savoie et 9,000 dans le reste de l’état sont sortis de ces diverses institutions avec un diplôme de capacité. Toutes les communes furent pourvues d’écoles publiques en sept ans, et le nombre des élèves des deux sexes en Savoie s’éleva de 37,025 en 1850 à 82,515 au mois de janvier 1858, chiffre qui donne 1 élève par 6 habitans, proportion qu’on ne rencontre que dans les pays les plus avancés, en Prusse et aux États-Unis d’Amérique..

C’est à l’occasion de ces généreux efforts pour élever le niveau de l’instruction primaire qu’a commencé à se dessiner en Savoie ce qu’on a plus tard appelé la » réaction cléricale, » coalition confuse des influences qui avaient régné depuis 1815 ; hobereaux, prêtres mécontens, petites individualités irritées contre le régime libre, qui d’ordinaire réduit chacun à sa valeur et à sa taille, sans principes politiques du reste et sans autre lien qu’une répugnance commune à subir les conséquences légitimes de la charte constitutionnelle. Le rôle que cette réaction a joué en Savoie remplit toute la période parlementaire. Elle essaya d’abord ses forces pour s’opposer à la sécularisation de l’enseignement, impérieusement réclamée par l’opinion publique au lendemain de 1848. dès lors, sur toutes les questions que le progrès introduisait dans la discussion publique et au parlement, elle a combattu, elle a résisté, elle a soulevé des agitations factices qui ont souvent touché de bien près à la révolte. L’Europe libérale a applaudi pendant douze ans au mouvement constitutionnel du Piémont ; des pays les plus éloignés, les regards se tournaient avec sympathie vers ce petit état qui tenait haut le drapeau des libertés parlementaires, pendant qu’il était renversé presque partout ailleurs ; mais en Savoie, dans les élémens réactionnaires que renferme ce pays, il a rencontré une résistance sans proportion avec le chiffre réel de la population et la valeur intellectuelle des opposans. La résistance a porté principalement sur la direction italienne imprimée à la politique sarde par le comte de Cavour. Un secret pressentiment avertissait la réaction savoyarde que cette direction irait frapper tôt ou tard sur la papauté temporelle, et elle s’agitait à chaque mesure législative dont le résultat était de grandir le Piémont dans les sympathies de l’Italie et de l’Europe libérale. Ainsi les lois qui ont successivement aboli les juridictions ecclésiastiques, les majorats, les mainmortes et les couvens, celles qui ont abaissé les barrières des douanes et fait entrer le libre échange dans la législation financière ont trouvé une opposition plus forte en-deçà qu’au-delà des monts, et la députation de Savoie au parlement s’est montrée presque toujours unanime à les repousser par ses votes. L’histoire parlementaire de l’état sarde enregistrera avec étonnement ce fait singulier, constaté par le relevé des votes de la chambre, à savoir que, dans la minorité des trente ou trente-cinq membres qui ont combattu le système politique et financier du comte de Cavour pendant dix ans, la Savoie en a fourni constamment de dix-huit à vingt, c’est-à-dire près des deux tiers, quoiqu’elle ne formât que la neuvième partie de la population du royaume, et que ses députés ne fussent qu’au nombre de vingt-deux.

Diverses circonstances, dont il faut tenir compte, ont permis à la réaction d’organiser ses forces en Savoie et de neutraliser celles de l’opinion libérale. Par le cens électoral politique, plus abaissé de moitié en Savoie qu’en Piémont, elle a plongé plus avant dans les masses ignorantes, qu’elle poussait au scrutin sous la pression religieuse. Il y avait aussi en Savoie un clergé plus instruit, plus digne et plus moral qu’en Italie, enrôlé presque tout entier sous le drapeau réactionnaire, exerçant une influence en rapport avec sa valeur intellectuelle et son autorité morale. Il s’y trouvait une noblesse nombreuse représentée par des noms entourés d’une popularité méritée et entraînant dans la résistance tous les mécontentemens et toutes les vanités froissées des autres classes. Enfin il faut bien rappeler les ménagemens mêmes du comte de Cavour et ses attentions délicates jusqu’à l’excès pour le parti.qui combattait sa politique[3].

Il ne faudrait donc pas s’exagérer l’importance de la réaction dont nous venons d’indiquer la cause, et en conclure que l’esprit savoyard est complètement fermé aux idées de progrès et de liberté. La Savoie a exercé sa force de résistance avec une remarquable énergie contre l’absolutisme du gouvernement sarde de 1815 à 1848. Pendant cette longue période, les rôles sont changés : c’est de la Savoie que part le mouvement d’opposition aux vieilles doctrines gouvernementales restaurées avec la royauté. Celles-ci n’y furent pas acceptées avec la même résignation que dans les provinces au-delà des Alpes. On faisait le vide autour du fonctionnaire, on le mettait en chanson, il était le but obligé des bons mots qui couraient la ville et la province, on l’enveloppait d’une insurrection de ridicule où l’esprit savoyard perdait sa gravité en la faisant perdre à celui qui en était l’objet. L’opposition du ridicule fut suivie d’un mouvement plus sérieux. Après 1830, la France devint le foyer d’une propagande libérale à laquelle la Savoie ne pouvait demeurer étrangère ; mais les idées qu’elle reçut alors prirent une fausse direction et s’égarèrent dans les ventes de carbonari et les conspirations organisées par Mazzini, qui commençait dès cette époque sa carrière d’agitateur. Il n’existait point de presse locale pour les élaborer et les appliquer à la situation particulière du pays, et les hommes capables d’agir sur le courant libéral avaient émigré en France. Mazzini recruta de nombreux adeptes parmi la jeunesse des collèges, sans expérience, sans principes politiques arrêtés, mais agitée par de confuses aspirations vers la liberté. Le mécontentement, la désaffection, l’esprit d’opposition, partout visibles, lui firent croire que la Savoie pouvait devenir une excellente base pour les opérations révolutionnaires qu’il méditait en Italie. Il se fit illusion sur la trempe du caractère savoyard, d’une force incroyable de résistance, mais peu porté à l’action, et cette illusion funeste coûta cher : après la malheureuse expédition de 1834, les meilleurs citoyens s’exilèrent ; les sentences de la justice ordinaire et du conseil de guerre établi à Chambéry portèrent la désolation, les confiscations et la mort dans un grand nombre de familles, et l’odieuse institution du commandant militaire redoubla ses rigueurs malfaisantes et stupides.

L’opposition dans laquelle la Savoie s’est retranchée à deux époques et contre deux régimes si différens n’est pas un accident isolé dans son histoire. La Savoie résiste depuis trois siècles aux élémens du dehors qui tendent à l’absorber. Contre toutes les pressions extérieures, elle réagit à sa manière, à la manière des faibles contre les forts, en se faisant petite, en se renfermant dans ses idées, ses souvenirs, ses traditions. Souvent on a cru qu’elle avait cédé à l’action étrangère, que sa vie s’était mêlée définitivement à celle de ses voisins, qu’elle était devenue suisse, française ou piémontaise ; mais aussitôt que la pression s’est retirée, elle a repris avec une étonnante élasticité sa forme première, sa vie propre et les principaux traits de son caractère. Trop faible pour prendre l’initiative de ses destinées, elle s’est habituée à les subir, à passer d’une domination à l’autre, à rouler périodiquement de la France au Piémont et du Piémont à la France. À ces frottemens alternatifs, elle a perdu ce qui est extérieur en elle, les angles saillans de sa physionomie morale se sont usés ; mais sous ces dehors effacés se cache une existence très personnelle et très vivace, déjà vieille de huit siècles, douée d’une puissante faculté de mémoire, se rappelant son glorieux passé, continuellement ramenée à ses souvenirs et à ses affections séculaires par la présence au-delà des monts d’une maison illustre sortie de ses entrailles, et qui porte haut son nom dans le monde. Il ne serait pas d’une politique prévoyante d’appliquer à la Savoie le mot de Metternich sur l’Italie, de la considérer comme une simple expression géographique, et de la faire entrer sans ménagemens dans la grande unité française au même titre qu’une portion quelconque de territoire. Les anciennes autonomies locales dont la France se compose n’ont pas été fondues en un jour, et parmi toutes celles qui ont été mises successivement au creuset de la grande nation, il n’en est peut-être pas une qui soit d’une nature plus réfractaire que la Savoie. Il est à craindre même que la précipitation avec laquelle on a procédé à l’assimilation de la Savoie à la France n’ait eu pour conséquence de la rejeter dans son rôle traditionnel de résistance passive. Trop d’indices trahissent dans l’esprit public ce fâcheux résultat : l’initiative du pays se retiré devant une administration toute-puissante, dont les efforts, les mesures les plus utiles sont accueillis par une disposition frondeuse de l’opinion, qui, ne pouvant s’épancher dans la vie publique, anime parfois les relations de la vie privée comme au temps du despotisme piémontais. Nous ne connaissons qu’une voie praticable pour sortir de cette situation fausse qui arrête les sympathies et l’assimilation morale : c’est l’élargissement des libertés publiques et la décentralisation. La Savoie est encore plus intéressée que les autres parties de la France au couronnement complet de l’édifice. Les travaux publics, les améliorations matérielles, ne peuvent lui faire oublier le régime parlementaire qu’elle vient de quitter pour se donner à la France. Elle s’était habituée au progrès dans la liberté. Le progrès qui s’accomplit dans cette condition n’est ni aussi rapide ni aussi éclatant que celui qui s’accomplit sous la forte impulsion d’un grand gouvernement ; mais il a l’immense avantage d’économiser les forces, d’exercer l’activité de chacun, d’élever le niveau du bien-être moral en même temps que celui du bien-être matériel. La Savoie avait marché dans cette voie pendant les douze ans du régime libre : les individus, les communes, les provinces et les divisions, déchargés d’une tutelle gouvernementale trop lourde, s’étaient mus lentement, il est vrai, et avec des ressources très restreintes ; cependant la Savoie n’était pas, au moment de l’annexion, si dépourvue d’entreprises particulières et d’améliorations publiques qu’on a bien voulu le faire croire à la France et à l’Europe. Une simple comparaison de chiffres montre le développement de l’esprit d’entreprise industrielle pendant la période libérale : le capital des sociétés anonymes en commandite, qui n’avait été que de 1 million 1/2 de 1828 à 1848, s’est élevé à 110 millions de 1848 à 1858. Il y a dans ce rapprochement de chiffres toute une révélation sur les aptitudes de l’esprit savoyard : la liberté le sollicite au mouvement, tandis que la contrainte et la règle le rejettent dans l’immobilité et l’inertie. Ainsi à la question politique se rattache celle du progrès économique de la Savoie. Ses grandes ressources agricoles et ses richesses minérales, dont il reste à indiquer les principaux gisemens, n’atteindront toute leur valeur que par l’activité et l’intelligence des Savoyards eux-mêmes et sous un gouvernement qui saura laisser plus d’espace et d’air aux initiatives individuelles et locales.


III

Dans ce sol, dont le relief présente à l’observateur tant d’accidens curieux, la nature a élaboré, aux époques de ses grandes crises, des minéraux précieux ou utiles, l’argent, le fer, le cuivre, le plomb, les combustibles, les marbres variés et les schistes ardoisiers, qui ont tenté l’industrie de l’homme presque autant que les productions de la surface. L’histoire d’une grande révolution géologique est écrite en caractères ineffaçables sur toute la charpente des montagnes savoisiennes. Les couches sont rarement disposées d’après les lois de la statique des corps ; au lieu d’une stratification horizontale, elles sont partout ployées, tordues, brisées ou relevées à tous les degrés de l’angle par une force agissant du centre sur la circonférence ; sur plusieurs points, elles sont percées d’ouvertures qui ont livré passage à des roches plus anciennes, sans traces de pétrification, formées d’élémens vitrifiés dont les molécules, groupées régulièrement parle refroidissement lent d’une matière en fusion, révèlent la nature de la force qui a produit tous ces bouleversemens et donné à la Savoie son relief actuel.

L’imagination, dirigée par la science, peut se retracer jusqu’à un certain point l’immense déchirement de la croûte terrestre soulevée par le feu central. Suivant une théorie à laquelle le génie de Humboldt a donné les caractères de la vérité scientifique démontrée, le globe terrestre fut à l’origine une masse en fusion, un vaste océan de feu qui tenait tous les corps en liquéfaction. La surface se refroidit par le rayonnement de la chaleur dans l’espace, elle se durcit, une pellicule se forma, souvent agitée, souvent brisée par les émotions volcaniques du liquide ; enfin, la croûte ayant pris de la consistance à la suite d’un grand nombre de siècles, les vapeurs se condensèrent, et les mers primitives apparurent, inondations étranges qui ont reçu différens noms dans la science géologique. Elles ne portent pas d’abord d’êtres vivans à cause de leur température trop élevée ; mais, la chaleur ayant encore baissé, la vie s’y développe, et dans les couches qu’elles ont déposées apparaît toute une population animale pétrifiée. Les mouvemens du sol, sans cesse agité par le feu intérieur, chassaient les mers vers d’autres contrées, et les espaces émergés étaient aussitôt envahis par des végétations colossales dont les détritus ont formé d’immenses dépôts de houille et d’anthracite. Le sol de la Savoie a été un de ces espaces les plus anciennement émergés ; il s’élevait déjà au-dessus des mers primitives quand le sol de l’Europe était encore sous l’eau. Le naturaliste déjà cité, M. G. Mortillet, en constatant la présence ou l’absence des couches déposées par quelques-unes de ces mers, a tracé une géographie curieuse de la Savoie avant l’homme, où l’on voit le sol de la vieille Allobrogie sortir du sein des océans tumultueux des premiers âges. Ce fait, qui ne semble d’abord intéresser que la science pure, a eu des conséquences désastreuses pour l’industrie. Le sol s’étant exhaussé à une époque où la chaleur intérieure était encore très élevée, le terrain carbonifère a été soumis à une action chimique et mécanique analogue à celle qui transforme la houille en coke dans nos usines à gaz. Quoique les végétations qui s’emparèrent du sol émergé appartiennent toutes à la flore qui a formé les grands dépôts houillers de l’Angleterre et du continent, il n’existe pas néanmoins de houille proprement dite en Savoie, mais seulement des anthracites, sortes de houilles distillées, brûlant sans flamme et privées d’une grande partie de leur valeur comme combustibles. Ce serait donc bien en vain que l’industrie espérerait trouver de la houille en Savoie ; elle n’y découvrira que de l’anthracite, qui forme des couches d’une puissance extraordinaire dans la chaîne centrale des Alpes.

Les forces intérieures ne se sont pas laissé enfermer dans les couches multipliées de l’enveloppe terrestre sans s’agiter encore contre les murs de leur prison. Vers la fin de l’époque appelée dévonienne, l’océan de feu s’est courroucé une dernière fois, et les gaz dégagés par ses mouvemens ont bouleversé l’ordre des couches accumulées pendant les époques précédentes. La secousse a dû être d’autant plus violente qu’elles avaient acquis plus de consistance. Les terrains les plus bas et les plus anciens ont déchiré les supérieurs et les récens, et ont formé les nombreux massifs de protogine de la Savoie. Le Mont-Blanc, le plus grand de tous, paraît avoir été le point où la pression a été la plus forte ; sa masse énorme, sortant des entrailles de la terre, s’est soulevée à une hauteur de 4,810 mètres au-dessus du niveau des mers actuelles, et sur ses flancs on observe encore les lambeaux des couches sédimentaires qu’il a emportés dans les airs.

Il est important, au point de vue de la minéralogie pratique, de reconnaître ces massifs de protogine, car ils forment autant de régions métallifères dont les limites sont marquées par la force d’émission des roches éruptives. Le premier de ces massifs et le plus vaste est le Mont-Blanc. Ses épaves ont pénétré la masse des rochers sur lesquels il est assis. Les minéraux sont abondamment disséminés dans cette région : le plomb sulfuré argentifère dans les montagnes de Saint-Gervais-les-Bains, de Contamines et de Chamonix ; le fer hydraté, le cuivre jaune, l’antimoine et l’arsenic dans celles de Servoz et de Sixt. Ces diverses substances métalliques, répandues sur des filons puissans, mais d’un accès difficile, ont donné lieu à de nombreuses exploitations, la plupart infructueuses.

Un second massif descend sur l’ancienne province de la Haute-Savoie, aujourd’hui l’arrondissement d’Albertville, se dirige au sud-ouest, coupe la Maurienne entre les stations du chemin de fer d’Aiguebelle et de la Chambre, et va heurter les hautes montagnes du département de l’Isère. Ce massif, d’un développement d’environ 80 kilomètres de long sur 15 de large, est un vaste cabinet minéralogique où l’on trouve la collection de tous les minéraux de la Savoie. La partie supérieure, comprise entre le nouveau département de la Haute-Savoie et la vallée de l’Arc, est fertile en cuivre avec ou sans mélange d’argent et en plomb toujours argentifère : à Saint-Ferréol le cuivre pyriteux, à Saint-Maxime-de-Beaufort et aux Rognots le cuivre gris argentifère, à Saint-Paul, au Villard et Argentine le plomb sulfuré argentifère. Dans la partie inférieure, entre l’Arc et l’Isère, c’est le fer spathique qui domine. Là s’élève la montagne des Hurtières, traversée par un filon-couche de 4 à 12 mètres de puissance, sur lequel sont dirigées les plus importantes exploitations de la Savoie. On rencontre dans la même région du massif des filons secondaires, également de fer spathique, et des filons de fer oligiste, moins apprécié que le premier, mais d’un plus fort rendement à la fusion. Tous ces gisemens, rapprochés de celui des Hurtières, constituent le quatrième groupe de mines aciéreuses de l’Europe.

En remontant la vallée de l’Arc jusqu’à la hauteur du tunnel projeté des Alpes, on entre dans un nouveau district métallifère. La constitution problématique de cette partie des Alpes a mis à la torture pendant cinquante ans l’esprit des géologues de tous les pays. Cette zone, que l’on a enfin reconnue anthracifère, commence à la frontière de France, au Mont-Thabor, entre dans l’axe des Alpes précisément au point que va traverser le tunnel, et s’avance jusqu’au petit Saint-Bernard, d’où elle pénètre dans la province piémontaise d’Aoste. Elle est criblée sur tout son parcours de roches éjectives qui ont coulé sur les deux versans. Au-dessus de Modane, à une hauteur de 2 à 3,000 mètres, les substances métalliques apportées par ces roches forment le district dont nous parlons. Quatre filons de fer spathique à grandes écailles pénètrent dans la paroi des Alpes. Le minerai rend au fourneau de 40 à 45 pour 100 de fonte, rendement aussi élevé que celui des Hurtières ; mais la présence du manganèse en plus forte proportion rend la fonte cassante, et la baryte, qui joue un si mauvais rôle dans le traitement du minerai, s’y trouve aussi en plus grande quantité. Les industriels cherchent le moyen de délivrer le minerai de ces deux substances, surtout de la dernière, dont les effets sont le plus nuisibles, et, s’ils y parviennent, le district de Modane, qui est relié à celui des Hurtières par le chemin de fer Victor-Emmanuel, ajoutera une nouvelle importance au groupe des mines aciéreuses de la Maurienne. Le fer est accompagné de pyrites cuivreuses et de gisemens de plomb argentifère sur lesquels sont dirigées les anciennes galeries attribuées à l’époque sarrasine des mines.

Sur le même prolongement de la zone anthracifère sont situées les mines de Macôt et de Pesey. Elles forment le district du plomb et de l’argent le plus important de la Savoie. Le gisement de Macôt atteint 26 mètres de puissance, et ne descend pas au-dessous de 8 mètres. On ne connaît pas en Europe de gisement plus riche. Le minerai donne environ 230 grammes d’argent sur 100 kilogrammes de plomb. Celui de Pesey est de la même teneur ; mais l’épaisseur du filon est bien inférieure.

Le cuivre ne forme pas de district spécial en Savoie. Il se trouve généralement associé aux autres minéraux, au fer, au plomb, à l’argent. Dans la grande couche ferrifère des Hurtières, il apparaît en rognons semblables à des corps parasites assez rapprochés les uns des autres vers la sommité de la montagne pour constituer de véritables filons soudés à ceux du fer. L’activité des Romains s’était portée sur ce métal, autrefois fort recherché, et les filons où il était seul ou associé en grande quantité sont épuisés pour la plupart. Il est permis toutefois d’espérer que les nombreuses traces signalées conduiront à la découverte de nouveaux gisemens inconnus des anciens. Une indication propre à diriger les recherches, c’est que le cuivre se trouve principalement sur le serpentin, espèce de roche éjective venue la dernière, qui a labouré de ses filons la chaîne des Alpes. La grande éruption serpentineuse a coulé sur le versant italien, dans la vallée d’Aoste, où sont situées les mines de cuivre qui furent exploitées par les Romains.

Le massif de Savoie renferme d’autres minéraux d’un ordre inférieur, mais non moins utiles que ceux dont je viens d’indiquer la distribution : ce sont les marbres, les calcaires asphaltiques, les carrières d’ardoises, les anthracites, les lignites et les tourbes. Comme les premiers, ils ont leurs régions géologiques : le lignite, résidu d’antiques forêts mortes surplace, et la tourbe, produit analogue de la décomposition de végétations inférieures, se rencontrent principalement dans les bas-fonds envahis par le marécage ; les anthracites sont au contraire concentrés dans les parties élevées, au nord-est, dans la Tarentaise et la Haute-Maurienne : ils y forment de vastes gisemens qui ont été à peine effleurés jusqu’à ce jour pour les besoins fort restreints de la localité. Les terrains ardoisiers sont très étendus aux abords des massifs de protogine ; on en retire sur plusieurs points des ardoises d’une qualité supérieure, qui peuvent résister pendant des siècles aux intempéries du rude climat de la Savoie. Les gisemens du calcaire produisant l’asphalte sont distribués dans les terrains de sédiment qui touchent au département de l’Ain, le long du Rhône, des Usses, du Fier et du Cheran. Ils étaient naguère l’objet d’une exploitation assez suivie : on ne comptait pas moins de quatorze concessions délivrées par l’administration sarde ; mais toutes ces exploitations sont abandonnées depuis qu’elles sont tombées entre les mains d’une grande compagnie parisienne qui a trouvé son avantage à les délaisser, pour porter toute son activité sur les gisemens plus abondans de la rive française du Rhône et sur quelques carrières à ciel ouvert du canton de Neufchâtel. Enfin les marbres peuvent être comptés parmi les richesses du sous-sol : une collection de trente-cinq échantillons de marbres de la Savoie a figuré à l’exposition universelle de Paris en 1855 ; elle y fut remarquée et obtint une mention honorable. Quelques-uns sont connus sous le nom de brèches ; ce sont des calcaires plus ou moins durs, à fond jaune, gris ou violet, et sur ce fond se détachent les couleurs les plus variées. Les brèches de Vimines, près de Chambéry, et celles de Villette, en Tarentaise, ont acquis un certain renom en dehors du pays. Dans cette catégorie de marbres, on peut ranger le jaspe rouge de Saint-Gervais-les-Bains, en Faucigny[4]. Il est à désirer que les diverses substances minérales qu’on vient d’énumérer rencontrent enfin des exploitations intelligentes et solidement assises qui leur donnent leur véritable valeur.

Maintenant que nous savons dans quelles régions du massif de Savoie les principaux minéraux sont disséminés, il faut assister au spectacle de la lutte industrielle contre les parois des rochers qui les recèlent. De vastes excavations sont pratiquées sous les montagnes. En parcourant, la lampe du mineur à la main, ces monumens de l’architecture souterraine, la pensée se porte sur les ouvriers qui y ont travaillé, sur les procédés et les instrumens employés dans l’art des mines aux différentes époques de l’histoire, sur les minéraux extraits et les usages divers auxquels on les destinait. Ici le Romain a conduit sa large galerie à l’aide du feu de flamme vive appliqué contre la roche rebelle ; après l’avoir rendue plus traitable par ce procédé, qui rappelle celui que Tite-Live prête à Annibal pour frayer à ses troupes un passage à travers les Alpes, il l’attaquait avec la pique et des coins de fer enfoncés dans les entailles creusées autour du bloc. Dans les entrailles de la terre comme à la surface, il fallait de l’espace et du vide au conquérant du monde. Il en avait besoin pour le dégagement de la fumée des feux et pour les mouvemens de l’armée des peuples vaincus qu’il condamnait au travail forcé des mines. Il suppléait à l’insuffisance des inventions mécaniques par la multiplicité des bras. Les matériaux extraits passaient de main en main par la longue chaîne des travailleurs échelonnés dans la galerie ; les eaux qui envahissaient la mine étaient pompées par la vis d’Archimède et reçues dans des baquets transmis de la même manière jusqu’à la sortie. Pline cite une mine en Espagne où cinq mille ouvriers formaient ainsi continuellement une sorte de rivière vivante.

Ces procédés romains ont été reconnus dans les deux grandes excavations du Labyrinthe et de Saint-Marcel, au nord-est du massif, dans la vallée d’Aoste. Les moines du petit Saint-Bernard, devenus industriels comme beaucoup d’autres congrégations religieuses, découvrirent la première au commencement du XVIIIe siècle, en exploitant un filon de cuivre pyriteux qui les conduisit sur celui des Romains. La seconde fut rouverte à la même époque par une avalanche qui corroda le flanc de la montagne. Un ingénieur piémontais put observer les proportions grandioses de ces monumens souterrains, dont il a laissé une vive description dans les Mémoires de l’Académie des Sciences de Turin. La galerie s’avance, d’après un plan géométrique, en tournant autour d’énormes piliers massifs disposés régulièrement en quinconce. Cette distribution intérieure donne à l’excavation l’aspect des temples gigantesques que les peuples primitifs de l’Inde creusaient sous les montagnes en l’honneur de leurs étranges divinités. L’une de ces mines est encore ouverte aujourd’hui et attire les étrangers qui fréquentent les bains de Courmayeur ; l’autre ayant été reprise en 1750 par une compagnie piémontaise qui attaqua imprudemment les piliers contenant du minerai, la voûte céda, et le sommet de la montagne s’écroula dans la caverne avec un fracas effroyable qui a gravé l’accident dans la mémoire des habitans de la vallée.

À la période romaine de l’histoire des mines de Savoie se rattache un événement considérable qui mit fin à l’indépendance des peuples des deux versans des Alpes. Les Salasses, anciens habitans de la vallée d’Aoste, se livraient, bien avant la conquête romaine, à l’exploitation des richesses minérales. Ils avaient coutume d’employer pour le lavage des minerais les eaux de la Doire, qu’ils détournaient par des tranchées si nombreuses que le courant principal était souvent mis à sec, dit Strabon[5]. De là des querelles fréquentes, de petites guerres entre les montagnards adonnés au travail des mines et les agriculteurs de la région inférieure, qui, eux aussi, empruntaient les eaux de la Doire pour l’irrigation de leurs champs, selon la méthode encore en usage aujourd’hui. Les uns et les autres eurent bientôt à se repentir de n’avoir pas lavé leurs minerais et arrosé leurs champs en famille. Les Romains, établis au débouché de la vallée, à Ivrée, où ils avaient une colonie, intervinrent dans ces querelles, refoulèrent les Salasses, et d’avides entrepreneurs, accourus sur les pas des légions, s’emparèrent des mines comme des champs. Les montagnards défendirent longtemps leur indépendance et leurs biens. Retranchés dans ces défilés où la maison de Savoie trouva le berceau de sa fortune, ils y accablèrent l’ennemi sous des avalanches de blocs de rochers. L’armée de Décius Brutus, celle de Messala Corvinus durent payer tribut. Comprenant alors l’importance de ces passages pour la conservation de ses conquêtes dans les Gaules, Rome tenta un effort suprême contre les Salasses l’an 18 avant l’ère chrétienne. Térentius Varron, général d’Auguste, s’établit, avec trois légions formées à la guerre des montagnes, dans un camp retranché, devenu plus tard la cité d’Aoste ou d’Augusta. De cette base d’opérations, qui s’appuyait elle-même sur la colonie d’Ivrée, il lança ses légions contre les montagnards et leurs alliés du versant opposé, qui furent vaincus et vendus à l’encan. Les Centrons, qui occupaient le versant occidental depuis le petit Saint-Bernard jusqu’à Albertville, subirent le même sort, et leurs mines passèrent aux Romains. Un favori de l’empereur eut les mines de cuivre que Pline place dans les Alpes centroniques, et qui ne peuvent être que celles de Macôt en Tarentaise, où l’on a en effet découvert d’anciennes galeries sur un filon de cuivre. Le naturaliste latin appelle ce cuivre sallustien, du nom même du propriétaire. Le favori ainsi récompensé serait donc l’historien des guerres numidiques, Salluste, ce courtisan lettré qui s’efforça de couvrir des formes austères du langage de la vieille Rome son servilisme devant le rusé dominateur de la république romaine.

Les exploitations des Romains sont, nous l’avons dit, presque toutes dirigées sur le cuivre. Dans la mine de Macôt, deux galeries, découvertes en 1828, coupent à angle droit le filon de plomb argentifère sans s’y arrêter. On ne s’est pas expliqué d’abord la destination de ces travaux, qui ne tenaient nul compte de l’argent et du plomb, aujourd’hui la véritable richesse de Macôt ; mais l’explication de cette singularité a été fournie en 1861 par la découverte d’un filon de cuivre que ces galeries atteignent à une grande profondeur. Cette préférence des Romains pour le cuivre s’explique aussi par l’immense consommation qu’ils en faisaient. Il entrait simple ou composé dans les instrumens d’agriculture, les équipemens militaires, les constructions de la marine, dans l’ornementation des temples et des autres édifices publics. Avec le progrès du luxe et de l’opulence privée, il entra dans les usages domestiques, la fabrication des meubles, des seuils et des portes des maisons. La statuaire surtout l’employait en quantités énormes. L’airain des statues se composait, selon Pline, de 88 parties de cuivre et de 12 d’étain, de zinc, de plomb ou d’argent ; on variait la proportion et les composés suivant le degré de dureté qu’on voulait obtenir[6]. La production du cuivre devait fournir à cette immense consommation. Les besoins de la vanité sont impérieux ; il n’est pas nécessaire de remonter jusqu’à l’antiquité romaine pour s’en convaincre. On peut expliquer par les exigences de la demande la guerre de Rome contre les peuplades des deux versans des Alpes, dont les mines de cuivre formaient, après l’île de Chypre et l’Espagne, le groupe le plus important qui ait été connu des anciens. Cette vue du reste est conforme au récit de Strabon, et s’accorde avec les habitudes connues de la populace romaine. Les besoins matériels dictèrent souvent la politique des empereurs, et bien des guerres qu’on a attribuées à des idées, à des pensées élevées, n’ont eu en réalité pour mobiles que des appétits inférieurs, qui avaient seuls le privilège de se faire entendre et d’être écoutés au milieu du silence de la liberté.

Après les Romains, l’industrie minière dans les Alpes a passé par une période très obscure, à laquelle néanmoins la tradition populaire rapporte les anciens travaux du district de Modane : c’est la période sarrasine. Les Sarrasins ont envahi deux fois la Savoie. Après la victoire remportée sur eux par Charles-Martel aux champs de Poitiers, vers l’an 740, une de leurs bandes, chassée de la plaine, chercha un refuge dans les gorges de la Maurienne, et au Xe siècle une nouvelle invasion commit des déprédations dont les chartes des monastères ont conservé le souvenir. Quelques historiens pensent qu’il n’y eut pas d’interruption entre ces deux époques dans l’occupation des Sarrasins, et qu’ils se maintinrent jusqu’au XI° siècle dans le massif des Beauges et la vallée de l’Arc. Les travaux qui portent leur nom sont des galeries élégantes au-dessus de Modane, mieux conservées que celles de la période romaine, conduites à la pointerole, antérieures par conséquent à l’emploi de la poudre.

Les anciennes chroniques font honneur à la maison de Savoie de l’expulsion des Sarrasins. Un chevalier saxon, qu’on a donné jusqu’à ces derniers temps pour la souche de cette illustre maison, arriva au XIe siècle par la vallée du Rhône et le bassin de Chambéry, et pénétra dans la Maurienne en remontant le cours de l’Isère et de l’Arc. Parvenu à la hauteur d’Aiguebelle, à l’endroit où la vallée profonde coupe le second massif de protogine de la Savoie, il regarda autour de lui, dit la plus ancienne chronique du pays en langue française, « et vit à mi-lieu de la vallée, vers l’entrée de la Maurienne, une roche haute, rouste et âpre au monter. — Que vous en semble ? dit-il à ses compagnons. Ce lieu me plaît moult, car à peu de frais ce lieu serait imprenable. — Et subitement il fit édifier un château qu’il appela Charbonnières. » C’est là, sur ce roc illustré plus tard par des sièges mémorables, par Lesdiguières, Sully et Henri IV, que fut posée, comme un nid d’aigle, la première forteresse de la maison de Savoie ; c’est de là qu’elle a pris son vol étonnant, d’abord au nord et à l’ouest, sur la Suisse et la France, où elle parut un moment, au XIVe siècle, asseoir pour toujours sa domination, ensuite au midi, sur la plaine italienne, où sa nouvelle fortune, prodigieusement agrandie, est un sujet de crainte ou d’espérance pour une grande fraction de la famille humaine.

Son histoire est étroitement liée à celle des mines en Savoie. Dès les premiers temps de son apparition sur ce théâtre restreint, elle intervient dans la propriété et l’exploitation ; elle intervient en simple particulier par des ventes, des achats, des échanges et des partages ; puis, son autorité ayant prévalu sur celle des grands vassaux, elle accorde des inféodations, des investitures, des permissions de recherche et des concessions d’exploitations, établissant ainsi un droit nouveau inconnu à l’antiquité romaine, le droit régalien sur les mines. Elle sème sa route de ces curieux actes sur lesquels la main de l’archéologue ne se pose pour la première fois qu’en tremblant. Les titres concernant les mines servent à éclairer l’obscure histoire de ses agrandissemens, et à l’aide de ces documens on peut la suivre étendant sa domination de vallée en vallée. La multiplicité de ces vénérables débris du passé témoigne des préoccupations que fit naître dès le moyen âge la richesse enfouie dans nos montagnes.

Ces préoccupations, il faut le dire, n’étaient pas exemptes d’illusions : on était persuadé de l’existence de gisemens aurifères. Dans les concessions souveraines ou seigneuriales, l’or figure toujours à côté des métaux moins problématiques, l’argent, le cuivre, le fer et le plomb. Cette illusion, si c’en est une remonte à l’antiquité, et s’est perpétuée jusqu’à nos jours dans l’esprit du peuple de Savoie. Les anciens avaient donné le nom de Gallia aurifera aux versans gaulois des Alpes. « La Gaule, dit Diodore de Sicile, avait reçu l’or de la nature sans art ni travail, » et Strabon affirme que ce sont des mines d’or qui furent le prétexte de la guerre des Romains contre les peuplades allobrogiques. L’or brille encore aujourd’hui dans les imaginations populaires, les légendes dorées occupent les veillées du village, et Il n’est pas rare d’entendre le récit merveilleux de la caverne aboutissant au torrent sous-alpin où le précieux métal se cristallise en fantastiques stalagmites. On vous citera même le nom de l’ancien du hameau dont l’aïeul descendait dans cette caverne pour y faire la récolte de l’or.

L’or existe-t-il réellement dans le massif de Savoie ? Des esprits sérieux, qui n’ignoraient pas la géologie des Alpes, ont admis l’existence de pyrites aurifères. M. Verneilh, préfet du Mont-Blanc sous le premier empire, cite, dans un mémoire statistique sur son département, un habitant de Chamonix qui en avait découvert sur un point très élevé du Mont-Blanc. Ce qui est certain, c’est qu’aucune de ces pyrites n’a figuré dans une collection minéralogique. On ne serait pas fondé toutefois à affirmer qu’il n’en existe point dans les montagnes. Plusieurs torrens roulent en effet des paillettes d’or. Au siècle passé, de nombreux ouvriers étaient occupés, pendant la morte saison agricole, à laver les sables de l’Arve, du Fier et du Cheran, et gagnaient à ce travail jusqu’à 3 francs par jour. L’intendant-général des finances leur défendit, par son ordonnance du 22 octobre 1762, d’exporter à Genève l’or qu’ils recueillaient ; mais les sables de ces torrens se sont appauvris graduellement, et la race des orpailleurs, qui offre encore quelques sujets ignorés, sera bientôt éteinte en Savoie.

Il n’est pas étonnant que le souverain ait partagé la croyance de son petit peuple, et qu’il ait été excité par l’appât de l’or à intervenir activement dans la possession et la réglementation des mines. La première loi générale de Savoie est connue sous le nom d’ordonnance métallique, et porte la date de 1531. Jusque-là, les concessions de mines avaient été faites sans autre règle que la volonté du prince ou des seigneurs dans leurs domaines respectifs. L’ordonnance pose des règles, fixe le droit régalien, établit la surveillance de l’autorité publique, et définit les droits du propriétaire du sol et ceux de l’exploitant du sous-sol. Dans ce monument de législation minière, l’un des premiers qui aient été élevés au sortir du moyen âge, on voit poindre un principe qui s’est fortifié depuis, et qui est aujourd’hui à la base de toutes les législations de même nature, savoir la distinction de la propriété du sol de celle du sous-sol, l’une étant de droit naturel et inhérent à la personne humaine, et l’autre de création légale. Ce principe fécond, qui a préservé du gaspillage des propriétaires de la surface les richesses incalculables du sous-sol de l’Europe, a parcouru, avant d’être reconnu et appliqué partout, des phases diverses, dont le tableau est celui du développement de la législation minière elle-même.

Sous le régime du droit romain, le propriétaire du sol l’est aussi du sous-sol, le fonds emporte le tréfonds, selon l’expression juridique ; mais l’état, fortement assis, pèse sur le propriétaire, qui n’est pas entièrement libre d’user et d’abuser de la mine, et en certains cas d’abus l’état suspend son exploitation. Pline rapporte un sénatus-consulte qui suspend toutes les exploitations minières en Italie et dans l’enceinte des Alpes. Le naturaliste latin ne donne pas les motifs de cette mesure générale ; il est permis de croire qu’elle fut prise pour préserver les mines du gaspillage et pour arrêter la destruction des forêts, qui devaient disparaître rapidement avec la méthode décrite précédemment, employant le bois non-seulement au grillage et à la fusion du minerai, mais encore à l’attaque de la roche. Cependant, malgré la forte centralisation romaine, l’indivision du sol et du sous-sol amena bientôt l’épuisement des mines ouvertes et d’immenses gaspillages dont on retrouve les traces dans les déblais des travaux romains.

Le sous-sol subit encore la loi de la surface pendant toute la durée du moyen âge, et si l’indivision ne produisit pas des effets plus graves, c’est parce que l’esprit d’entreprise était peu développé, et qu’il y avait alors des propriétés d’une grande étendue où l’exploitation pouvait s’installer à l’aise. Les révolutions qui ont fermé le moyen âge ayant commencé la dispersion des grandes propriétés et le morcellement du sol, la nécessité se fit sentir d’empêcher le sous-sol d’entrer dans la même voie, en le disjoignant de la surface par une fiction légale. C’est ce que firent les premières la maison de Savoie et quelques républiques italiennes avec lesquelles elle était en contact par ses possessions au-delà des monts, et la mine devint une propriété de privilège mise à la disposition de l’état. Il y avait un danger qui ne fut pas évité : l’état n’aurait-il pas la tentation de garder pour lui cette propriété nouvelle, au lieu d’en investir les individus les plus dignes ? Ce fut là l’écueil du principe. La notion de l’état propriétaire se substituant à l’individu, que des hommes dévoyés ont donnée de nos jours pour une nouveauté, est déjà bien vieille ; elle n’a pas attendu le progrès des lumières pour faire irruption dans les esprits. Les principales mines de la Savoie tombèrent entre les mains de l’état, qui les fit exploiter en régie. Cette expérience communiste eut néanmoins de bons résultats, celui-ci, entre autres, d’obliger l’état à former un personnel instruit et des ingénieurs exercés pour conduire les exploitations, et comme il n’y avait pas d’école des mines dans le pays, les souverains de Savoie envoyèrent, dès la fin du XVIIe siècle, des jeunes gens à la célèbre école de Freiberg, en Saxe. L’un d’eux, cadet d’une famille patricienne du Piémont, le chevalier Nicolis di Robilante, imprima une impulsion remarquable aux études minéralogiques et aux industries métallurgiques. Il a laissé de savantes analyses des minerais de la Savoie connus de son temps, et les travaux des ingénieurs français pendant l’occupation de 1792 à 1815 n’ont pas fait oublier ceux de l’ingénieur piémontais.

Le gouvernement sarde avait abandonné partiellement le système de la régie, quand la révolution éclata. Parmi les principes proclamés à cette époque et considérés depuis comme autant d’axiomes infaillibles invoqués par les partis les plus opposés, on est étonné de rencontrer celui qui anéantit la distinction si utile entre la propriété du sol et belle du sous-sol. La loi du 21 juillet 1791 déclara le second indissolublement uni au premier. Si l’on avait tiré de cette déclaration toutes les conséquences qu’elle renfermait, la législation sur les mines aurait été ramenée au point où l’avait trouvée la maison de Savoie, et toute exploitation régulière serait devenue impossible sur une mine morcelée à l’exemple du sol. L’énergique bon sens de Mirabeau lui fit entrevoir la conséquence, et à sa voix puissante rassemblée législative recula et introduisit des exceptions qui limitaient le principe qu’elle avait posé dans l’article 1er. Cette loi eut néanmoins des effets désastreux que M. Sauzet résumait dans les termes suivans, quarante-sept ans après, à la chambre des députés. « La loi de 1791, dit-il, porta des fruits amers. Elle avait trop fait pour la propriété privée. Elle permit de morceler le tréfonds à l’exemple de la surface, et comme les couches souterraines n’avaient dans leur distribution aucun rapport avec la surface, il en résulta le gaspillage des mines par le nombre indéfini des exploitations, des frais immenses sans utilité, et aussi l’impossibilité des aménagemens convenables, lesquels ne peuvent s’établir dans des espaces aussi restreints. »

La réaction contre cette loi ne se fit pas attendre. Commencée par un arrêté du directoire du 3 nivôse an VI, qui soumit toutes les exploitations au contrôle de l’administration, elle aboutit à la fameuse loi du 4 avril 1810, qui régit encore aujourd’hui la matière. Le principe de la séparation reparut triomphant et dans toute sa force. Napoléon le faisait ressortir dans la séance du 21 octobre 1808 du conseil d’état avec ce ton d’autorité tranchante qui lui était habituel : « La découverte d’une mine, dit-il, crée une propriété nouvelle ; un acte du souverain devient donc nécessaire. » Au retour de la maison de Savoie, ce principe, qu’elle-même avait posé plusieurs siècles auparavant, fut encore soumis à bien des vicissitudes. Un esprit de réaction insensée ramena la législation minière à l’époque où l’état mettait la main sur les mines. Le système de la régie ne fut cependant appliqué qu’à quelques-unes des plus importantes ; les autres suivirent généralement la loi de la surface. Après le premier feu de la réaction, les esprits s’ouvrirent à des idées plus saines, et la loi de 1822, bien qu’admettant encore l’union du sol et du sous-sol, soumet la jouissance de celui-ci à des règles administratives. Elle produisit tous les fruits amers de la loi de 1791 signalés par M. Sauzet : la concession ne conférant pas à l’exploitant non propriétaire du sol des droits à l’abri des caprices de la bureaucratie, aucune exploitation solide ne put s’établir sur des mines dont la propriété mal définie n’était sérieusement garantie ni au concessionnaire, ni au propriétaire, ni à l’état. Un objet aussi incertain repoussait les capitaux et l’activité industrielle au lieu de les attirer. En s’éloignant des passions de 1815, le gouvernement sarde revint peu à peu au principe de la loi française de 1810. Le code civil de Charles-Albert, reproduction du code Napoléon dans ses parties essentielles, maintient encore l’unité du fonds et du tréfonds, mais il fait dépendre la propriété et l’exploitation de celui-ci d’une loi à intervenir. Elle intervint en effet en 1840. La propriété légale conférée par l’acte de concession reçut une nouvelle force, et le concessionnaire fut mis à l’abri de la déchéance, qui ne pouvait arriver que par son impuissance à remplir des conditions bien connues. Ce n’a pas été la dernière : à la veille de la cession de la Savoie, le 2 novembre 1859, il en parut une nouvelle qui entoure la concession de garanties plus efficaces ; la recherche de la richesse minérale et la demande en concession sont dégagées d’une partie des formalités qui l’entravent encore dans la loi précédente et dans la loi française ; cette richesse est assurée à l’inventeur et devient un objet déterminé sur lequel peuvent se porter librement l’intelligence, le travail et le capital. Il n’est pas inutile de faire remarquer que ces deux lois ont été l’œuvre d’un Savoyard distingué, le député Despine. L’Italie peut espérer que la dernière, qui a été étendue à tout le nouveau royaume, favorisera l’exploitation de ses vastes ressources minérales.

Les travaux entrepris en Savoie sous ces diverses législations sont nombreux. L’esprit industriel, sollicité peut-être par le même motif qui faisait agir le souverain, par l’appât de l’or, s’empara de la noblesse à une époque où sa principale occupation dans les autres pays était de faire de la galanterie, de donner et recevoir des coups d’épée, de dormir sur le grand fauteuil du manoir. Elle ne jugea pas indigne de ses blasons d’exploiter des mines et d’élever des hauts-fourneaux. On lit avec surprise dans un registre des minières, — recueil longtemps conservé au château de Chambéry, mais qui a passé le mont Genis avec bien d’autres documens, — les noms des vieilles familles aristocratiques inscrits parmi les exploitans des mines : un Chevron de Villette, dont la famille a donné à l’église l’un des grands papes qui ont fondé son pouvoir temporel ; un baron de Menthon, célèbre aussi dans l’église ; les vicomtes de La Chambre, qui ont longtemps disputé à la maison de Savoie la possession de la Maurienne ; les comtes de Miolans ; les barons des Hurtières et les Laval de l’Isère. De toutes ces familles nobles, celle des Castagneri de Châteauneuf, originaire de Gênes, a occupé la position la plus haute dans l’industrie. Elle arriva en Savoie en 1510 avec de puissans capitaux et avec cet esprit d’entreprise qui semait alors les merveilles de la richesse et des arts dans les petites souverainetés italiennes. Elle établit d’abord une fonderie au Bourget-en-l’Huile, et des feux de forges sur les bords du lac du Bourget, où l’on fabriquait des espées de grand bruit, comme parle Montaigne, qui les visita en 1580 lors de son voyage en Italie. Les établissemens furent transportés plus tard à Argentine, au centre de la région métallifère de la Basse-Maurienne, à proximité de ces mines célèbres des Hurtières qui fixeront particulièrement notre attention. Ces établissemens réunissaient des fonderies de fer et de cuivre, une fabrique d’acier, des tréfileries et des taillanderies. Les honneurs auxquels s’élevèrent les Castagneri, les hautes fonctions qu’ils remplirent dans l’état montrent que la maison de Savoie savait encourager l’activité industrielle. Pierre-Antoine, celui qui porta la fortune de la famille à son apogée, fut successivement maître-auditeur à la chambre des comptes, conseiller d’état et généralissime des finances en-deçà des monts. L’exemple de cette fortune élevée par l’industrie tenta un autre Italien, le comte Graneri di Mercenasco, qui entreprit l’exploitation du fer spathique et du cuivre pyriteux à l’autre extrémité de la vallée, dans le district de Modane.

À la suite de la noblesse, les gens d’église se jetèrent aussi dans la carrière des mines. Quatre abbayes célèbres, dont la fondation remonte au XIIe siècle, élevèrent des fourneaux, alimentés par les charbons de leurs immenses forêts et par les minerais de fer des Hurtières, d’Arvillard et de Seitenex. Trois de ces abbayes étaient situées dans le massif des Beauges, et la quatrième sur le versant occidental de la pittoresque vallée de la Rochette : curieux assemblage de choses et d’idées que l’on considère aujourd’hui comme irréconciliablement opposées, la vie monastique associée à l’activité industrielle, le couvent marié à l’usine, la prière réglementaire montant vers le ciel avec la fumée du haut fourneau ! Le principe moderne de la division du travail recevait là une application rigoureuse, il était observé à la lettre religieusement. Chaque moine accomplissait sa tâche sans en sortir jamais : l’un présidait aux diverses manipulations du minerai, à l’extraction, au grillage, au transport, qui se faisait ordinairement à dos de mulet ; l’autre, à la préparation du combustible, à l’abatage de la forêt et au charbonnage ; celui-ci avait le gouvernement du fourneau, et celui-là l’écoulement de la fonte. On n’était pas pressé de produire ; ce n’était pas l’activité fiévreuse de l’industrie actuelle. Les congrégations religieuses travaillaient avec cette majestueuse lenteur de quelqu’un qui a l’avenir devant soi, qui pense aux jours éternels, selon l’expression de saint Bernard de Menthon, et qui n’est pas stimulé par la concurrence. Leurs fourneaux n’étaient allumés qu’une partie de l’année, trois mois au plus, et produisaient annuellement, suivant une statistique datée du premier empire, 10,000 quintaux métriques de fonte, — environ 1,500 kilogrammes par jour et par fourneau. La production est aujourd’hui de 4,500 aux fourneaux d’Argentine, d’Epierre et de Randens, qui marchent dix mois de l’année. Ces organisations, moitié industrielles, moitié monastiques, ont été emportées par la révolution française. On aperçoit encore les pans de murs de leurs chartreuses noircis par la fumée de l’usine et les scories du fourneau démoli. Devant ces débris épars d’une industrie d’où la pensée de Dieu n’était pas absente, et qui n’entraînait pas dans ses rouages l’homme tout entier, âme et corps, l’esprit éprouve une sorte de plaisir triste à la reconstruire de toute pièce et à remettre en train ce mécanisme au mouvement paisible et lent pour l’opposer à la dévorante activité de l’industrie de nos jours.

La renommée des richesses minérales de la Savoie attira de nombreux industriels étrangers des le XVe siècle. Une compagnie d’Allemands formée par Jean Müller de Nuremberg devient concessionnaire de la mine de Macôt en 1470. Plus tard, des Suisses exploitent les salines de Moutiers et les anthracites de la Tornière. Des Français, parmi lesquels figurent un de La Trémouille et un de Croy, entreprennent l’exploitation du fer hydraté et du plomb sulfuré argentifère de Servoz, dans la région du Mont-Blanc. Ils y sont suivis par une société dans laquelle figure le naturaliste Albanis de Beaumont et par des Anglais. Une société lyonnaise s’installe sur l’ancienne mine des Sarrasins, dans le district de Modane, et y fait de beaux bénéfices jusqu’à la révolution, qui ruina l’entreprise. Une des plus curieuses sociétés dont on ait gardé le souvenir est celle qui fut constituée vers 1750 sous la raison sociale de la célèbre Mme de Warens. Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau n’ont fait passer à la postérité qu’un côté de la vie de cette femme, ses faiblesses, les désordres de son esprit et de ses mœurs. Toute la partie de sa vie qui s’est écoulée depuis la rupture de ses relations avec le philosophe jusqu’à sa mort est restée dans l’ombre. On sait maintenant qu’elle se jeta dans des entreprises industrielles qui la montrent sous un tout autre jour, active, entreprenante, d’une fécondité d’esprit et de combinaisons au-dessus de son sexe et de son siècle. La première elle connut la valeur industrielle de la fécule de pomme de terre, et chercha à fonder une usine pour l’extraire. Elle entreprit ensuite l’exploitation des ardoises, dont il existe de nombreuses carrières en Savoie. Enfin elle imagina une société, composée de dames, qui avait pour but d’exploiter les anthracites. Une galerie de la mine de Taninges en Faucigny, qui porte encore le nom de Mme de Warens, témoigne que cette entreprise eut au moins un commencement d’exécution.

L’activité étrangère se porta principalement sur les mines de plomb et d’argent de Pesey et de Macôt. En 1740, deux Anglais et un Hollandais qui prend dans les actes le titre de seigneur de Bois-le-Duc en Brabant exploitent celle de Pesey. Inquiétés par des ambitions locales et des procès, ces étrangers se retirèrent dix ans après devant une société savoyarde en faveur auprès du pouvoir. Vendue ensuite au marquis de Cordon, qui émigra en 1792, cette mine fut déclarée propriété nationale avec celle de Macôt, et devint en 1802 le siège d’une école pratique des mines. Cette institution, dont la Savoie a gardé un bon souvenir, fut transportée à Moutiers, au chef-lieu de l’arrondissement. Disparue avec le premier empire, il était permis d’espérer que le second la ramènerait avec lui, et cet espoir n’a pas été sans influence sur le vote d’annexion des populations de la Tarentaise. Elle se trouvait là dans son siège naturel, au centre d’un pays de mines, en face de l’objet de son enseignement, des grands problèmes géologiques et de la variété des minéraux utiles que renferment nos montagnes ; mais ceux qui ont espéré la voir renaître ont compté sans la centralisation, qui soutire la vie des extrémités au profit des centres. La centralisation sarde absorba l’école des mines de Moutiers en 1824 ; sa bibliothèque, les instrumens de son laboratoire, son cabinet minéralogique et ses vastes collections, tout fut transporté à l’arsenal de Turin. La Savoie n’a pas pardonné au gouvernement piémontais cette mesure, qui marquait un nouveau progrès de la centralisation ; mais son erreur a été de croire que cette pompe aspirante n’avait reçu aucun perfectionnement en France depuis 1815.

Les deux mines de Pesey et de Macôt, habilement exploitées sous la direction des professeurs de l’école, donnèrent de magnifiques résultats pendant la période de l’occupation française. Le directeur Schreiber découvrit en 1806 un nouveau filon, et en souvenir de cette découverte il fit frapper avec le premier argent extrait une médaille portant d’un côté l’effigie de Napoléon, de l’autre celle du Mont-Blanc sous la figure d’un géant accroupi sur des montagnes. Propriétés nationales, ces deux mines revinrent naturellement à l’état sarde, qui les fit exploiter en régie jusqu’en 1855. Rentrées dans l’industrie privée, elles continuent à donner des produits abondans.


IV

Le groupe le plus important de la Savoie est celui des mines de fer spathique des Hurtières. Exploitées pendant toute la durée du moyen âge, objet de transactions, de compétitions, de procès et de luttes animées dans lesquelles apparaissent tour à tour le souverain, les seigneurs, les gens d’église et les paysans, toutes les conditions de la société allobrogique, elles sollicitent la curiosité, non-seulement au point de vue industriel, mais encore au point de vue de l’histoire et des mœurs du pays. On y arrive par l’étroite vallée de l’Arc, où la rivière de ce nom, la route d’Italie et le chemin de fer Victor-Emmanuel se pressent et occupent souvent toute la partie en plaine. Au-delà d’Aiguebelle, elle tourne brusquement du nord au sud et s’arrondit en un bassin ovale, semblable à une grande corbeille de verdure, terminé au pont d’Argentine par les premières assises de la noble montagne : noble en effet, si cette expression doit réveiller l’idée de richesse et de force productive, car elle livre royalement depuis cinq siècles le fruit de ses entrailles à l’industrie métallurgique. Ses larges flancs sont emprisonnés dans une ceinture de végétation vigoureuse, de noyers, de châtaigniers, de chênes et de hêtres. Sur ce fond vert se détachent les toits enfumés des chaumières de la commune de Saint-George-des-Hurtières, isolées ou réunies en hameaux, partout bloquées par des massifs d’arbres fruitiers supportant des ceps de vigne séculaires qui courent de l’un à l’autre et interceptent la circulation de l’air et les rayons du soleil. Ces chaumières sont la demeure préférée du crétinisme. Le crétin apparaît ordinairement au milieu des merveilles du règne végétal. Rien n’est plus saisissant que le contraste de cette pauvre ébauche humaine, manquée au moralet au physique, avec la plénitude de vie et la beauté des formes que déploie la nature dans les plantes. Hâtons-nous de faire l’ascension de la montagne pour sortir de la région crétineuse, car le fléau mystérieux diminue d’intensité au fur et à mesure qu’on gagne la hauteur.

Dans l’âpre sentier qui conduit aux mines, nous sommes arrêtés à chaque instant par d’étranges convois qui descendent avec une rapidité vertigineuse : ce sont les traîneurs de minerai qui passent. Un mulet vigoureux est attelé à un traîneau dont l’avant-train, portant sur des roues, se termine par deux cornes de charrue entre lesquelles est engagé un homme. Le charroi informe se précipite sur des pentes de 50 à 45 degrés et par un couloir effrayant pavé de blocs de rocher que le frottement a polis. Quand la charge est poussée par son propre poids, homme et animal fuient devant à toutes jambes ; si elle s’arrête par l’effet de la pente, tous les deux tendent les cordes, car tous les deux sont attelés ; le mulet trotte impassible, l’homme s’agite, se démène à se rompre les os, la sueur ruisselle de son front et trace sur sa poitrine nue de larges sillons ; des cris sauvages s’échappent sans cesse de son gosier enroué pour activer ou modérer la course de son compagnon de peine. C’est ainsi que le minerai grillé descend au pont d’Argentine, où il est déposé dans des magasins à ciel ouvert avant d’être conduit au parc de la fonderie. Chaque charge est d’environ 400 kilogrammes. Un traîneur peut faire trois voyages par jour et gagne 50 centimes par 100 kilogrammes.

Plus haut, en approchant de l’entrée des galeries, on rencontre des convois qui diffèrent des premiers : le mulet a disparu, le traîneau a perdu ses deux roues, et porte sur la terre de l’avant et de l’arrière-train. Là est une pente de 35 à 30 degrés où un homme non habitué aux courses des montagnes peut à peine s’arrêter. Le traîneur s’y élance avec une charge de 3 à 400 kilogrammes de minerai ; il bondit dans le couloir rapide et prend les attitudes les plus excentriques, tantôt penché en avant perpendiculairement à la ligne de descente, tantôt renversé en arrière sur son traîneau. Ce mode de transport a quelque chose d’effrayant et de fantastique, lorsque la fumée des fours de grillage enveloppe d’un nuage noir l’espace que le traîneur doit parcourir ; il s’y jette comme dans un gouffre infernal et disparaît entièrement dans les flots de fumée et de poussière. À ce métier pénible, les forces humaines ne suffisent pas longtemps ; les jambes faiblissent bientôt ; à l’âge de quarante ans, un traîneur a fini sa carrière, il est littéralement fourbu et n’a plus l’agilité nécessaire pour fuir devant la charge. Les instincts moraux s’engourdissent dans l’excitation violente d’un travail qui ne met en mouvement que les forces animales. Le traîneur est d’ordinaire adonné aux liqueurs alcooliques et d’humeur querelleuse. Un étranger non initié aux divisions séculaires qui ont entravé la bonne exploitation des Hurtières comprendra difficilement que ce métier de casse-cou, destructeur des forces morales et physiques de l’ouvrier, fort coûteux du reste, n’ait pas encore été remplacé par un système de transport mécanique.

De l’entrée des premières galeries, à 1,100 mètres au-dessus du niveau de l’Arc, le regard embrasse un splendide panorama. En face du spectateur se dresse la montagne d’Argentine, où descend un glacier qui pousse devant lui sa moraine terminale, et renouvelle en petit les phénomènes de l’époque glaciaire. Plus bas, le mont Chabert, où une égratignure blanche indique l’entrée d’une ancienne mine de plomb sulfuré argentifère rouverte aujourd’hui et en pleine exploitation. À gauche, le pic arrondi de Charbonnières, droit au milieu de la vallée comme l’unique colonne restée debout d’un immense édifice démoli. À droite, les aiguilles d’Arves, qui déchirent violemment le ciel bleu, et dans la même direction l’encaissement profond du torrent du Glandon. Au fond, le bassin de la vallée, longue et irrégulière crevasse des Alpes par laquelle ont coulé depuis les temps historiques les inondations des peuples du midi sur le nord et celles du nord sur le midi, aujourd’hui parcourue par la locomotive, dont le bruit sourd et le sifflement montent sur les versans, arrivent jusqu’à nous. C’est d’ici que nous pouvons suivre à l’aise cette dégradation végétale observée précédemment, le pâturage succédant au glacier, la forêt découpée de champs cultivés, les chalets gris abattus sur les prés verts comme une volée d’hirondelles fatiguées, le vignoble égaré dans l’anfractuosité du rocher, et enfin les villages du bas avec leur cortège obligé de grands arbres agités par le vent périodique à double courant, soufflant le jour en sens inverse de la nuit, fort connu dans les longues vallées des Alpes.

À l’aspect des rochers gris de fer, pailletés de mica, composés d’élémens cristallins, et dont les sommets dentelés jaillissent de leur base en pics aigus comme des jets de flamme, nous reconnaissons bien vite que nous sommes au centre d’un soulèvement de protogine. La montagne que nous avons gravie présente partout les traces de la secousse violente qu’elle a éprouvée au moment où elle s’est imprégnée de la couche fertile : l’ordre de la stratification naturelle est détruit extérieurement, la surface est hérissée de pièces brisées, de blocs amoncelés et soutenus sur les pentes par un miracle d’équilibre ; mais, dès qu’on pénètre sous l’enveloppe déchirée, on découvre plus de régularité, des couches moins tourmentées, des filons continus de quartz qui conduisent presque toujours à la masse métallique. Ces filons ont eu sur le mode d’exploitation suivi aux Hurtières une influence considérable. L’instinct des paysans de Saint-George, exploitans primitifs de la mine, leur avait révélé le fait scientifique que nous avons tâché de mettre en lumière, à savoir que la direction de la roche éjective conduit au gisement métallique. Ils suivaient donc le quartz, qui est une roche d’éjection, partout où ils le trouvaient à la surface, et ils se laissaient conduire par sa présence. M. de Saussure a décrit en 1789 leur manière de travailler. « Ils ne mettent, dit-il, aucun art dans leur travail ; ils vont en avant sans boussole, sans aucun instrument de géométrie, suivant le filon quand ils le tiennent et le quartz quand ils le cherchent ; ils font des mines, ils font sauter le roc, l’étançonnent où cela est nécessaire ; mais rarement en ont-ils besoin, et ils le font avec plaisir, parce qu’ils croient que le roc tendre annonce ce qu’ils appellent des sales ou des masses considérables de minerai. »

La commune de Saint-George a joui du droit immémorial d’attaquer la montagne, droit qui dérivait de l’ancien principe que le fonds emporte le tréfonds. La commune étant propriétaire de la surface, chaque communier pouvait attaquer le sous-sol, y creuser une fosse et se l’approprier. Collective et immobilisée à la surface, la propriété se transformait en pénétrant au-dessous, devenait individuelle et transmissible par la vente ou l’héritage au même titre qu’un champ au soleil. La multiplicité des galeries, — des fosses, comme on les appelle, — creusées dans tous les sens et portant les noms de tous les saints du calendrier, atteste l’ardeur des paysans à s’improviser un patrimoine dans le sein fécond de la vieille montagne. Reliées entre elles par des galeries de raccordement et placées à la suite les unes des autres, elles formeraient un tunnel trois fois long comme celui qu’on entreprend sous les Alpes. Quelques-unes offrent des vides aussi grands que des cathédrales du moyen âge. Celle qui est appelée la Grande-Fosse a 120 mètres de hauteur et 200 de longueur. L’œil mesure avec effroi ces 240,000 mètres cubes de vide dont la lampe du mineur ne peut sonder les ténébreuses profondeurs, et cette immense excavation est pratiquée entièrement sur la couche minérale, qui était là d’une puissance extraordinaire.

En observant ces galeries innombrables, on ne tarde pas à découvrir la pensée commune qui les a dirigées : c’est une pensée de haine ; elles cherchent à s’éventer les unes les autres, comme des mines et contre-mines ennemies autour d’une place assiégée. Tous ces petits exploitans se faisaient une guerre acharnée. On voit souvent deux galeries d’un caractère particulièrement hostile se poursuivre sur un long parcours, développer dans la roche leurs replis tortueux, monter ou plonger ensemble ; se serrer toujours de plus près, et enfin se joindre sur le filon. Ce mode d’exploitation a reçu dans le langage des mineurs un nom qui exprime bien la chose : il s’appelle « travailler en bataille. » On travaillait en bataille lorsqu’on s’efforçait de prendre l’avance sur la galerie rivale. L’explosion de la poudre et les coups de masse sur la paroi annonçaient, l’approche de l’ennemi : les ouvriers redoublaient d’activité, le travail ne cessait plus ni jour ni nuit : on attaquait la roche avec fureur du côté d’où venait le bruit, et d’aussi loin que la voix pouvait se faire entendre, on préludait à la rencontre par des injures homériques. La tradition a conservé parmi les habitans de Saint-George le souvenir des batailles souterraines livrées par leurs ancêtres, et ils parlent encore avec orgueil de ces luttes héroïques où, toutes lampes éteintes, les coups de poing et les cailloux pleuvaient dans l’obscurité de la mine.

Cette anarchie d’exploitation, qui n’est pas encore entièrement extirpée des Hurtières, a une racine historique très remarquable : elle remonte à la protection accordée par la maison de Savoie aux paysans exploitans contre les seigneurs des Hurtières. Considérée dans l’ensemble du rôle qu’elle a joué, la maison de Savoie a toujours eu un goût prononcé pour les petites gens, toujours attentive à leurs intérêts sans jamais heurter violemment ceux des grands. L’histoire de la mine des Hurtières fournit un exemple curieux de cette politique naturellement inclinée vers les intérêts des classes inférieures. Dans un acte de partage, en date du 23 juillet 1344, entre le seigneur des Hurtières et le comte de Savoie Amédée VI, celui-ci stipule pour lui et les paysans, nos et gentes nostras ; il leur garantit le droit de recherche et d’exploitation sur toute l’étendue de la montagne ; le seigneur du lieu ne pourra les troubler même sur la moitié qui lui échoit en partage. Trois siècles et demi après, le roi Victor-Amédée III, fidèle à la politique de sa maison, renouvelait la protection accordée aux paysans. Cet acte est intéressant à un autre point de vue : il montre l’origine des droits qui se partagent encore aujourd’hui les mines des Hurtières. Les exploitans actuels sont les successeurs directs des trois parties figurant au traité, le prince de Savoie, le baron des Hurtières et les paysans.

La succession de ces droits divers jusqu’à nos jours a été l’occasion des luttes les plus dramatiques. On y voit figurer au premier plan les anciennes familles du pays, les deux branches de la maison de Savoie et un roi de France, qui entrent tour à tour en compétition pour la propriété des mines ou pour les droits à prélever sur les minerais extraits. François Ier en 1536 revendique la propriété intégrale en sa qualité de successeur et d’héritier de son oncle Charles III. La revendication de cette propriété est évidemment contraire au traité de 1344, qui n’en avait attribué que la moitié aux ancêtres du duc de Savoie ; mais le roi de France n’avait guère souci des traités qui allaient contre son intérêt. Agresseur injuste de son inoffensif et malheureux oncle, il lui prit la Bresse et la Savoie du midi pour ouvrir l’Italie à son ambition, pendant que les Suisses, encouragés par son exemple, s’emparaient de la Savoie du nord. Il était dans le tempérament de François Ier de se faire la part du lion pour montrer ensuite sa générosité. Après s’être emparé de la seigneurie des mines, il en investit le vicomte Louis de La Chambre par lettres patentes du 18 décembre 1542. dès lors le traité qui les avait partagées resta oublié pendant deux siècles. Une héritière du vicomte vendit la baronie des Hurtières, par acte du 2 septembre 1623, au prince Thomas de Carignan, le chef de la branche cadette qui règne aujourd’hui sur l’Italie. Ce prince énergique, digne ancêtre de Victor-Emmanuel, entreprit d’enlever par les armes la régence des enfans de Savoie à sa belle-sœur, Christine de France, qu’il accusait de sacrifier l’indépendance de l’état à l’influence française. Pendant la guerre civile, ses biens furent confisqués, et les mines rentrèrent au domaine de la branche aînée. Après sa réconciliation avec la régente, il fut réintégré dans la possession de tous ses biens. Son fils, Emmanuel-Philibert de Carignan, vendit en 1687 le droit d’exploitation sur la moitié des mines à la famille génoise des Castagneri. Cette famille, dont la fortune s’est écroulée récemment, est « l’auteur, » comme disent les hommes de loi, de l’exploitant actuel le plus considérable.

Mais toutes ces compétitions illustres avaient passé par-dessus la tête des paysans. Attachés à la montagne comme à leur proie, ils avaient continué jusque vers le milieu du dernier siècle de creuser des fosses selon leur instinct, en tenant marché du minerai qu’ils retiraient. Les propriétaires des hauts-fourneaux dépendaient d’eux pour leur approvisionnement de minerai. La nécessité d’assurer la consommation des fonderies donna naissance à un genre de concession que nous croyons n’avoir été connu qu’en Savoie. La concession portait non sur la mine, mais sur le minerai, qui ne pouvait être vendu qu’au concessionnaire investi du privilège de l’acheter. Les propriétaires des hauts-fourneaux trouvèrent ensuite plus simple d’acquérir des paysans les filons mêmes. Il y en avait toujours à vendre, car la population de Saint-George, négligeant la culture des champs pour celle des mines, était loin de s’enrichir. La vente des filons a peu à peu éliminé les anciens protégés de la maison de Savoie et introduit dans la propriété des mines les exploitans étrangers munis d’un outillage complet.

L’éviction des paysans ne fit pas cesser l’anarchie primitive, qui augmenta au contraire par l’arrivée des nouveaux industriels, la plupart dans une bonne situation de fortune, bien posés dans la société savoyarde, intelligens et capables de soutenir leurs prétentions devant les tribunaux. La lutte souterraine se compliqua de la lutte au soleil, et parallèlement à la galerie » en bataille » se développa la longue série des procès, sans cesse renaissans, qui ont donné fort à faire, pendant un siècle et demi, au juge d’Aiguebelle, au sénat souverain de Savoie, à la sérénissime chambre des comptes, et même à sa majesté en son conseil. Les droits en présence remontant au fameux traité de 1344, il n’est pas malaisé de comprendre que la chicane se soit introduite entre les jointures d’une succession de cinq siècles, souvent interrompue, presque aussi compliquée que celle des papes. L’état aurait pu la trancher par la concession ou par l’expropriation de la mine pour cause d’utilité générale ; mais comment rompre si brusquement avec des droits aussi anciens, surtout lorsqu’ils avaient pour eux l’appui de la maison souveraine, intéressée à conserver un état de choses qu’elle-même avait établi ? La révolution française ne changea rien aux exploitations des Hurtières : elles ne furent pas déclarées propriétés nationales, comme celles de Pesey et de Macôt, et sous le premier empire l’expropriation, conseillée en 1811 par l’ingénieur des mines Schreiber, fut rejetée par l’administration du département du Mont-Blanc. La restauration trouva les choses dans la même anarchie qu’avant 1792. Plusieurs fois depuis 1815, le gouvernement sarde s’est efforcé d’y mettre ordre en tenant compte des droits anciens : il a délimité les champs de travail de chaque exploitant, il a condamné les galeries trop évidemment agressives, il a même suspendu en 1852 les exploitations sur toute l’étendue de la montagne. Cette mesure de l’administration tranchait une question qui appartient aux tribunaux, et remplaçait la justice ordinaire par un coup d’autorité ; mais on était en plein régime libre : la presse, l’opinion, réagirent contre ce petit coup d’état, et l’administration, qui n’était pas préparée à donner aux exploitans une juste indemnité, unique solution équitable, céda devant la production des pièces qui établissaient les droits des exploitans. La difficulté se pose aujourd’hui dans les mêmes termes devant la nouvelle administration. Les prétentions qui avaient égaré un moment l’ancienne administration se sont produites aussitôt après l’annexion, et retentissent maintenant au conseil d’état. Elles reposent sur ce fait, qu’il existe une concession régulière en faveur de l’un des exploitans actuels. Or il ne peut y avoir concession régulière sur une mine découverte depuis des siècles et possédée sans interruption, à titre de propriété, par celui qui l’exploite. En droit elle serait nulle, et en fait nous croyons avoir démontré par l’historique de ces exploitations célèbres qu’elles n’ont jamais été l’objet d’une concession dans le sens et avec l’étendue des droits que la législation moderne attribue à cet acte administratif.

Une concession régulière pourrait seule néanmoins faire cesser l’anarchie qui stérilise le travail des Hurtières. Nous avons déjà remarqué, en gravissant la montagne, l’un des résultats de la division des exploitations sur le transport du minerai, et il n’est plus permis de s’étonner de ce mode primitif et coûteux en présence des luttes qui ont empêché de le remplacer par le transport mécanique. On retrouve les funestes effets de la division dans toutes les manipulations du minerai. Celle qui précède immédiatement le transport, c’est le grillage. Le grillage a pour but de modifier la composition chimique du minerai, de faciliter la séparation de la gangue quartzeuse et de le rendre plus traitable à la fusion. Il est grillé au bois dans des fours en forme de cônes tronqués et renversés, construits à l’entrée principale de chaque exploitation. La situation des fours a de nombreux inconvéniens : les débris des fours supérieurs, les gangues rejetées par le cassage et le triage, s’amoncellent sur les pentes, y forment des avalanches de gravier qui s’écroulent sur les fours inférieurs, et descendent souvent jusqu’au pli de la montagne, où sont déposés les tas de minerai trié. L’opération est alors à refaire sur nouveaux frais.

Les fours n’ont pas été établis sans motif à la sortie de chaque exploitation : il fallait se hâter de diminuer le poids du minerai pour éviter les frais de transport. C’est pour le même motif qu’il est soumis à un premier triage aussitôt qu’il est détaché de la roche. On le brise à coups de masse, et on rejette les débris dans les cavités de la fosse. Ce dépouillement, fait dans des conditions difficiles, n’est jamais bien complet, et parmi ces débris accumulés depuis ; des siècles dans les vides immenses de la montagne il est resté des parties utiles qui donneraient encore des bénéfices à une exploitation mieux dirigée. Il suffirait pour cela de pratiquer une galerie en ligne droite allant chercher le dédale des anciens travaux. Indépendamment des débris à reprendre, elle trouverait des champs nouveaux à exploiter.

L’observation des règles de l’art des mines a été de tout temps fort négligée, comme on le pense, dans la conduite de ces exploitations. À la rigueur elles pouvaient s’en passer, n’ayant besoin ni de puits d’aération et de sortie, ni de galeries d’écoulement des eaux. La nature a pourvu libéralement à toute installation coûteuse par des fentes et des déchirures qui laissent pénétrer l’air et filtrer les eaux. Le mineur travaillant dans les galeries les plus rapprochées de la surface est obligé de protéger sa lampe contre le vent qui s’engouffre dans les fentes. Le drainage naturel lui permet de creuser en contre-bas de la galerie à une grande profondeur ; il descend, sans être incommodé par les eaux, dans ces abîmes, qui sont ensuite comblés avec les matériaux inutiles extraits de la galerie poursuivie dans une autre direction. Le roc lui-même se laisse entamer facilement, et l’ouvrier sur filon détache par jour 560 kilogrammes de minerai trié. Toutes ces facilités naturelles expliquent pourquoi les exploitations des Hurtières ont pu être conduites par des mains inhabiles et avec de faibles capitaux.

La vie des ouvriers qui y travaillent est intéressante à étudier. Le personnel des mines se recrute principalement parmi la population répandue sur le flâne oriental de la montagne, dans cette commune de Saint-George qui possédait autrefois tous les filons. Elle regarde encore comme son privilège l’extraction du minerai, et elle le défend contre l’invasion des ouvriers étrangers à la localité avec la même jalousie que jadis elle mettait à défendre la propriété des mines contre les propriétaires de hauts-fourneaux. Avec ses préjugés et ses souvenirs, le père transmet sa profession aux enfans. Tout jeunes, ils sont employés au cassage et au triage ; aimés d’un marteau, ils s’assoient à la bouche des fours éteints et frappent à coups redoublés les blocs de minerai au fur et à mesure qu’ils dégorgent, rejetant d’un côté les gangues et de l’autre les parties utiles, réduites à la grosseur d’une noix. Noirs, couverts de la poussière du charbon, ils s’ensevelissent au milieu des amas de minerai qui montent lentement autour d’eux, et derrière lesquels ils finissent par disparaître, car leur présence n’est révélée que par le bruit sec et monotone du marteau sur le bloc. Plus âgés et plus forts, ils entrent dans la mine, cassent le minerai cru et le portent au four à griller, ou bien ils essaient leur vigueur au traînage : ils s’élancent d’abord sur la première pente avec le traîneau sans roues, puis dans la seconde, jusqu’au pont d’Argentine, avec le traîneau à roues et le mulet. Les plus habiles d’entre les adultes attaquent la roche, sont mineurs proprement dits. Enfin tous reviennent au point de départ, à la culture des champs, qu’ils n’ont jamais entièrement abandonnée, car toute cette population fait alterner le travail de la terre avec celui de l’industrie. La morte saison agricole est la saison active de la mine, et l’hiver est le beau temps du mineur : trois ou quatre cents ouvriers sont alors occupés à faire sauter le roc, et les cavités profondes de la montagne retentissent continuellement du bruit des sourdes explosions. Ils remontent définitivement à la surface au printemps, pour les fêtes de Pâques, et jusqu’à l’automne prochain les diverses préparations du minerai et le transport alterneront avec les travaux des champs.

Ces habitudes moitié agricoles, moitié industrielles, forment le trait caractéristique de la population ouvrière de la Savoie. Partout où une industrie quelconque a pénétré, elle s’est mariée sans effort à l’agriculture. Il y a du cultivateur dans chaque ouvrier savoyard, à quelque industrie qu’il appartienne. Il ne se laisse pas sans violence éloigner de la terre par le flot industriel. Au sein des grandes villes où il émigre, dans l’atelier, dans la manufacture, la terre le réclame fortement. Il ne perd jamais complètement de vue le champ qu’il possède, ou qu’il possédera un jour avec le fruit de l’épargne. Ce n’est pas lui qui volontairement ira grossir ces masses ouvrières sans lien avec le sol, flottantes, agitées par les fluctuations du salaire, et tenant suspendus sur la société moderne les plus terribles problèmes. S’il se laisse un moment entraîner par le tourbillon, c’est toujours avec l’espoir de revenir bientôt. Dès 30,000 émigrans que la Savoie jette chaque année sur le monde, il n’en est qu’un petit nombre qui oublient le chemin du sol natal : ils y sont rappelés sans cesse par l’espoir de s’en approprier un coin.

Mais ces fortes attaches empêchent l’ouvrier savoyard de s’élever bien haut, d’acquérir de l’habileté et une main exercée dans les divers travaux de l’industrie. Aux Hurtières, les mineurs les plus habiles sont Piémontais ou Lombards. Les habitans de Saint-George, quoique divisés entre eux toutes les fois qu’il s’agit de se faire concurrence à eux-mêmes, s’entendent néanmoins à merveille pour les repousser. Les maîtres de forges sont obligés, dans le choix de leurs ouvriers, de faire grand cas de cette répulsion instinctive qui va jusqu’à des violences sournoises. Il vaut mieux user de ménagemens et discuter avec une habitude traditionnelle d’esprit que de l’irriter en voulant la changer trop brusquement. C’est ce que font les maîtres de forges avec la population des Hurtières. On peut lui appliquer un mot bien connu : elle n’a rien oublié et rien appris. Elle se rappelle ses anciens privilèges d’exploitation, l’ancienne protection souveraine, les temps où elle travaillait pour son propre compte et où les propriétaires des hauts-fourneaux de la vallée étaient ses tributaires. Ces souvenirs vivaces la rendent chagrine, défiante, injuste à l’égard du présent. Elle travaille aux mines avec les instrumens rudimentaires du passé, et, si l’on excepte la poudre, ses procédés d’extraction du minerai comme ses procédés de culture de la terre sont probablement les mêmes qu’au temps des Humbert et des Amédée. Par ses défauts et par ses qualités, elle présente un type assez exact du peuple savoyard en général, unie et compacte pour résister à l’invasion des élémens étrangers, mais divisée entre elle à tous les degrés ; attachée à ce qu’elle croit être son honneur et sa richesse, mais incapable de le défendre efficacement ; laborieuse du reste, patiente et d’une probité remarquable, mais de cette probité banale qui tient à l’habitude bien plus qu’à l’effort de la vertu. La manipulation du minerai fournit un trait curieux de cette probité de tradition. Avant d’arriver à la fonderie, il fait deux haltes, la première à mi-côte de la montagne, aux Terriers, la seconde au pont d’Argentine ; il y séjourne des mois et des années, en plein air, éloigné de toute surveillance et de toute habitation ; les dépôts appartenant aux divers exploitans sont rapprochés les uns des autres, séparés par un simple mur en pierres sèches d’un mètre de hauteur, et rien ne serait plus facile que de grossir un dépôt aux dépens de l’autre. Or il est inouï qu’un vol.de ce genre ait jamais été commis. M. de Saussure, au siècle passé, se plaisait déjà à rendre ce bon témoignage aux habitans des Hurtières.

Si l’on veut prendre une idée complète de l’industrie métallurgique de la Maurienne, il faut encore suivre le minerai grillé et trié des magasins en plein air, où nous l’avons laissé, jusqu’au parc à mine, et du parc à mine jusqu’au haut-fourneau qui va l’engloutir. Là il subit une nouvelle préparation à laquelle on attache une grande importance en métallurgie. On l’entasse dans un creux rectangulaire de 2 à 3 mètres de profondeur, pavé et revêtu de maçonnerie, où l’on dirige un filet d’eau. Le minerai s’oxyde, se macère, selon l’expression usitée ; les matières réfractaires et nuisibles, telles que la magnésie et les pyrites, sont transformées en sels solubles, décomposées et entraînées par l’action chimique et mécanique de l’air et de l’eau. Le séjour au parc l’améliore et le dispose à la fusion. La plus-value qu’il acquiert par la macération couvre les intérêts composés du capital engagé jusqu’à la sixième année. Passé ce terme, il s’améliore encore, mais l’amélioration n’est pas telle qu’il soit profitable de le laisser vieillir plus longtemps. Enfin il est préparé à point pour être dévoré par le monstre affamé qui l’attend.

Un haut-fourneau en bonne allure et bien gouverné consomme en vingt-quatre heures 8,000 kilogrammes de minerai ; mais il lui faut d’autres alimens, du charbon et des fondans à base calcaire. Le charbon ne peut porter qu’une charge déterminée de minerai, par exemple 2,2 1/2 et 3 de minerai sur 1 de charbon. Les 8,000 kilogrammes de minerai demanderont donc 4,000, 3,500 et 3,000 kilogrammes de charbon, suivant la qualité de la fonte qu’on voudra obtenir. Telles sont les proportions généralement observées dans le gouvernement des trois hauts-fourneaux d’Argentine, d’Épierre et de Randens. Ainsi alimentés, ils jettent en vingt-quatre heures quatre coulées de fonte de 800 à 900 kilogrammes, ce qui porte le rendement du minerai des Hurtières de 40 à 45 pour 100.

Les fontes aciéreuses de la Maurienne ont une grande réputation dans l’industrie métallurgique. Il y en a de trois qualités : la première est presque noire, à grains fins, comparable pour la finesse et le nerf aux meilleures fontes de la Suède et de l’Allemagne. La seconde est, quant à sa couleur, grisâtre, tachetée de blanc et de noir comme le dos de la truite, ce qui l’a fait désigner sous le nom de truitée, et quant à sa composition, compacte et sans soufflures. La troisième, blanche, plus cassante que les deux autres, et qu’on obtient en modérant la charge du charbon, est un produit excellent, très recherché pour la fabrication des aciers. L’arsenal de Turin a employé ces fontes pour les canons avec un avantage marqué sur celles des autres pays. À l’usine d’Allevard, dans le département de l’Isère, elles ont donné les résultats les plus satisfaisans pour les plaques de blindage des navires ; elles résistent, par leur composition nerveuse, à la force de pénétration du boulet, et lorsqu’il pénètre, la trouée est nette et franche, sans éclat ni déchirure, circonstance qui a été fort appréciée dans ces essais.

Par ses caractères physiques, le minerai des Hurtières présente une grande analogie avec celui des mines aciéreuses de Carinthie, appartenant à l’archiduc Maximilien, et par ses propriétés chimiques il se rapproche de celui des mines non moins célèbres du Stahlberg. C’est un carbonate de fer, ou fer spathique, à texture écailleuse et serrée, à reflets variés qui passent du gris bleuâtre au gris jaune et au blanc nacré, suivant la position que le minerai occupe au cœur du filon, au toit et au mur de la mine. L’analyse a trouvé 40 pour 100 de fer métallique sur du minerai cru, 46 sur du minerai grillé d’un an, et 47 sur du minerai grillé de trois ans. Il y a donc un avantage évident à le laisser vieillir au parc à mine.

En présence de l’anarchie qui a présidé à la conduite de ces exploitations séculaires, une question surgit naturellement dans l’esprit du lecteur : la mine des Hurtières n’est-elle pas près d’être épuisée ? Il suffit d’un coup d’œil jeté sur le plan dressé par les ingénieurs sardes pour répondre à cette objection, et dissiper les craintes qu’elle fait naître. Il résulte de ce plan que les excavations pratiquées sur la couche fertile pendant cinq siècles n’en ont emporté que la moitié. La partie encore intacte présente une masse à extraire d’un cube de 1,100,000 mètres. Le mètre cube pèse 3,700 kilogrammes. Il reste donc près de 4 millions de tonnes de minerai cru que le grillage et les autres préparations réduisent à 2 millions. Si l’on réfléchit que les hauts-fourneaux les mieux organisés ne consomment pas au-delà de 8,000 tonnes par année, on conviendra que la mine peut encore alimenter plusieurs hauts-fourneaux pendant plus d’un siècle, indépendamment des champs nouveaux qu’une exploitation puissante et centralisée découvrirait très probablement, si l’on fouillait la montagne plus près de sa base. Il y a en outre dans la Maurienne, à des distances qui varient de 5 à 30 kilomètres, un grand nombre de filons de fer spathique et oligiste qui fourniraient une consommation pour ainsi dire inépuisable à l’industrie la plus active.

Ce n’est pas sur le minerai, mais sur l’approvisionnement du combustible, que doivent porter les préoccupations de l’industrie. La houille manque dans le massif de Savoie. Les anthracites, qui abondent, ont le grave inconvénient d’engorger le haut-fourneau par leurs cendres et leurs débris réfractaires à la combustion. L’industrie métallurgique ne peut compter sur cette ressource avant que des inventions nouvelles qu’on peut prévoir aient changé radicalement le système actuel de construction des hauts-fourneaux. Reste donc le combustible végétal, le charbon de bois. Le développement industriel en Savoie n’a pour limite que la production de cet aliment précieux. Si la surface boisée peut en produire en quantité suffisante et à des prix modérés, l’industrie est sauvée, l’avenir lui appartient ; elle n’a plus à craindre la concurrence des fontes anglaises, car l’Angleterre, loin d’exporter ses fontes aciéreuses au charbon de bois, recherche avidement celles de l’Europe entière pour alimenter ses grandes fabriques d’objets d’acier fin. Les qualités qui distinguent les fontes de la Maurienne, la finesse du grain, la texture nerveuse et le groupement particulier des molécules, qualités qu’elles doivent autant au charbon de bois qu’à la nature du minerai, leur assurent une supériorité qui attirera toujours la demande intérieure et extérieure quand elles seront mieux connues. Il est, on le voit, d’un intérêt vital pour l’industrie de la Maurienne d’être parfaitement renseignée sur les forces productives de la surface boisée dans son rayon d’approvisionnement.

Si l’on réfléchit à la variété et à l’importance des intérêts qui dépendent de la richesse forestière, on ne peut que déplorer le fatal entraînement qui a porté les gouvernemens et les peuples, principalement les gouvernemens et les peuples de race latine, à gaspiller cette richesse. La race latine a été en effet prodigue de sa fortune forestière ; elle l’a dissipée avec une regrettable imprévoyance. Le magnifique manteau de verdure étendu sur les bords européens de la Méditerranée a été déchiré par ses mains. Elle a rivalisé d’esprit de destruction avec la race arabe sur les bords opposés, et de quelque côté qu’on entre dans ce grand bassin méditerranéen, berceau des civilisations, on aperçoit les hauteurs dépouillées, arides et nues. Il faut remonter vers le nord, dans les pays habités par les autres races, pour trouver le respect et la conservation des grandes étendues de bois.

Les domaines des petits souverains du Piémont et de la Savoie, suspendus aux deux versans des Alpes, ont longtemps formé comme un îlot de verdure au milieu de l’aridité des pays latins. Les vallées humides et profondes qui plongent d’un côté avec leurs torrens et leurs rivières sur la plaine italienne, et de l’autre sur la Suisse et la France, étaient encore à la fin du dernier siècle peuplées de forêts épaisses, lorsqu’elles avaient disparu dans le reste de l’Italie et dans la France méridionale. Elles occupaient dans l’état sarde une surface de 1,108,712 hectares sur une superficie totale de 7,634,723. L’absolutisme énergique et souvent intelligent du souverain, les mœurs féodales du vieux Piémont et en-deçà des monts le caractère apathique des habitans, avaient entouré la forêt d’une protection plus forte qu’ailleurs et mis un frein à l’entraînement de la destruction ; mais ces conditions économiques et morales ont bien changé depuis la révolution française, et surtout depuis l’établissement du régime constitutionnel de 1848. À ces deux époques, la propriété forestière a été délivrée des entraves de la mainmorte, qui l’immobilisait. Par la loi révolutionnaire du 10 juin 1793, rendue quand la Savoie était déjà française, les communes furent autorisées à partager leur domaine, et une immense étendue de forêts passa en des mains pressées de jouir et peu soucieuses de l’avenir. Un mouvement analogue s’est produit en Piémont après 1848. Il est triste d’avoir à constater que la liberté, si féconde sous d’autres rapports, a été fatale aux forêts. Un usage s’était introduit dans l’administration de la commune, qui a eu les mêmes effets que la loi révolutionnaire dont nous venons de parler : c’est celui d’affermer aux particuliers le domaine forestier communal. On l’enlevait ainsi à l’action du pouvoir public pour le mettre sous celle des individus, qui l’exploitaient à leur guise et sans mesure, car les garanties insérées dans les baux étaient tout à fait dérisoires. L’administration qui tolérait cette pratique pernicieuse se montrait d’une faiblesse extrême dans la répression d’autres abus non moins crians. La coupe en taillis pour les affouages était permise tous les huit ou dix ans, au lieu de douze ou vingt, comme l’exige une bonne économie forestière, et le système du jardinage, qui consiste à abattre çà et là les plantes désignées officiellement, ravageait les forêts de haute tige. Les pâturages abusifs et les délits forestiers avaient passé dans les habitudes de la population agricole. Ce n’est que vers la fin du régime parlementaire en Savoie que l’administration, stimulée par l’opinion publique, a fait usage des pouvoirs dont elle était armée pour la répression et la protection, car ce n’est pas la loi qui manquait au fonctionnaire, mais le fonctionnaire qui manquait à la loi, aussi sagement conçue d’ailleurs que dans les autres pays.

Malgré la négligence apportée dans l’entretien de cette richesse par les régimes les plus divers, les ressources forestières de la Savoie n’ont pas été sérieusement atteintes. La surface boisée est encore plus étendue, relativement à la superficie générale, que dans les anciens départemens ; elle couvre la cinquième partie du sol productif, soit près de 200,000 hectares, dont les deux cinquièmes sont plantés d’essences résineuses, et les trois autres cinquièmes d’essences feuillues, dures ou tendres. Placées maintenant sous une administration plus forte et moins tolérante que l’ancienne, les forêts n’ont pas tardé à être protégées avec une sévérité que l’esprit d’émulation avec le régime passé a encore aggravée. Les baux des communes ont été rompus bu résiliés, et toutes les parties du domaine communal qui avaient été affermées sont déjà rentrées sous l’action réparatrice du pouvoir public ; la vaine pâture, les vols, les gaspillages, sont partout réprimés, et par les nouvelles méthodes de reboisement les éclaircies de la forêt se repeuplent et de nouveaux espaces sont reconquis. Ces mesures ont heurté bien des habitudes invétérées et causé bien des froissemens ; mais tout le monde est d’accord sur ce point, à savoir que la fortune forestière de la Savoie doit être protégée efficacement.

L’industrie métallurgique peut apprécier déjà les effets bienfaisans du nouveau régime forestier. Le prix du charbon n’a pas haussé, quoique l’administration française accorde plus difficilement les adjudications et demande plus de garanties que l’administration sarcle. Aux fonderies de la Maurienne, il varie de 5 à 6 francs les 130 kilogrammes de charbon dur et de 3 francs 50 cent, à 4 francs le charbon tendre. Ces prix n’ont rien d’exagéré, et ils pourraient baisser encore, si les exploitations des Hurtières étaient centralisées par une compagnie unique.

Quelque grandes que soient les forces productives du sol et les richesses minérales du sous-sol qui ont passé sous les yeux du lecteur, elles seraient frappées de stérilité sans les ressources plus précieuses de l’esprit des habitans, sans l’activité, l’intelligence et l’initiative agricole et industrielle. Ces élémens ne font pas défaut parmi les populations de la Savoie ; mais celles-ci ont encore bien des efforts à s’imposer pour répondre aux exigences économiques de leur nouvelle position. Par son annexion à la France, la Savoie s’est ouvert un champ plus étendu d’activité ; mais elle s’est jetée dans une mêlée d’intérêts beaucoup plus vive et plus ardente que celle où elle se débattait auparavant. Elle n’avait à lutter que contre un peuple encore nouveau dans le champ de la production, plein d’ardeur et d’espérance, il est vrai, mais travaillant mollement, et d’une activité quelque peu ralentie par l’antique far-niente italien. Les Alpes, du reste, marquant deux régions industrielles et agricoles bien distinctes par les produits du sol et de l’industrie, l’échange s’établissait sans peine et avec avantage des deux côtés. Aujourd’hui les conditions sont changées ; la Savoie est unie à un peuple actif, déjà vieux dans le travail, de cinquante ans en avance sur le peuple italien, et venant à elle avec les mains pleines de produits similaires et à bon marché. Devant un pareil concurrent, la position de la Savoie est difficile, pleine d’anxiété et de malaise. Elle a quelque analogie avec celle qui a été faite à la France par le dernier traité de commerce avec l’Angleterre. Comme l’annexion, ce traité a surpris un grand nombre d’intérêts qui n’étaient pas prêts au combat pacifique. L’attitude de la France vis-à-vis de l’Angleterre est un enseignement. Que la Savoie prenne exemple de l’industrie française ramassant ses forces pour un plus grand effort et redoublant d’activité et de savoir devant son formidable concurrent de l’autre côté de la Manche. Nous savons que l’esprit savoyard incline à chercher ailleurs qu’en lui-même les moyens de supporter l’épreuve : il est bien français par sa tendance à faire sans cesse appel à l’assistance de l’état ; mais ce n’est pas en s’abandonnant lâchement à la direction de l’état, ni en réclamant ses secours à tout propos, que les peuples méritent les récompenses du travail et de la liberté. On éprouve peu de sympathie pour ces éternels assistés valides qui tendent une main pour recevoir ce qu’ils ont donné de l’autre, car le secours accordé, où serait-il pris, sinon dans la bourse du contribuable ? Demander l’intervention gouvernementale, c’est se résigner d’avance à la payer par une augmentation d’impôts, souvent par la perte d’un bien plus précieux, et l’on aurait mauvaise grâce à se plaindre des charges communes quand on tombe soi-même par sa lâcheté à la charge du public. Il faut le dire, au risque de blesser des susceptibilités souvent déplacées, la Savoie a commis cette erreur de logique : elle est entrée dans la famille française en tendant la main vers l’état et en faisant appel aux subsides par tous ses votes. De toutes les raisons qu’on a développées devant elle pour l’attirer, affinités de langue, de mœurs, de position géographique, elle n’a obéi qu’à une seule qui lui a été soufflée à l’oreille par des agens irresponsables, à celle d’un grand gouvernement qui viendrait à son secours, qui ferait ses ponts, ses routes, ses édifices civils et religieux. Elle recueille sans doute les avantages de sa nouvelle situation : les travaux publics ont reçu une forte impulsion, la main de l’administration se pose partout ; mais elle en recueille aussi des fruits parfois amers. Ce courant d’opinion défavorable dont nous parlions en commençant cette étude est peu agréable à l’amour-propre ; on fait en France le compte des sommes dépensées pour les nouveaux départemens, et, celles qu’on en retire n’obtenant pas la même attention, on arrive naturellement à la conclusion humiliante que ce sont des acquisitions bien chères.

Cette tendance à réclamer sans cesse les secours officiels n’est pas ce qu’il y a de plus propre, comme on le voit, à faire monter la Savoie dans l’estime française. Le peuple français n’est pas habitué à estimer ceux qui viennent à lui dans une attitude servilement suppliante. La dignité serait mieux sauvegardée en nommant des représentans plus disposés à marchander les impôts au pouvoir, pour n’avoir pas ensuite à les lui demander sous forme de subsides et de gratifications. Une autre tendance pour laquelle la Savoie n’a que trop d’inclination, c’est l’esprit de résistance aux innovations dans le champ du travail. Cet esprit lui a servi et lui servira encore sur le terrain politique et national ; mais devant le progrès matériel la résistance est une honteuse défaite. Les intérêts qui résistent sont inévitablement sacrifiés à ceux qui avancent. Il n’est plus possible à une population de se cantonner dans son coin, dans ses idées et ses pratiques, pour laisser passer le mouvement agricole, industriel et commercial. Les barrières sont tombées ou tombent partout le long de la voie, et ceux qui s’y attardent courent grand danger d’être heurtés violemment et de souffrir cruellement. Sur cette voie royale du progrès où les peuples sont entraînés bon gré, mal gré, il faut avancer, travailler, inventer et produire, sous peine d’être broyé. Placée dans une condition d’infériorité industrielle vis-à-vis de la France, mais largement dotée de beautés et de ressources naturelles qui attirent chaque année un grand concours d’étrangers, la Savoie peut trouver dans cette situation un supplément de richesse et de bien-être qui n’est pas à dédaigner. Les magnificences de sa nature alpestre deviendront une source plus productive que ses mines et ses carrières mêmes du jour où elle saura mieux accueillir les voyageurs et les traiter avec modération et équité, comme les principes de la morale et de la saine économie politique lui en font un devoir.


HUDRY-MENOS.

  1. Thermographie et Hypsométrie de la Savoie, Chambéry 1853.
  2. Sur ces quatorze établissemens, il y avait en 1858 un collège national à Chambéry, organisé sur une base aussi large et avec un programme aussi étendu que les lycées français du premier degré, huit collèges royaux et cinq communaux, fréquentés par 859 élèves internes et par autant d’élèves externes.
  3. Il est difficile d’expliquer ces ménagemens autrement que par la supposition que la réaction de la Savoie entrait dans les prévisions de sa politique à l’égard de l’Italie. Il n’est pas impossible qu’au contact de cet élément réfractaire l’idée de la séparation ait jailli dans l’esprit du comte de Cavour bien longtemps avant qu’elle éclatât dans les faits. Plusieurs fois il a décoché sur la Savoie, qu’il appelait l’Irlande du Piémont, ces bons mots acérés qui lui étaient familiers ; mais il se gardait bien de décourager l’opposition par des mesures efficaces en lui ôtant la direction du pays. Ne se préparait-il pas ainsi l’instrument qui allait trancher des liens séculaires et jeter la Savoie dans les bras de la France ? Quoi qu’il en soit, ce sont les hommes hostiles à sa politique italienne qui ont fait l’annexion en tant que cet événement a dépendu d’une cause locale. Elle a été le contre-coup naturel du mouvement opposé à celui du Piémont. Il n’y aurait pas d’erreur plus funeste à la bonne conduite de l’administration sous laquelle la Savoie est désormais placée que de croire ce mouvement sympathique & la France parce qu’il a été hostile au Piémont, car les hommes qui l’ont dirigé appartiennent tous, à fort peu d’exceptions près, au parti qui avait jusque-là combattu la France et les idées françaises.
  4. La spéculation industrielle s’est portée dernièrement sur ce gisement, connu depuis longtemps ; on a eu la pensée d’en tirer les matériaux de construction de l’Opéra de Paris. Je ne voudrais pas décourager le projet ; mais il faut dire la difficulté qui s’oppose à la mise en œuvre de ce magnifique minéral, digne d’être admiré des habitans de la capitale. Il est formé d’une pâte talqueuse assez tendre dans laquelle sont empâtés le jaspe, la calcédoine diaphane et d’autres substances très dures. La scie et les divers instrumens de polissage ne peuvent mordre que très difficilement sur ces élémens de consistance inégale. On parle néanmoins d’un procédé nouveau, du à un paysan de la localité, et c’est sur ce procédé encore inconnu que sont fondées les espérances de la spéculation industrielle.
  5. Géographie, t. Ier, liv. IV.
  6. L’usage de l’airain pour les statues ne s’est généralisé qu’aux derniers temps de la république romaine : elles étaient auparavant de bois, de terre cuite ou de marbre, et on ne les élevait qu’aux héros morts. Dès que la liberté disparut des mœurs et des institutions, le véritable sentiment de l’honneur s’effaça aussi dans les cœurs et fit place à la vanité. Chaque patricien voulut avoir sa statue ; Jules-César est le premier à qui on en ait élevé une de bronze avec une pique à la main. Après lui, aucun empereur, fût-il Néron ou Héliogabale, ne manqua de courtisans empressés à lui décerner des statues. D’innombrables artistes étaient occupés a reproduire avec le bronze les traits des hommes, des femmes et des dieux. Pline en compte jusqu’à trois cent quatre-vingt-seize qui se sont acquis un nom dans la statuaire.