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La Science des religions/Chapitre 17

La bibliothèque libre.
Librairie Ch. Delagrave (p. 241-263).


CHAPITRE XVII


NAISSANCE DES ORTHODOXIES


Toutes les religions qui ont paru sur la terre jusqu’à ce jour ont revêtu la forme d’orthodoxies. Un ensemble d’idées, de symboles et de rites auquel se rattache une organisation sacerdotale plus ou moins complète, voilà ce que l’on entend par ce mot, mais il implique en même temps l’exclusion de toute doctrine, de tout culte et de tout sacerdoce étranger : chaque orthodoxie a pour opinion qu’elle est la seule bonne et la seule vraie. On n’a presque pas vu d’églises pour lesquelles l’intolérance, ainsi entendue, n’ait été un principe fondamental et une condition d’existence.

Quelques églises bouddhiques, celle de Siam par exemple, ont professé une certaine tolérance à l’égard des communions étrangères ; mais si le sacerdoce bouddhiste a pu servir de type et de modèle à d’autres organisations cléricales, les doctrines du bouddhisme, ses rites et ses symboles sont si philosophiques et sa morale est si humaine que, seul peut-être de toutes les religions, il n’apportait dans le monde aucun élément idéal d’hostilité.

Il aurait pu en être de même du Christianisme, si, demeurant fidèle à son origine orientale, il n’avait pas contracté avec les éléments mondains et passionnés de la société gréco-latine une pernicieuse alliance. Devenu dans presque toute l’Europe un établissement politique, non moins qu’une institution religieuse, il a entraîné, au milieu du bien qu’il faisait, des maux qui ne semblent pas près de finir. Il est donc important pour la théorie des religions de savoir comment naissent les orthodoxies, dans quelles conditions elles grandissent, par quels moyens elles se propagent, et comment la force des choses les conduit fatalement à leur fin.

La religion naît d’un phénomène psychologique, et la doctrine est primitivement individuelle. En cela, elle ne diffère en rien des opinions que les hommes peuvent se faire sur quelque sujet que ce soit. Ces opinions ne se laissent ordinairement apercevoir que quand elles ont conquis des prosélytes, que les suffrages de plusieurs personnes en ont fait une sorte d’opinion commune. Mais si toute pensée est un phénomène individuel, toute opinion est née d’abord de l’esprit de quelqu’un, avant d’être l’opinion d’un plus grand nombre. C’est ce qu’a prouvé cent fois dans ces derniers temps la marche des théories scientifiques ; presque toutes sont nées dans l’esprit de quelque savant obscur, à la vue des faits dont il cherchait l’explication ; ce premier chercheur a communiqué son idée à d’autres qui l’ont accueillie, modifiée, agrandie ; et le plus souvent elle n’est parvenue à une certaine notoriété qu’après avoir cheminé lentement, après avoir été patronnée et mise en lumière par quelque savant déjà connu.

Il en a été de même des religions, passées à l’état d’orthodoxies.

La première notion d’où une religion est sortie a été individuelle, rudimentaire, très-vague et incapable d’être représentée par aucune formule précise. D’un autre côté, elle a dû être très-compréhensive, c’est-à-dire recéler en elle une force de développement assez grande pour pouvoir servir d’aliment à plusieurs générations. Une idée étroite est bientôt épuisée : quand elle a cessé de produire et qu’elle est devenue inutile, elle cesse de se transmettre et tombe dans un éternel oubli. L’idée âryenne avait une puissance de développement et en quelque sorte une plasticité merveilleuse, puisqu’elle a simultanément produit la religion de l’Inde et celles de la Perse, de la Grèce, de l’Italie, des Celtes, des Germains, des Scandinaves, et que dans les temps qu’on peut appeler modernes elle a engendré les communions bouddhistes et les églises chrétiennes.

Si partant de ces formes dernières et de plus en plus variées, on se reporte au temps où elles n’existaient encore qu’en puissance dans les dogmes âryens des vallées de l’Oxus, on approche de leur commune origine, mais sans pouvoir atteindre dans sa naissance la notion première d’où elles sont sorties. Cette notion a pu être conçue le jour où le feu a été allumé pour la première fois et a jeté une première intelligence humaine dans la perplexité. La théorie du feu est déjà très-développée, les formules en sont très-nettes dans les hymnes du Vêda, et dans les parties les plus anciennes des livres de Zoroastre. Comme ces documents sont pour la race âryenne les plus anciens que nous possédions, nous devons nous résoudre à ne remonter que par des inductions aux époques qui les ont précédés.

Ces temps antérieurs ont été une période d’élaboration. Le travail intellectuel qui s’y est accompli n’a pu s’opérer suivant des lois différentes de celles qui ont été suivies dans les âges postérieurs, puisque la nature ne brûle pas son code à un moment donné, pour s’en créer subitement un autre. C’est là un principe de science incontestable. Or, les hymnes du Vêda nous font toucher du doigt le dernier acte du travail intellectuel d’où est née la théorie védique du feu, de la vie et de la pensée ; on y voit l’effort individuel d’hommes supérieurs apportant quelques pierres au commun édifice. Le brâhmanisme nous montre le même phénomène, que nous retrouvons encore avec des proportions plus grandes et des caractères plus saillants dans les conciles bouddhiques et dans ceux des églises chrétiennes. Il n’est donc pas douteux que la même marche ait été suivie par les hommes qui ont précédé l’époque du Vêda et de l’Avesta. D’ailleurs, il est à peu près établi que les migrations âryennes venues en Europe ont quitté le centre commun de la race avant les époques correspondant à ces livres sacrés. La comparaison des anciens dogmes des tribus européennes avec ceux des tribus âryennes de l’Asie nous reporte donc à des temps fort reculés. L’élimination des différences qu’ils présentent les ramène à une croyance commune, plus simple que chacun d’eux et plus proche de leur origine. On peut donc affirmer que, si dans la suite des siècles les recherches individuelles ont été le point de départ de chacun des développements particuliers de la religion et par conséquent la cause de la diversité de ceux-ci, des recherches individuelles ont de même donné naissance au dogme primitif, et qu’enfin il y a eu une première idée d’où ce dogme lui-même est sorti.

Quand ce premier homme apporta sa découverte à ceux de sa race, elle put être ou acceptée ou combattue, puisque c’est là le sort de toute idée. Toutefois, comme elle se présentait avec une haute supériorité, ce qui suivit démontre qu’elle attira un grand nombre d’esprits, car elle finit par devenir le dogme commun de toute notre race, et elle se transmet encore à des hommes de races inférieures et étrangères à la nôtre. Il y eut donc une période, dont la durée est inconnue, où, d’individuelle et de privée qu’elle était, elle devint commune et publique. C’est ce que nous pourrions appeler la période d’incubation de l’orthodoxie.

Si l’on admet, avec quelques savants, que la doctrine fut révélée tout entière et explicitement à ce premier homme, on admet en même temps que tout ce qui a été ajouté depuis en est une déviation, procède de volontés mauvaises et d’intelligences dévoyées ; on condamne d’un seul mot toutes les religions issues de la souche primitive ; enfin on se jette dans une foule de contradictions et d’hypothèses dont aucune n’est compatible avec les méthodes scientifiques les plus élémentaires.

Ainsi l’ordre de la nature, qui veut que toute forme ait des commencements très-petits, s’applique ici comme partout ailleurs. Du moment où un homme communique sa pensée à un autre homme, il la lui livre pour qu’il la féconde par sa propre initiative. Si la pensée est juste, loin de se perdre comme un embryon mal constitué, elle grandit par voie d’analyse ; chaque fois qu’une intelligence d’élite l’adopte pour la faire sienne et y applique ses forces individuelles, l’idée prend un accroissement nouveau. En effet, il est à peu près incontestable que la théorie du feu n’a d’abord embrassé que les phénomènes matériels les plus immédiatement perceptibles et même que l’origine solaire du feu ne fut aperçue que plus tard. Il fallut ensuite beaucoup de temps et de réflexion pour que l’on vît en lui l’agent psychologique et qu’on lui demandât l’explication des phénomènes de la vie. C’est à l’époque vêdique seulement qu’il fut identifié avec le principe de la pensée : on peut en acquérir la certitude en lisant les seuls hymnes attribués aux poètes Viçwâmitra et Dîrghatamas. Enfin la grande théorie métaphysique, concentrée autour du nom neutre de Brahma, est postérieure à la période des hymnes.

Le même travail des esprits s’accomplissait dans l’Asie occidentale, car le principe absolu des Perses connu sous le nom d’akarana ou « d’être inactif » est postérieur à la doctrine presque dualiste d’Ormuzd et Arhiman, qui l’est elle-même aux parties les plus anciennes du Zend-Avesta ; celles-ci renferment une doctrine à peu près identique à celle des hymnes indiens. Ce sont là des faits élémentaires connus de tous les orientalistes.

Il est donc historiquement impossible d’admettre que les dogmes âryens, sur lesquels se sont fondées successivement les orthodoxies, soient venus au monde tout formés. L’action individuelle dans la formation des dogmes ne peut laisser aucun doute. C’est par des découvertes personnelles, dont s’enrichissait successivement la communauté, que se sont développées les croyances publiques. Elles portaient d’abord sur les phénomènes naturels, produits soit spontanément, soit par des procédés humains : une partie des doctrines les plus antiques relatives au feu ont en vue les feux naturels ; mais du moment où l’homme put à son gré faire apparaître cet agent si puissant, il vit son existence soustraite à l’ancienne misère, et ce feu devint le principal objet de sa contemplation et de son culte. Je ne veux pas rappeler ici les cris d’enthousiasme qui échappent aux vieux poètes, quand ils célèbrent la puissance merveilleuse du feu. Ces cris, chacun peut les entendre encore : il suffit pour cela de parcourir nos villages aux fêtes de la Saint-Jean et de voir au tomber du jour les danses, les éclats de joie de nos campagnards autour de leurs bûchers flamboyants. Seulement les hymnes vêdiques en l’honneur d’Agni sont plus beaux et plus instructifs pour nous.

En effet, la première doctrine naquit des réflexions qui furent faites sur l’extraction du feu, sur les matières dont il s’alimente et sur les effets qu’il produit. La faculté qu’on eut de renouveler chaque jour et de reproduire dans le même ordre tous les phénomènes qu’il engendre, permit de refaire aussi sans cesse les mêmes remarques, de les rendre par des noms expressifs et d’énoncer des formules qui purent être répétées par les fils et passer aux arrière-neveux. Ces formules, sans les phénomènes, prenaient une valeur abstraite et poétique ; mais elles n’avaient un caractère positivement religieux que quand elles étaient prononcées en face du foyer sacré ; sans lui, en effet, elles n’étaient plus qu’un simple souvenir. Au contraire, quand l’homme supérieur, qui dès ces anciens temps portait le nom de prêtre, se trouvait en présence d’Agni caché dans les arani quand par le frottement des deux morceaux de bois il le faisait apparaître, quand il le déposait sur l’herbe sèche et sur les fagots de l’autel, lui donnait l’onction du beurre, l’alimentait de liqueurs spiritueuses et de gâteaux sacrés, le voyait lançant des flammes vers le ciel, illuminant toute la nature et révélant les formes des objets plongés dans la nuit, alors les réflexions se pressaient en foule dans son intelligence, émouvaient son âme, et la forçaient à se répandre en actions de grâces et en chants d’allégresse. Ses paroles, entendues des assistants, portaient la lumière et la conviction dans leurs cœurs ; ils « s’unissaient d’intention » avec le prêtre, et « ne faisaient avec lui qu’une seule pensée » dans plusieurs corps.

Nous extrayons ce tableau et la plupart de ces expressions des hymnes indiens les plus antiques. Les auteurs ne faisaient, comme il le disent, que répéter l’œuvre que leur ancêtres avaient fondée. On en peut aisément déduire que la religion se présenta dès l’origine sous la double forme d’une doctrine et d’un culte ; mais comme le feu était un agent nécessaire à tous les hommes, et que chaque père de famille pouvait l’allumer chaque jour en présence de sa femme, de ses enfants, de ses amis et de ses serviteurs, il dut se former des centres étroits et multipliés, non de culte, mais d’interprétation et de théorie. C’est ce que prouve la diversité des noms par lesquels on désigna le principe actif du feu, de la vie et de la pensée. Cette diversité est grande d’un hymne à l’autre dans le Vêda ; mais elle est bien plus saisissante encore d’un peuple à l’autre dans la race aryenne. On en trouvera un exemple dans le mythe d’Agni chez les Indiens, mythe dont celui de Prométhée forme le pendant chez les Hellènes.

La formation de centres religieux isolés fut puissamment favorisée par l’état inculte où se trouvait la terre, par l’absence de routes et par la vie plus ou moins nomade de populations d’ailleurs rares et dispersées. Ainsi les doctrines demeurèrent longtemps confinées dans la famille ; la religion eut un caractère domestique ou tout au plus patriarcal, qu’elle a souvent encore dans le Vêda.

Il n’en fut plus de même lorsque les peuplades errantes se fixèrent dans leurs pays respectifs, et y formèrent des communautés sociales et politiques. Les chefs religieux commencèrent presque partout à se rapprocher les uns des autres et à se réunir dans des lieux déterminés. Dans l’Inde, ce fut principalement au bord de certains lacs et au confluent de certaines rivières ; en Grèce, des motifs pour la plupart inconnus, les amenèrent vers quelques lieux restés célèbres, à Dodone, à Délos, à Delphes, à Olympie et ailleurs. Là où les causes précédemment signalées poussèrent les peuples vers l’unité des doctrines, ces centres de réunion virent les esprits d’élite mettre leurs théories personnelles en face les unes des autres, les discuter, les rectifier, les étendre, et, tombant enfin d’accord, constituer des dogmes communs. Comme la base du culte était d’ailleurs la même pour tous, depuis que le feu était devenu la chose sacrée, les deux éléments de la religion se trouvèrent également adoptés dans chaque peuple par toute une communauté d’hommes : le dogme et le culte prirent un caractère public et national.

Les orthodoxies n’ont donc pas apparu subitement sur la terre ; elles sont l’œuvre du temps. Lorsque les chefs de famille se rapprochèrent et s’entendirent pour l’établissement des dogmes communs, c’est alors seulement que se forma entre eux cette communion de doctrine et de culte à laquelle les Latins ont donné le nom de religion. Ce mot, en effet, signifie non pas le lien de l’homme avec Dieu, comme on se plaît à le dire très-faussement, mais le lien qui réunit plusieurs hommes dans un même système de dogmes et de cérémonies sacrées. Il est presque synonyme d’orthodoxie ; seulement cette dernière expression renferme une idée d’exclusion, sur laquelle nous devons nous arrêter.

Quand une opinion se déclare droite et vraie, cela signifie que toute opinion différente n’est ni l’un ni l’autre. Une telle déclaration de principes embrasse non seulement la doctrine fondamentale, mais encore le rite sacré d’où elle est née et les symboles qui la représentent. L’orthodoxie porte alors sur tous les éléments de la religion. Il peut y avoir des religions sans orthodoxie, ou dans lesquelles l’orthodoxie est moins rigoureuse que dans d’autres : ce sont celles où une certaine latitude est laissée aux dévots dans l’interprétation des théories abstraites et métaphysiques ; tel fut pendant des siècles le brahmanisme ; telle a été la religion de l’ancienne Grèce, et telles sont encore à beaucoup d’égards la plupart des sectes protestantes. Quand l’orthodoxie porte sur les principes mêmes de la doctrine, elle embrasse nécessairement tout ce qui en découle, c’est-à-dire les rites, les symboles et bientôt après la morale et toutes ses applications. Si ce phénomène psychologique se produit dans sa plénitude, la religion dispose alors de toutes les forces humaines, et devient pour ainsi dire irrésistible ; toutes ces forces se trouvent dirigées dans le même sens, comme les gouttes d’eau d’un fleuve qui tombe en cascade ou comme les molécules de l’air dans un ouragan. Telles, ont été les religions de Bel, d’Assour, de Jéhovah et d’Allah.

Le point de départ des orthodoxies âryennes a été l’Asie centrale ; mais elles n’ont pris leur forme définitive et ne sont arrivées à leur développement respectif que dans divers pays et à plusieurs époques : leur histoire est parallèle à celle de la religion.

Allumer le feu et exécuter autour de lui certains mouvements déterminés n’a rien qui ne soit accessible à tout homme jouissant des facultés physiques et morales les plus communes ; mais composer un hymne n’est pas donné à tout le monde. Si cet hymne doit être en même temps une description, une théorie et un chant, l’art de composer devient nécessairement le partage d’un petit nombre. À l’incapacité naturelle de la plupart des hommes se joignent les nécessités de la vie et les occupations quotidiennes sans lesquelles l’existence ne peut se soutenir. La division des communautés religieuses en deux classes, les prêtres et ceux qui ne l’étaient pas, est donc un fait très-ancien et pour ainsi dire primitif, parce qu’il repose sur la nature des choses. Aussi la trouvons-nous établie non seulement dans les plus anciennes légendes dont le Vêda fasse mention, mais dans des documents égyptiens historiques qui remontent à plus de cinq mille ans avant notre ère. Les mots qui désignent la classe des prêtres ont eu des significations diverses selon les langues et les pays : ils furent appelés sacrificateurs chez les Latins et les Grecs ; dans l’Asie centrale, ils portèrent le même nom commun que les dieux, celui de dêvas ou d’êtres brillants, à cause de leurs ornements sacrés et de l’éclat dont la lumière du feu les entourait. Lorsque les sacrifices publics eurent été institués et que le nombre des prêtres officiants eut été porté d’abord à quatre, puis à sept, chacun d’eux prit un nom approprié à la fonction qu’il remplissait dans l’enceinte du sacrifice. A partir de ce moment, il y eut une sorte de clergé organisé autour de chaque autel.

Nous avons dans le Rig-Vêda, dans le Sâma-Vèda et dans les autres livres védiques, tous les détails de cette organisation, qui contient en germe celle des cérémonies modernes. Il y eut une enceinte sacrée, répondant au chœur de nos églises, dans laquelle n’étaient admis que les prêtres et les personnages qui faisaient dans des circonstances solennelles les frais de la cérémonie. Les « portes éternelles » s’ouvraient pour laisser entrer « le roi glorieux, » c’est-à-dire le feu resplendissant, puis elles se refermaient et laissaient au dehors la foule « profane » des assistants.

Ainsi, de bonne heure, chaque communauté, dont les membres étaient unis par une même religion, se trouva partagée en deux classes de personnes, les prêtres et les laïques ou gens du peuple. L’accomplissement des cérémonies fut le lot exclusif des premiers. Ils eurent par conséquent aussi, à l’exclusion des laïques, la fonction et bientôt le droit d’interpréter les cérémonies, de commenter les anciens hymnes, de donner les nouvelles formules métaphysiques que leur science découvrait, enfin de tirer les conséquences morales et politiques qui pouvaient en découler. Les prêtres furent les savants, et les autres hommes furent les ignorants. Du nombre de ces derniers, il ne faut pas même excepter les rois, dont la richesse et le métier des armes étaient l’apanage et relevaient assez la position. Cet état d’ignorance des rois et des princes dura longtemps, car nous le retrouvons chez les Grecs dans l’Odyssée, à Rome jusqu’au temps des Scipions, et chez nous durant toute la période épique du moyen âge ; aujourd’hui même, dans l’Inde, la caste des râjas est très-ignorante, et s’est récemment encore fait avertir par des gouverneurs anglais qu’elle perdrait bientôt sa fortune et son prestige au milieu de sujets qui s’instruisent et s’enrichissent.

L’exclusion fut donc complète, et il se forma sur toute la terre une classe d’hommes qui dans chaque pays eurent le privilège de connaître des affaires sacrées, de fixer et de maintenir l’orthodoxie. Leur place dans les sociétés fut avantageuse : outre le dépôt de la science confié à leurs mains, ils avaient les fonctions les plus douces et les plus considérées ; ils jouissaient d’une grande sécurité et se voyaient mis, par la protection des rois et les labeurs du peuple, à l’abri de presque toutes les misères de la vie. Lorsque, dans le bouddhisme d’abord et plus tard dans le catholicisme, on voulut supprimer à jamais toute idée de caste sacerdoale et livrer le sacerdoce au peuple entier en créant le célibat des prêtres, la condition de ces derniers se trouva encore améliorée, puisque, sans perdre aucun de leurs autres avantages, ils furent par là soustraits aux obligations de famille et aux malheurs domestiques.

Quelles qu’aient été son organisation et la distance établie enttre lui et les profanes, le sacerdoce se trouva seul chargé du soin de développer et de défendre l’orthodoxie, c’est-à-dire la croyance commune, avec ses rites et son symbolisme. C’est donc au sein des petits collèges de prêtres, plus tard dans les grandes réunions sacerdotales et dans les conciles, que les formules de foi furent discutées et fixées. Aucune des autres classes de la société n’eût été en état de soutenir de pareilles discussions, parce que la tradition, la science sacrée et les méthodes manquaient à la fois aux classes laïques. Elles furent, par leur condition morale et par la nature de leurs fonctions sociales, obligées d’accepter comme des vérités indiscutables les formules de foi émanant des collèges de prêtres et des conciles. J’ajoute qu’elles y trouvaient leur avantage.

Ainsi les migrations âryennes, à mesure qu’elles s’éloignèrent de l’Asie centrale, perdirent le souvenir de leur ancienne patrie. Établies dans des contrées séparées les unes des autres par de vastes territoires, par des fleuves, des montagnes et des mers, elles s’étaient quittées dans des temps où la foi commune ne possédait encore que ses formules les plus générales, et n’avait pas même une langue à elle pour exprimer les choses sacrées et les noms de la Divinité : il n’y avait point encore d’orthodoxie. Mais quand elles se furent organisées politiquement chacune chez elle, les principes de la science sacrée commencèrent à se développer dans des conditions variées et à des degrés inégaux. L’immense compréhension ou, comme nous disions plus haut, la plasticité de ces principes leur permit de s’approprier dans leurs conséquences à chacune des contrées occupées par des Aryas. Ainsi se formèrent autant de langues sacrées, de systèmes de rites, d’organisations sacerdotales, enfin d’orthodoxies, qu’il y eut de sociétés âryennes en Asie, en Europe, et plus tard en Afrique et dans le Nouveau-Monde.

Or, la science a démontré et constate par des découvertes toujours nouvelles que ces sociétés se superposèrent à d’autres qui existaient auparavant, qu’elles subjuguèrent, qu’elles maintinrent dans un état d’abaissement, et avec lesquelles elles s’efforcèrent de ne pas se mêler, parce qu’elles étaient d’un autre sang. Le pays sur lequel nous avons à cet égard le plus de renseignements est l’Inde. Lorsque les Aryas y descendirent par la vallée du Caboul, ils étaient peu nombreux, et leurs adversaires, de race inférieure, l’étaient beaucoup. L’orthodoxie, en s’y fondant sur un système de castes d’une solidité merveilleuse, mit le sacerdoce à une si grande distance des barbares asservis, que la pureté de la race aryenne, dans ses castes supérieures, fut préservée et n’a pas encore disparu. Toute cette dernière trouva donc un avantage à défendre un système protecteur, sans lequel elle eût bientôt vu son sang se mêler et se perdre dans celui des « dasyous impies et mangeurs de chair crue. ».

Ce qui s’est passé sur l’Indus dans d’immenses proportions s’est produit partout ailleurs dans des proportions moindres et dans des conditions différentes ; mais partout l’orthodoxie a été la force protectrice et l’élément conservateur des races. N’en avons-nous pas aujourd’hui même une preuve vivante dans l’orient de l’Europe, où les Hellènes, après avoir adopté une orthodoxie chrétienne, n’ont pas répugné à se mêler avec des hommes du nord et même avec des gens de race touranienne, comme les Bulgares, lesquels avaient, eux aussi, adopté cette orthodoxie ; tandis que ces mêmes Hellènes sont restés invinciblement séparés des hommes de cette même race touranienne qui, sous le nom de Turcs, avaient adopté l’islamisme ? Ce n’est donc pas toujours les races qui séparent les orthodoxies ; les orthodoxies aussi maintiennent la séparation des races.

L’exemple cité montre que l’orthodoxie n’agit pas seulement dans le sein d’une société pour en tenir, comme dans l’Inde, les éléments séparés et subordonnés, mais qu’elle agit de même de peuple à peuple. Il y a eu, en Orient, deux systèmes orthodoxes très-voisins l’un de l’autre et liés par une commune origine, qui pourtant ont poussé l’antagonisme de deux peuples frères jusqu’à la guerre : ce sont ceux de l’Inde et de la Perse. Y a-t-il deux orthodoxies moins divergentes que celles des Latins et des Grecs ? Cependant les croisades les ont montrées s’animant l’une contre l’autre jusqu’à la fureur ; et aujourd’hui que ces temps de délire sont loin de nous, nous venons de voir repousser par des raisons sacerdotales une convocation adressée par le pape des Latins à des évêques d’Orient, qui acceptent de rester sujets des musulmans[1]. Les histoires sont remplies de pareils exemples ; c’est une suite de luttes entre des orthodoxies se défendant les unes contre les autres et entraînant les nations sous leurs drapeaux.

Quand une orthodoxie s’est constituée au sein d’une société, sa condition inévitable est une double lutte, lutte intérieure contre les forces sociales qui peuvent lui opposer quelque obstacle, lutte extérieure contre les orthodoxies étrangères. Il y a des peuples chez qui l’orthodoxie ne tend pas à manifester son action au dehors, parce que ce sont de grandes sociétés fortement établies, qui n’ont guère besoin, pour vivre et pour grandir, des ressources que d’autres vont chercher à l’étranger : ainsi fut l’Inde.

Lorsque des conditions sociales toutes différentes font naître dans une orthodoxie l’esprit de prosélytisme, non seulement elle devient agressive à l’intérieur, mais encore elle veut montrer chez les autres peuples la force d’expansion dont elle est douée. Quand le bouddhisme comprit la peine qu’il aurait à vaincre dans la vallée du Gange, où il était né, ses missionnaires se répandirent au dehors dans toutes les directions et allèrent fonder des centres d’orthodoxie au Népâl, au Tibet, à Samarcande, en Chine, à Siam, à Ceylan et dans plusieurs autres pays. Leurs églises ne conquirent point ces contrées sans coup férir, malgré la charité qui les animait ; mais comme aucun système orthodoxe de quelque valeur n’existait dans ces sociétés, le bouddhisme mit peu de temps à les dominer.

Il en fut de même en Occident pour le christianisme, arrivant dans la Grèce et dans Rome en pleine civilisation, mais n’ayant devant lui qu’un polythéisme en décadence et sans cohésion. Il n’eut peut-être pas besoin, dans l’orient de l’Europe, d’un fort esprit de prosélytisme pour réussir ; par le fait, l’église grecque compte peu de martyrs et n’a plus d’apôtres. Chez les Latins, au contraire, les saints, les martyrs et les confesseurs surabondent ; catholiques et protestants ont un système de missions qui embrasse la sphère terrestre tout entière.

Telles sont les conditions générales qu’aucune orthodoxie ne peut éviter ; la lutte, pour exister et pour s’étendre, est une double loi qui leur est imposée par leur propre nature, et à laquelle les communions religieuses ne peuvent se soustraire qu’en se dissolvant et en cessant d’être.

Il est une troisième sorte de lutte, plus intime et plus redoutable pour elles que les deux autres. Quand les deux premiers hommes se sont abouchés pour discuter sur une théorie religieuse, ils ont pu tomber d’accord sur tous les points et former une première communauté parfaitement unie. Ils ont pu de même être en désaccord sur quelque point, et il est évident qu’aucun des deux n’avait ni le droit ni le pouvoir d’imposer à l’autre sa propre opinion. L’accession d’un troisième homme ne résolvait pas la difficulté : car, d’une part, il pouvait avoir lui-même son opinion personnelle ; et, d’autre part, le droit qui n’était pas dans les deux premiers ne pouvait leur être communiqué par un autre qui ne le possédait pas lui-même. Au fond, la pensée individuelle est inviolable, comme elle est inaccessible. Il n’y a rien dans un homme qui ne soit dans un autre ; toute la différence est du plus au moins, et il n’existe aucun tribunal qui puisse entrer dans ces profondeurs des âmes et dresser la liste des intelligences d’après leurs capacités respectives. Le droit individuel de la pensée reste entier et absolument indiscutable. Comme il est intransmissible, il est également imprescriptible et inaliénable.

Ce droit est d’autant plus entier qu’il s’applique à des matières plus abstraites et plus métaphysiques : or, aucune n’est supérieure aux doctrines religieuses. En effet, l’idée de Dieu ne se transmet pas d’un homme à l’autre comme une monnaie ; les conceptions de l’esprit sont des phénomènes individuels, qui se produisent en nous ou qui ne s’y produisent pas, mais qui échappent toujours au contrôle et à l’action d’autrui. De plus, comme il n’y a en nous que la volonté seule qui semble posséder le libre arbitre, le reste y est soumis à des lois fatales que la psychologie ancienne et moderne a constatées et définies. Aucune force humaine ne peut changer à son gré la pensée d’un homme, puisque lui-même ne le peut pas. Toute action en ce sens ne peut être qu’indirecte, et c’est uniquement en changeant les objets et les points de vue qu’on peut l’exercer mais comme l’objet de la raison pure échappe à notre prise et agit sur notre intelligence d’une manière très-simple et immédiate, l’opinion religieuse en chacun de nous est absolument indépendante de celle des autres.

La naissance d’une communion orthodoxe suppose, chez ceux qui en font partie, une unité de pensée qu’il est bien difficile d’atteindre, et qui probablement n’est jamais entièrement réalisée. En supposant qu’au moment où leur collége se forme, ils soient d’accord sur tous les points de la théorie, leur vie s’écoule, leur intelligence grandit, leurs principes se développent dans des conséquences toujours nouvelles ; et si quelque divergence naît entre eux, elle va en augmentant comme l’écartement de deux rayons. Si ces principes sont assez flexibles pour que d’apparentes contradictions viennent s’y concilier et que la communion religieuse prenne de la durée, on voit apparaître en elle et grandir rapidement ce que l’on désigne aujourd’hui par ces deux mots contradictoires, le principe d’autorité. En d’autres termes, ceux qui font partie du collège font abnégation de toute volonté privée ; ils prennent le parti et se font entre eux la promesse de se soumettre au jugement de la majorité, lors même qu’elle est contraire à leurs opinions personnelles. Il n’est pas possible qu’une orthodoxie se conserve sans cet accord exprès ou tacite : toutes les assemblées religieuses, anciennes ou modernes, bouddhiques ou chrétiennes, où des dogmes ont été discutés et adoptés, ont admis ce principe et l’ont pratiqué. L’opinion de la majorité est devenue article de foi ; et ce qu’on nomme « la volonté individuelle » y a fait acte de soumission et de renoncement. C’est ce qui vient d’être prouvé une dernière fois par la conduite de plusieurs évêques catholiques, qui, après avoir combattu l’infaillibité du pape, s’y sont soumis.

Toute orthodoxie repose donc sur une convention, et cette convention implique un effort presque surhumain, dont le succès a toujours fait supposer une grâce divine.

Dans les orthodoxies organisées, dans les grandes églises, le même phénomène se produit avec de plus vastes proportions. Elles reposent en effet sur l’existence simultanée d’un clergé et d’un peuple de fidèles. Il est même arrivé que le clergé, descendant au rang des fidèles et se faisant semblable au peuple, s’est déchargé sur un seul du soin de s’instruire, de discuter les questions et de fixer les formules de la foi. Dans l’un comme dans l’autre cas, les laïques reçoivent toutes faites ces formules, les répètent sans qu’il soit besoin pour eux d’en comprendre la valeur idéale, et les prennent seulement pour règles de conduite, bien ou mal interprétées. C’est ce qui est arrivé dans presque toutes les religions, à des degrés divers, et d’autant plus qu’elles ont revêtu plus complètement la forme d’orthodoxies.

Dans l’Inde brâhmanique, l’abnégation des laïques a été si grande que les différentes castes ont consenti à ne recevoir que des parts inégales de la doctrine sacrée, à participer aux cérémonies du culte dans des mesures diverses et même à y demeurer étrangères. Aussi, quand le bouddhisme, œuvre non d’un prêtre, mais d’un râja, vint proclamer l’égalité religieuse entre les hommes et les appeler tous au sacerdoce, il vit accourir à lui les castes inférieures, que le brâhmanisme avait dépouillées de ce droit naturel. Il en fut de même à l’occident : le sacerdoce était une institution aristocratique et de caste, non seulement chez les Perses et les Juifs, mais même dans le monde gréco-romain, lorsque le christianisme s’efforça de les rallier tous.

Plus tard ces deux religions, qui semblaient devoir rendre à l’individu les droits qui lui appartiennent, les lui retirèrent, et leurs églises fondèrent les orthodoxies les plus hostiles à la pensée individuelle qui eussent encore existé. La séparation des prêtres et des laïques y fut rendue si profonde que le mot même d’église (le sangha des bouddhistes) devint dans le peuple synonyme du mot clergé, tandis que sa signification première et légitime est celle d’assemblée de fidèles. A cet égard, il n’y a aucune différence entre l’église latine et celle d’Orient, quoique celle-ci prétende mériter seule le titre d’orthodoxe. Les orthodoxies sont ce qu’on les fait ; les assemblées du clergé latin ont eu autant de droit à discuter les doctrines qu’en ont eu celles du clergé grec à ne les pas discuter : le droit de changer un dogme ou un rite est aussi entier que celui de ne le pas changer ; et si l’orthodoxie fondée par ces dernières est demeurée invariable depuis tant de siècles, cela prouve moins la justesse de leurs idées que l’ignorance. et la torpeur où prêtres et peuples étaient tombés.

Bien que, dans les clergés et parmi les fidèles, une sorte de convention impose silence aux opinions divergentes, la loi fatale des opérations de notre intelligence n’est pas annulée pour cela. Elle subsiste, quoi qu’on fasse, non seulement chez les laïques, mais dans le prêtre lui-même, et se manifeste pour ainsi dire sans interruption. La diversité des religions issues d’une source commune en est l’expression la plus saisissante, car c’est par le travail personnel des docteurs de chaque communion que les divergences ont été en grandissant, puis ont abouti à de nouveaux symboles de foi, souvent même à des morales séparées. Qu’on suive dans les actes des conciles le développement des idées chrétiennes, et l’on verra dans quelle mesure chacun des docteurs grecs et latins a concouru à créer le schisme des deux églises, et comment les dissentiments sont nés et ont grandi par l’apport privé des évêques dans ces réunions. On saisira l’instant précis des ruptures, décidées par des influences personnelles, et l’on restera convaincu que, dans chaque religion, les dogmes indécis des premiers temps ne se précisent et ne parviennent à l’état d’orthodoxies que par le même travail d’esprit qui engendre les hétérodoxies, les hérésies et les doctrines individuelles. Seulement, dans les communions orthodoxes, le nombre des esprits soumis est plus grand ; il est moindre dans les hérésies ; dans les opinions individuelles, il se réduit à l’unité.

La plupart des hérésies sont nées dans les discussions ou à l’occasion des conciles : elles sont l’œuvre de prêtres. On a vu des assemblées dogmatiques se diviser en deux parts presque égales, et l’une des deux se déclarer seule orthodoxe, quoiqu’elle ne comptât que quelques voix de majorité. On a vu l’église d’Orient tout entière envahie par l’arianisme et niant la divinité de Jésus-Christ, et Athanase, presque à lui seul, ramenant à l’ancienne orthodoxie les opinions individuelles qui s’en étaient séparées. Plus récemment, les peuples d’origine germanique ont presque tous rompu avec l’église de Rome, n’alléguant d’autre droit que la liberté individuelle de l’esprit. Ce droit étant naturel, ils n’avaient point à le démontrer ; ils avaient seulement à le reconquérir, puisque leurs ancêtres l’avaient aliéné.

Quand une dissidence se manifeste dans le commun des fidèles et que l’un d’eux réclame ce droit, ce n’est presque jamais une cause religieuse qui le fait agir. En effet, le partage des communions orthodoxes en deux classes d’hommes, le clergé et les laïques, fait que ces derniers ne possèdent sur les dogmes établis que des connaissances superficielles, juste ce qu’il en faut pour étayer un ensemble de pratiques et un système de morale. L’enseignement brâhmanique était complet pour les brâhmanes, moins développé pour les xattriyas, très-réduit pour la troisième caste et nul pour la quatrième. Chez les Grecs et les Romains, il n’y avait rien qui ressemblât à un catéchisme ; la révélation des mystères pouvait même avoir des conséquences effroyables. Le bouddhisme et le christianisme eurent d’abord un enseignement progressif, qui pouvait conduire tout néophyte jusqu’aux dernières profondeurs de la théorie ; peu à peu la séparation des prêtres et des mondains se fit. Aujourd’hui, dans toute l’Asie bouddhique et dans toute l’Europe chrétienne, l’enseignement public des choses de la foi se réduit à des explications données aux enfants et à de superficielles prédications. Là, rien n’invite les laïques à approfondir les questions religieuses ; tout le travail des esprits sur ces matières est provoqué par des causes étrangères aux orthodoxies.

Ces causes se résument en un seul mut, la science. Comme celle-ci refait l’œuvre des religions, mais avec des ressources nouvelles et des méthodes progressives, d’une part les clergés, conservateurs des orthodoxies, ne peuvent admettre le principe de la science, qui est la liberté individuelle, sans détruire la base de la foi, et ainsi la science s’éloigne d’eux ; d’autre part, la science laïque et libre ne peut supprimer ses problèmes naturels sans se mettre en contradiction avec elle-même et sans se frapper de mort. C’est donc elle, qui remet à l’étude toutes les thèses que les orthodoxies avaient résolues ou supprimées. De là naît cet antagonisme inévitable et quelquefois violent qui a régné et qui règne encore dans tous les pays entre l’orthodoxie et la science, l’une affirmant que le problème est résolu, l’autre le remettant toujours en question. Dans les communions où les fidèles ont remis à des hiérarchies sacerdotales le soin de formuler la foi et de penser pour eux, la science est une revendication permanente du droit individuel, une protestation contre l’orthodoxie et une preuve sans cesse renouvelée que non seulement les pères ne peuvent enchaîner les fils à leur foi, mais que les fils même n’ont pas le pouvoir d’aliéner leur propre raison.

Autant la religion dans sa généralité s’accorde avec la science, autant les orthodoxies s’en éloignent. Il y a autant de différence entre la religion et une orthodoxie qu’il y en a entre la liberté de la pensée et la soumission à un maître. La religion, à son origine et même longtemps après sa naissance, appelait les hommes à la liberté. Une fois arrêtée dans ses formes et fixée par une loi analogue à celle que les physiologistes appellent la loi d’ossification, elle a perdu pour elle-même sa spontanéité et sa plasticité, et de plus elle a, comme l’ambre, saisi et enveloppé d’un baume conservateur ceux qui se sont reposés sur son sein.

  1. Voyez les réponses faites par les patriarches d'Alexandrie et de Constantinople à l`invitation d`assister au concile de Rome, que le Pape leur avait adressée. Les raisons de refuser émises par ces prélats sont toutes tirées de leur orthodoxie.