La Science des religions/Chapitre 13

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Librairie Ch. Delagrave (p. 181-200).


CHAPITRE XIII


UNITÉ DES RITES


Ces dogmes engendrèrent un culte et des figures. Le culte vit dans les églises non protestantes sous des formes à peine modifiées depuis les anciens temps. Les rites primitifs sont dans ces anciens livres d’église, auxquels on donne le nom de Sacramentaires et dont le plus ancien est celui du pape Gélase et de saint Grégoire-le-Grand. Mais longtemps avant eux, les éléments essentiels du culte étaient fixes et pratiqués dans l’Église.

Le rite chrétien dans son ensemble se présente sous deux aspects : il est quotidien et a pour centre le canon de la messe ; il est annuel et a pour centre la semaine de Pâques. Tous les offices du jour et de la nuit sont des préparations ou des conséquences de la messe : tous les offices de l’année préparent la semaine sainte ou en découlent. Mais le rite quotidien n’est que la réduction du rite annuel, lequel constitue le culte chrétien par excellence. Ce culte est distribué suivant la marche du soleil et de la lune. La naissance du Christ coïncide avec le solstice d’hiver. Pâques suit de près l’équinoxe du printemps. Au solstice d’été on célèbre la fête du Précurseur, et l’on allume dans nos campagnes les feux de la Saint-Jean[1]. Les autres fêtes sont distribuées méthodiquement dans les autres parties de l’année ; suivant un ordre qui demande à être comparé avec celui des cérémonies védiques.

La grande époque de l’année chrétienne est la semaine sainte. On peut suivre dans les missels, mais mieux encore dans les grandes églises de Lyon, de Paris, de Rome, les cérémonies qui la remplissent ; et l’on verra que si toute l’année concourt vers la semaine sainte, toute la semaine sainte concourt vers un point principal qui est par conséquent le centre de tout le culte chrétien.

Ce n’est pas le dimanche de Pâques : tout le rite, tous les chants et les récits de ce jour ne font célébrer l’événement qui a eu lieu la nuit précédente, et qui s’est prolongé jusqu’à l’aurore. Cet événement est double : c’est à la fois la résurrection du Christ et la rénovation du feu.

L’office du samedi saint reproduit les cérémonies védiques. On y retrouve les « portes éternelles » de l’enceinte sacrée, par où doit passer « le roi glorieux ; » le feu divin et la vie gisant encore dans le calice (samudra), sous la figure de Jonas ; la lumière indéfectible du Père ; l’Esprit, pénétrant dans le vase baptismal comme une vertu mystérieuse ; le feu naissant par le frottement du caillou, qui en Occident a remplacé les aranî, et bientôt le cierge, grand symbole pascal.

Aux temps anciens de l’Église, la cérémonie du feu et du cierge avait lieu le dimanche, au second nocturne, entre trois et six heures du matin ; c’était à l’aube, puisqu’au jour de l’équinoxe le soleil se lève à six heures. Le feu, ayant été excité par le frottement, sert à allumer le cierge pascal ; le diacre vêtu de blanc prend un roseau, qui est le vêtasa des hymnes, au bout duquel sont trois bougies, représentant les trois foyers de l’enceinte védique : on les allume tour à tour avec le feu nouveau, en disant chaque fois : « la lumière du Christ ! » Puis on allume le cierge pascal, dans lequel la cire remplace le beurre du sacrifice, la « mère abeille » la vache des Indiens, la mèche le bois du foyer sacré. Enfin le Christ paraît sous son vrai nom d’Agnus, qui peut bien être Agni sous une forme latine. On récite alors la prière suivante, où est exposée en quelques phrases la mystique de tout la rite pascal :

« O nuit vraiment heureuse, qui a dépouillé les Égyptiens (dans le Vêda, les Dasyous) et enrichi les Hébreux (les Aryas) ! Nuit en laquelle les choses célestes s’associent aux terrestres, et les divines aux humaines ! Nous te prions donc, Seigneur, que ce cierge, consacré en l’honneur de ton nom, persévère indéfectible pour détruire l’obscurité de cette nuit, et que reçu en odeur de suavité il se mêle aux luminaires d’en haut. Que l’astre qui le matin apporte la lumière (lucifer matutinus) trouve ses flammes : cet astre, dis-je, qui ne se couche jamais, qui, revenu des régions inférieures, a lui avec sérénité sur le genre humain. »

Le reste du jour, on célèbre la renaissance du Christ, et les chrétiens d’Orient vont par les rues, par les champs et par les maisons, se répétant les uns aux autres la bonne nouvelle : Χριστὸς νἀέστη, « le Christ est ressuscité. » Le festin sacré, auquel tous les chrétiens doivent participer en ce jour, est l’agape de la charité et de l’amour mutuel : c’est ce qui est exprimé par ces paroles : Congregavit nos in unum Christi amor, » l’amour du Christ nous a réunis en un seul corps. » Cette pensée, qui domine toute la semaine de Pâques, est précisément exprimée dans le dernier hymne à Agni, où on lit ces paroles du prêtre :

« Que vos âmes se comprennent : les mortels ici rassemblés n’ont qu’une seule prière, un seul vœu, une seule pensée, une seule âme ; j’offre dans ce sacrifice votre prière et votre holocauste, présentés par une intention commune. Que vos volontés et vos cœurs soient d’accord : que vos âmes s’entendent, et le bonheur est avec vous. » (Vêda, X, 191.)

Le rite central dont nous venons de parler a été, selon la tradition substitué par Jésus lui-même au rite pascal des Hébreux, lorsque après avoir célébré ce dernier avec ses disciples, il institua l’eucharistie ; en ce jour, il s’offrit lui-même comme une victime nouvelle, dont le sang était le dernier qui dût couler, victime désormais remplacée sur l’autel par la double offrande du corps mystique du Christ. C’est ce que l’Église rappelle par cette formule : Pascha nostrum immolatus est Christus, « notre Pâque à nous, c’est le Christ immolé. » Cette suppression des sacrifices sanglants avait été adoptée par les Thérapeutes et les Esséniens, conservateurs de la tradition âryenne parmi les Juifs. Elle est près de s’accomplir dans le Véda ; car on y voit presque toujours Agni s’offrir lui-même dans le feu de l’autel, sous la double apparence du gâteau sacré et de la liqueur spiritueuse du sôma ou, comme on dit chez nous, du pain et du vin.

Avant d’aborder la question des monuments figurés, je dois encore appeler l’attention du lecteur sur le nom même de Christ et sur la qualité de roi qui l’accompagne. C’est un point controversé parmi les chrétiens dès l’origine de l’Église, les uns entendant cette qualification dans son sens réel, les autres dans un sens figuré, personne ne pouvant dire pourquoi le Christ l’avait reçue et conservée, quand on savait que les Juifs ne la lui avaient donnée que par dérision. Voici les propres paroles du Vêda :


A AGNI :


« La jeune mère porte l’enfant royal mystérieusement caché dans son sein… la reine l’a enfanté ; car d’une antique fécondation c’est le germe qui s’est développé ; je l’ai vu à sa naissance, quand sa mère l’a mis au monde. Oui, j’ai vu ce dieu aux couleurs brillantes et j’ai répandu sur lui l’onction immortelle…, je l’ai vu s’avancer de sa place tout resplendissant… des ennemis avaient rejeté au rang des mortels celui qui est le roi des êtres et le désiré des nations….. que ses calomniateurs soient confondus. » (Vêda, V, 2.)


Cette jeune reine, qui est appelée « la dame du peuple » est le plus souvent nommée par son nom vulgaire, c’est l’aranî, c’est-à-dire l’instrument de bois d’où le feu se tire par le frottement. D’après les Hymnes, celui qui le premier a découvert le feu fut Atharvan, dont le nom indique le feu lui-même. Mais celui qui en fit le feu sacré, en le plaçant sur un autel de terre et en lui faisant produire des flammes resplendissantes, fut Bhrigou. Ce qu’il fit est parfaitement retracé dans le Vêda et signifié par son propre nom : il répandit sur le bois du foyer le beurre fondu qui dès ce moment s’appela l’Onction sacrée (añjana).

Or, dans la théorie physique d’Agni, le feu qui réside dans l’onction vient du lait de la vache, qui lui-même vient des plantes dont elle se nourrit ; et ces plantes croissent en accumulant en elles le feu du Soleil ; la vertu de l’onction procède donc du Père céleste ; le prêtre n’en est que l’instrument humain. Au sens métaphysique, le feu de la vie, qui elle aussi procède du Soleil, se manifeste surtout par la puissance, par la science et par la vertu, lesquelles doivent se rencontrer excellemment dans les rois et dans les prêtres. L’onction sacerdotale et l’onction royale sont des cérémonies symboliques par lesquelles on marquait sur une personne la présence en elle d’Agni à un degré supérieur : le prêtre la recevait des mains paternelles, parce qu’il était prêtre par sa naissance ; le roi la recevait des mains du prêtre, parce que le prêtre était sur la terre le représentant et le ministre d’Agni. Agni, qui est le prêtre éternel, sacerdos in æternum, reçoit éternellement l’onction des mains du Dieu suprême : le Christ est donc l’oint du Seigneur.

Dans l’humanité, les hommes qui l’emportent sur les autres par leur puissance, leur intelligence ou leur vertu méritent aussi d’être appelés les oints du Seigneur ; ce titre fut donné à l’Arya Cyrus, au temps de la Captivité, en pleine société âryenne. Cinq cents ans plus tard, Jésus fut déclaré pontife éternel, et roi suprême marqué de l’onction divine.

Enfin, comme le feu mystique se transmet du Christ à tous ceux qui lui sont fidèles, nous voyons que ce nom leur est donné par plusieurs Pères de l’Église et par les inscriptions des Catacombes, qui les appellent des christs ou des chrétiens ; car si le baptême, fait avec l’eau où ont été plongés le cierge et la matière de l’onction, met en un homme la vertu spirituelle qui le rend chrétien, c’est par l’onction faite sur le front que cette vertu est confirmée et que l’homme est marqué du signe de la croix[2].

Ce dernier mot nous ramène aux figures symboliques et aux monuments figurés dont la croix est peut-être le plus important. Le crucifix ne parait pas avant le Ve siècle dans les monuments de l’art chrétien ; la croix en T, que quelques-uns prétendent avoir été l’instrument du supplice usité a Jérusalem, ne s’est rencontrée qu’une fois avant cette époque, avec la date consulaire de 370. Mais les peintures des Catacombes offrent un très-grand nombre de croix, les unes isolées, les autres faisant partie de certains groupes de personnages. Seulement, ces croix ressemblent d’autant moins a la notre qu’elles sont plus anciennes. Elles se composent le plus souvent de deux parties plus ou moins irrégulières, dont chacune a ses deux extrémités renflées comme les entrenœuds des tiges de beaucoup de plantes ; d’autres fois, c’est un signe monogrammatique à quatre branches dont les bouts sont recourbés a angle droit $ Une longue rangée de ces croix a crochets forme un ornement courant autour de la célèbre chaire de Saint-Ambroise à Milan.

Les archéologues chrétiens pensent que c’est la forme la plus ancienne du signe de la croix ; nous le croyons aussi, car ce signe est précisément celui que l’on trace sur le front des jeunes buddhistes et qui était usité chez les brabmanes de toute antiquité[3] ; il porte le nom de swastika, c’est-à-dire signe de salut, parce que la swasti (en grec ευ εστι) était dans l’Inde analogue a la cérémonie du salut chez les chrétiens. Ce signe représente les deux pièces de bois qui composaient l’arani, dont les extrémités étaient recourbées ou renflées, pour être solidement retenues avec quatre clous. Au point de jonction était une fossette : là on plaçait la pièce en forme de lance, dont la rotation violente produite par une sorte de flagellation, faisait apparaître Agni.

C’est ce même instrument qui se trouve personnifié dans l’ancienne religion des Grecs sous la figure de Prométhée porteur du feu : le Dieu est étendu en croix sur le Caucase, tandis que l’oiseau céleste, qui est le Çyêna des hymnes, dévore chaque jour son flanc immortel. Le swastika se remarque sur une multitude de vases et d’objets antiques, de Troie, de Rhode, de Chypre, de Grèce, d’Italie, et sur d’autres qui caractérisent la période nommée préhistorique.

Quand Jésus eut été mis à mort par les Juifs, ce vieux symbole âryen lui fut aisément appliqué, et le swastika, élevé sur une hampe, devint la croix hastée des modernes chrétiens.

Le symbole du crucifiement du Christ fut souvent remplacé par l’agneau. Le christianisme avait supprimé l’immolation de cet animal. Comme symbole l’agneau est rarement cité dans l’Église grecque, tandis qu’il est partout dans l’Église latine[4] où il représente le Christ immolé.

Puisque la théorie d’Agni est identique à la théorie du Christ et que les deux légendes se ressemblent de tout point, le symbole de l’agneau a pu devoir sa grande fortune dans l’Église latine à l’identité des deux noms.

Il y a des textes qui par eux mêmes seraient à peu près inintelligibles, comme celui-ci : « Corporis Agni margaritum ingens » (Fortunat, XXV, 3) reproduction d’une formule sanscrite : agni-kâya-mahâ-ratnam, « le grand joyau du corps d’Agni. » Ce joyau principal se plaça, dans les croix gemmées, au point où les deux branches se croisent, là où, dans les croix nues, nous plaçons encore un foyer de rayons dorés s’échappant dans toutes les directions ; c’est le point d’où part la première étincelle dans l’opération de l’aranî.

Ailleurs, l’agneau est figuré sur un monticule d’où s’échappent quatre ruisseaux, lesquels répondent exactement aux quatre coupes instituées par les Ribhous dans l’antique sacrifice âryen, ou bien aux quatre prêtres ou aux quatre fleuves du paradis. Cette représentation de l’agneau est même la plus antique, d’après M. l’abbé Martigny.

Comment expliquer aussi la zone d’or dont l’agneau est ceint quelquefois, sinon comme est expliquée la ceinture d’or du dieu Agni dans le Véda ?

Et cette épithète d’Agniferus donnée au Précurseur, comment peut-elle signifier celui qui apporte l’agneau, puisqu’au contraire il venait pour supprimer son immolation et que lui-même fut décapité comme ennemi du culte israélite ? Ne signifiait-elle pas plutôt celui qui apporte Agni, et ne fait-elle pas voir sous un jour historique tout nouveau le rôle de saint Jean-Baptiste ?.

Enfin l’agneau parait être, à l’origine du christianisme, tellement identique avec le feu divin, que l’Apocalypse, dans la grande théorie qu’elle en donne, dit en propres termes : « La cité (mystique) n’a pas besoin du soleil ni de la Lune ; c’est l’agneau qui est son flambeau » (21,23). — Les lampes ont été pour les premiers chrétiens une occasion tout offerte de représenter symboliquement la « lumière du Christ ; » le quatrième volume du grand ouvrage de Perret en représente des plus curieuses. M. Martigny en cite une illustrée par M. de Lastérie, et dont il donne la description. Elle a la forme d’un agneau du sein duquel jaillit une source d’huile ; cet agneau porte sur la poitrine et sur la tête le signe de la croix ; sa tête est surmontée d’un oiseau, image de l’esprit ou de Cyêna.

Au symbole de l’agneau se rapporte probablement la légende de sainte Agnès. C’était, dit-elle, une petite fille de douze ans, qui subit le martyre vers 304, sous Dioclétien ; entièrement inconnue, elle se trouva en quelques années honorée d’un culte spécial dans toutes les églises, et son nom fut inscrit au canon de la messe, où il est encore. Ce nom eut la merveilleuse fortune de mettre dans une foule de circonstances celle qui l’avait porté, à la place occupée ordinairement par le Christ ou par Marie sa mère : on la voit comme eux entre Pierre et Paul, qu’elle domine par sa taille ; entre deux arbres, comme la Vierge ; sur des lampes, sur un monticule, comme l’agneau, le Christ, ou le monogramme : Dans son culte, elle est en relation étroite avec l’agneau ; enfin, seule avec Marie et Jean-Baptiste, elle a deux fêtes dans l’année, l’une pour sa nativité, l’autre pour sa passion. Tous ces faits sont expliqués dans les Pères par la ressemblance des mots Agnès et Agnus ; ajoutons encore le nom d’Agni et la grande analogie qui dut être établie entre elle et le Christ dans la mystique secrète de ces anciens temps. On la représentait nimbée avec des vêtements ornés d’or, un collier de perles, le laticlave gemmé des reines, des flammes s’échappant de dessous ses pieds, en souvenir du supplice d’où la légende la fait sortir intacte ; enfin sa nature ignée et lumineuse se trouve attestée par un passage des Ménées, où il est dit : « Les impurs (ἄναγνoι), en faisant pénétrer Agnès dans leur demeure ténébreuse, se sont procuré une demeure toute resplendissante de lumière. »

La nature ignée et lumineuse du Christ est également prouvée par une foule de passages des livres saints, des Pères, et des rituels, aussi bien que par des monuments figurés. Tout le monde sait par cœur le premier chapitre de l’évangile de Saint-Jean, et ces paroles du Credo : « lumière issue de la lumière, » — Saint-Jérôme dit du Christ : « Quelque chose d’igné et de sidéral rayonnait dans ses yeux, et sa majesté divine luisait sur son visage » (in Matth. III.) — Dans l’Église copte qui possédait une des plus anciennes liturgies, la formule de bénédiction du disque appelait charbons ardents les particules de l’eucharistie sur la patène. — La Vierge, dans les Theotokia alexandrins, est qualifiée « d’encensoir qui a contenu le charbon vivant et vrai. » Les hymnes des églises d’Orient disent souvent que dans le pain eucharistique les mortels reçoivent un feu divin.

Quant aux peintures, aucune d’elles n’offre du Christ une image authentique ; les plus anciennes ne remontent pas au-delà de Constantin. A partir du second siècle, une controverse exista entre les docteurs, les uns prétendant qu’il était très beau, les autres qu’il était laid : Grégoire de Nysse, Jérôme, Ambroise, Augustin, Chrysostôme, Théodoret étaient pour la beauté ; Justin, Clément d’Alexandrie, Cyrille, pour la laideur. Irénée affirme que la figure de J.-C. est inconnue. Il est assez curieux de trouver déjà la même dissidence entre les chantres du Vêda. Le plus grand nombre exaltent la beauté d’Agni resplendissant, les autres l’appellent virûpa, c’est-à-dire difforme. Les poésies homériques offrent la même divergence au sujet d’Héphæstos (Vulcain) ; et vraiment les deux points de vue sont également acceptables.

De la théorie du Christ, de sa nature ignée sont nées, dans les peintures des catacombes, une foule de représentations allégoriques ou légendaires, dont ni l’archéologie chrétienne, ni la Bible, ne peuvent fournir l’explication. La légende des Mages n’est pas la moins curieuse : elle est déjà dans l’évangile de saint Mathieu, qui ne fixe pas leur nombre ; les peintures en représentent tantôt trois, tantôt quatre, vêtus d’un bonnet perse et de pantalons. Tantôt l’enfant divin est seul ; tantôt il est sur les genoux de sa mère. Un bas-relief du cimetière de Sainte-Agnès, à Rome, et plusieurs autres monuments représentent un personnage agitant le petit éventail en forme de drapeau devant l’enfant qui vient de naître. Ce symbole ne peut s’interpréter par les deux usages ordinaires de cet instrument, qui sert soit à rafraîchir le visage, soit à chasser les mouches, car la légende fait naître le Christ en plein hiver. Mais il est entièrement védique, comme nous l’avons observé plus haut. La théorie du feu divin, qui vit surtout dans les ministres du culte et éminemment dans le premier d’entre eux, explique aussi pourquoi, malgré l’abolition du rite du flabellum en Occident, le pape fait porter devant lui deux grands éventails en plume de paon dans les solennités.

Pour ne pas fatiguer plus longtemps le lecteur de ces détails d’archéologie chrétienne, je ne citerai plus que deux faits intimement liés à la doctrine secrète du feu divin, et qui montrent comment les premiers chrétiens représentaient leurs propres idées au moyen des anciennes figures. Une des plus souvent reproduites dans les Catacombes est celle de Jonas : ce personnage est vu dans trois moments principaux de sa légende, quand il est dévoré par le monstre, quand il est revomi et quand il repose sous l’arbrisseau. Le mot hébreu qui, dans le livre de Jonas, désigne cet arbuste n’a pas un sens bien connu et a été traduit arbitrairement par lierre ou par courge. Dans les Catacombes les représentations sont presque toujours très-vagues : parmi celles que reproduit le grand ouvrage de Perret, deux seulement ont des formes reconnaissables ; le fruit, qui n’est ni celui du lierre, ni une cucurbite, ressemble exactement au fruit bien connu de l’asclépias ; de plus, la plante est grimpante ou sarmenteuse, ce qui indique une asclépias asiatique[5] : or, c’est précisément celle qui servait le plus souvent aux Aryas à préparer la liqueur sacrée du sôma.

Dans d’autres peintures des catacombes, Jonas est en relation avec le monstre qui le dévore ou qui le rejette ; ce monstre n’a rien de commun avec une baleine, ni avec aucun animal connu ; il est tout à fait fantastique. Sa queue ressemble le plus souvent à une feuille ; son corps se roule sur les eaux comme des tourbillons de fumée, d’où semblent s’échapper des langues de feu. Dans une peinture, sa tête est même entièrement composée de ces langues et n’a ni dents, ni yeux, ni naseaux ; les flammes s’écartent comme pour former deux mâchoires d’entre lesquelles est lancé Jonas dans toute la fraîcheur du jeune âge. Tout cela n’est-il pas une image de la naissance du feu divin et de la vie dont il est le principe ? Ces peintures tumulaires étaient autant de figures de l’immortalité, et l’on sait que dans les idées chrétiennes l’âme était étroitement liée à l’Esprit, qui est comme un feu divin incarné et vivant en nous.

Enfin toute une classe de monuments figurés sont composés de trois personnages ou de trois symboles symétriquement disposés, l’un au milieu et les autres sur les deux côtés, comme pour faire cortège. Ils sont très-nombreux dans les Catacombes et dans les musées d’archéologie chrétienne. Cette disposition ternaire a été très-populaire dans la primitive église, car elle est reproduite dans d’excellents dessins et dans des dessins plus grossiers. Si l’on formait des séries, on verrait d’une part les personnages passer par des transformations successives à l’état de figures linéaires ou diagrammes mystiques, de l’autre on les verrait remplacés par l’objet naturel qu’ils représentent et qui le plus souvent est lui-même un symbole.

Ainsi, entre saint Pierre et saint Paul on voit tantôt le Christ, tantôt son monogramme, tantôt la croix, ou l’agneau, ou Agnès, ou Marie. Celle-ci porte indistinctement les noms de Maria ou de Mara ; elle est souvent unie à Agnès avec cette inscription : Anemara, Annemara, ou agnemarâ (en sanscrit Agnimâyâ, la Mâyâ. d’Agni).

Ailleurs, le Christ ou Marie ont pour remplaçant un vase enflammé posé sur un socle quadrangulaire : à droite et à gauche sont deux oiseaux tenant chacun une branche, ou portés sur une ligne de peinture qui en est le diagramme. Sur beaucoup de monuments, ces oiseaux portant la branche sont remplacés par deux arbres, entre lesquels on voit, soit un vase d’où sort un enfant, soit l’image d’une femme avec les noms de Maria, de Mara, d’Agne.

Quelquefois tout personnage humain a disparu : alors le Christ est remplacé par une croix ou par une inscription ayant de chaque côté un symbole idéographique.

Il est clair que dans la pensée des premiers chrétiens une sorte de substitution pouvait être faite entre les objets occupant une place homologue dans toutes ces peintures, et qu’une même idée s’y trouvait cachée. Or, cette idée devait avoir la double portée de la grande doctrine chrétienne, métaphysique et physique à la fois. La croix, les noms d’Agnès et de Marie, le vase enflammé sont expliqués par la double théorie du Christ et du Feu. Les figures latérales le sont par les peintures rappelant la nativité du Christ ou sa transfiguration. Les scènes de la passion sont absentes des monuments figurés avant le IVe siècle.

La transfiguration est représentée au complet dans la célèbre mosaïque de saint Apollinaire in classe à Ravenne : on y voit le Christ remplacé par une croix, ayant à ses côtés Hélie et Moïse, au dessus la main du Père céleste, au-dessous saint Apollinaire entre deux plantations ; à la droite du saint est un agneau ; à sa gauche deux agneaux : à ses pieds, sur deux lignes, douze autres agneaux qui ne peuvent représenter les Apôtres, puisque trois d’entre ceux-ci sont déjà au-dessus. Je ne veux pas essayer l’interprétation détaillée de ce grand symbole, qui n’est pas absolument primitif, puisqu’il ne date que du VIe siècle ; j’appellerai seulement l’attention sur Hélie et sur Moïse, déjà mentionnés dans le récit évangélique, et qui portent ici leurs noms écrits.

Qu’Hélie représente le Soleil, c’est ce dont il est difficile de douter, quand on voit dans l’Église d’Orient les temples d’Hélios, sur les pics des montagnes, partout remplacés par des chapelles de saint Hélie, et la lutte de celui-ci avec le démon calquée sur la lutte naturelle du soleil levant et de la nuit. Un bas-relief du musée de Latran ne laisse aucun doute à cet égard : Hélie est monté sur un char céleste à quatre chevaux ; ce char n’en a que deux dans le camée reproduit par Perret (IV, 36) : le bas relief de Latran offre en outre cette particularité intéressante que de dessous les pieds des chevaux semble descendre un agneau.

Quant à Moïse, sur beaucoup de monuments à trois symboles, il est remplacé par la lune représentée soit en nature dans quelqu’une de ses phases, soit simplement par son nom Luna ayant pour pendant le nom latin du soleil, Sol, au lieu d’Hélie. On demandera pourquoi Moïse paraît dans cette légende pour y jouer le rôle de la Lune ; le Vêda nous paraît répondre à cette question. Non seulement les Hymnes dépeignent souvent Agni se transfigurant sur l’autel ou sur la colline entre les « deux grands parents, » dont l’éclat est comme éclipsé par le sien ; mais toute personne s’occupant de linguistique reconnaîtra dans la forme latine du nom de Moïse (Moses) le nom sanscrit de la Lune et du Mois (Mâs, Mâsa) reproduit lettre pour lettre.

Si l’on veut ensuite rechercher dans le livre des Hymnes tout ce qui concerne la théorie de ces astres dans leur rapport avec le feu, la vie, la pensée et avec le saint sacrifice, on verra s’expliquer de la façon la plus simple toutes les figures symboliques dont nous venons de parler.

De la même manière s’expliqueront aussi les peintures où, à la place d’Hélie et de Moïse, sont figurés un cheval et un lièvre, ou bien un bélier et un paon ; on lira à ce sujet les beaux hymnes de Dîrghatamas sur le cheval céleste Dadhicrâs ; tous les indianistes connaissent la relation d’Indra et du bélier, et le rapport mystique de la lune (Çaçin)[6] avec le lièvre et le paon.

Les faits exposés permettent de remonter le cours de la tradition dogmatique jusqu’à la captivité de Babylone et d’apercevoir que la religion du Christ est âryenne et non sémitique. Au-delà de ce temps, éloigné de notre ère de cinq ou six siècles, la lumière commence à manquer. C’est que la religion médo-perse suffit bien pour rendre compte des théories abstraites du christianisme ; mais elle n’explique pas complètement les rites et les symboles. L’erreur serait de la croire elle-même primitive sous la forme où l’Avesta nous l’a transmise : elle a été pour les pays iraniens, comme le brahmanisme pour l’Inde, une phase nouvelle d’une doctrine plus ancienne. Cette doctrine, c’est dans le Véda qu’on la retrouve. Mais le Vêda non plus n’est pas primitif, et l’on y découvre la trace de dogmes plus anciens, représentés par des symboles plus grossiers.

En réalité il n’y a pas de religion âryenne primordiale ayant laissé un monument quelconque, au moyen duquel elle puisse nous être connue. On voit seulement qu’une même théorie se transmet à travers les siècles, revêtant des formes diverses et passant par des phases successives, qui sont autant de religions. Cette théorie ressort assez nettement des comparaisons que nous avons ébauchées : dans la religion chrétienne c’est la théorie du Christ ; dans le Vêda, c’est la théorie d’Agni. En la prenant telle qu’elle est dans le Recueil des hymnes indiens, on peut en suivre le développement dans les diverses religions qu’elle a successivement animées : en Orient, dans le brâhmanisme, puis dans le buddhisme ; plus à l’ouest, dans la religion de Zoroastre ; en Europe, dans les mythologies des anciens peuples grecs, latins, germains, et finalement dans le christianisme, qui les a remplacées et en partie absorbées.

A la rigueur, il ne serait pas nécessaire de supposer une action directe de l’Inde sur les peuples de la Méditerrannée pour s’expliquer comment les rites et les symboles du Vêda ont pu revivre chez les premiers chrétiens, car il y a ici un héritage commun de toute la race âryenne. Mais un assez grand nombre d’indices nous portent à croire qu’une telle influence s’est exercée à plusieurs reprises. Pour ne pas descendre trop près, de notre temps, je citerai le fait récemment découvert de la canonisation par l’Église chrétienne d’un grand personnage indien du VIe siècle avant notre ère. Il existe sous le titre de Barlaam et Josaphat un livre traduit successivement en arabe, en arménien, en hébreu, en latin, en français, en languedocien, en italien, en allemand, en irlandais, en suédois, en anglais, en espagnol, en bohémien, en polonais, et finalement en tagal, un des dialectes indiens. Toutes ces versions, échelonnées sur une période de plus de dix siècles, proviennent d’un texte grec attribué à Jean Damascène, mort en 760. Mais ce texte est lui-même visiblement traduit ou imité d’un original syriaque, car tous les noms propres y sont en cette dernière langue. De plus, comme toutes les religions du temps y sont énumérées et que celle de Mahomet n’y figure pas, on est en droit de penser que le livre syriaque est antérieur au mahométisme. Le personnage principal, Josaphat, est un roi de l’Inde, converti au christianisme et instruit par un religieux nommé Barlaam. Le texte dit que cette histoire a été apportée de l’Inde, que l’Inde est grande et peuplée, et qu’elle est séparée de l’Égypte par des mers sillonnées de nombreux vaisseaux. La version latine de ce livre fit qu’au XIe siècle les deux héros furent canonisés et qu’on les honore le 27 novembre, d’après le martyrologe romain[7]. Or nous possédons l’original sanscrit d’où sont venues toutes les versions : c’est le Lalita-vistâra, qui existait dèjà au IIIe siècle avant J.-C. ; tous les noms sanscrits ont été remplacés par des noms syriaques, et le héros du récit n’est autre que le Buddha Çâkya-muni[8]. J’ai cité ce fait pour montrer comment, pendant les premiers siècles de notre ère les choses indiennes ont pénétré en Occident sous un vêtement étranger. Tout le monde sait, du reste, que les Grecs et les Latins n’agissaient pas autrement : ils ôtaient les noms, et ils gardaient la chose. Les chrétiens n’ont même pas toujours usé de cette fraude pieuse : ainsi le culte d’Orphée a passé tout fait dans les monuments chrétiens : Orphée y a gardé son nom.

Au IVe siècle, d’après une lettre de saint Jérôme à Marcella, la Palestine était un centre où se rendaient les hommes de toutes les parties du monde, parmi lesquelles il énumère l’Arménie, la Perse et les Indes.

Un peu auparavant, Eusèbe faisait remarquer dans son Histoire ecclésiastique que les chrétiens étaient appelés barbares, comme appartenant à une religion étrangère et venue du dehors, barbaræ ac peregrinæ, ce qui ne saurait qualifier la Judée ni l’Égypte, qui faisaient partie de l’empire romain.

Au IIIe siècle, Tertullien parle des brâhmanes et des ascètes indiens, comme étant bien connus de son temps.

Sur la fin du IIe siècle, saint Hippolyte prétend que plusieurs hérésies sont calquées sur certains systèmes des brâhmanes de l’Inde, preuve que saint Hippolyte n’ignorait pas ces systèmes. Peu de temps auparavant, l’évêque de Sardes, Méliton, écrivant en 170 à Antonin-le-Pieux. lui dit : « La doctrine que nous professons a d’abord fleuri chez les barbares ; mais ensuite, quand, sous le règne glorieux d’Auguste, elle a pris racine chez les nations soumises à votre gouvernement, elle est devenue pour votre royaume une source de bénédiction. » Cette phrase exclut aussi l’Égypte et la Judée.

Au temps de Jésus-Christ, le Juif Philon, qui connaissait le Buddha, les çramanas et les brâhmanes, écrivait, en parlant d’Alexandrie et de tout le sud-est de la Méditerranée, ces paroles solennelles : « Il y a ici un homme qui s’appelle l’Orient. » M. Reinaud a traité, dans le Journal asiatique, des relations officielles de l’Inde avec l’empire romain ; il serait d’un haut intérêt que cette question fût reprise dans toute son étendue et qu’on réunit, en Orient et en Occident, tous les faits propres à la résoudre.

Un grand échange d’idées se faisait entre l’Inde et l’Occident par Alexandrie, peut-être aussi par le golfe Persique et par les caravanes de l’Asie centrale ; cet échange remonte très-haut, puisque déjà, dans le IIIe livre des Rois, certains objets apportés d’Orient pour le temple de Salomon ont des noms sanscrits.

Il est difficile, d’après ces témoignages, pris au hasard entre beaucoup d’autres, de nier que l’Inde ait exercé une influence directe sur le monde gréco-romain. Si la présence de l’asclepias acida dans les peintures représentant Jonas est bien établie, on est en droit de se demander comment ce symbole est venu de l’Asie où croît cette plante sacrée, jusqu’au centre de l’Europe, à la flore de laquelle elle est étrangère. Est-ce par des voyageurs revenant des Indes ? Est-ce par des missions indiennes ?

Nous n’avons rien à dire sur ce point ; le secret fut un des besoins aujourd’hui les mieux constatés de la primitive Église ; et l’on peut croire que le sort du livre de Barlaam et Josaphat fut celui de plus d’un ouvrage regardé jusqu’à présent comme original.

  1. Le solstice d’hiver a lieu quatre jours avant Noël ; celui d’été quatre jours avant la Saint-Jean. Le jour de Pâques est réglé d’après l’équinoxe puisqu’il a lieu le dimanche qui suit la pleine lune après l’équinoxe du printemps. Il est donc probable que Noël et la Saint-Jean sont deux fêtes fort antiques, qui ont coïncidé primitivement avec les solstices. La précession des équinoxes étant de cinquante secondes par an, quatre jours répondent environ à sept mille années ; mais les quatre jours peuvent ne pas être pleins.
  2. Voyez Le Baptême, par Bezoles, Maisonneuve, 1873.
  3. Voyez notre Dictionnaire sanscrit, art. Swastika ; et Eug. Burnouf, Lotus de la bonne loi, p, 625.
  4. Le meurtre des agneaux au jour de Pâque est un des usages les plus généraux des populations grecques, comme le courban-beiram des Musulmans.
  5. Il existe cependant en Grèce une petite espèce d’asclépias grimpante, qui est commune dans la plaine d’Athènes.
  6. Les Indiens voient la figure d’un lièvre, çaça, dans les taches du disque de la lune
  7. L’église grecque célèbre aussi cette fête le 27 novembre. Elle est donc antérieure au Schisme.
  8. Voyez : Βαρλααμ ϰαὶ Ιoασαϕ, édit. de Boissonnade. — Barlaam et Josaphat, poème français de Gui de Cambrai (XIIIe siècle), avec extrait de plusieurs autres versions romanes, éd. Zotenberg et P. Mayer. Stuttgart, aux frais du cercle littéraire, 1864 ; in-8o, 419 pages.