La Science des religions/Chapitre 18

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Librairie Ch. Delagrave (p. 264-286).


CHAPITRE XVIII


GRANDEUR ET CHUTE DES ORTHODOXIES


Les moyens de propagation employés par les orthodoxies se réduisent à trois : l’enseignement, les rites caractéristiques et les alliances. Là où l’enseignement a fait défaut, l’orthodoxie a manqué de son principal point d’appui, la classe sacerdotale n’a pu s’organiser en un véritable clergé. C’est ce qui eut lieu, par exemple, chez les anciens Hellènes et même chez les Latins : les collèges sacerdotaux y furent toujours très-multipliés et indépendants les uns des autres, même lorsqu’il y eut à Rome un souverain pontife et que le prince fut devenu une sorte de pape, de tsar ou de ministre des cultes. Mais lorsque les églises chrétiennes se formèrent et s’abouchèrent entre elles, que les conciles donnèrent aux articles de foi une expression décisive, l’orthodoxie s’accrut rapidement. L’unité de croyance fut puissamment soutenue par le mode d’enseignement religieux qui était suivi, et qui obligeait les néophytes à passer par des degrés successifs d’initiation avant d’être déclarés chrétiens.

L’église bouddhique suivait la même marche depuis plusieurs centaines d’années, lorsque Jésus commença sa prédication ; elle la suit encore dans toutes les contrées où cette religion est en vigueur. Le recueil où les règles de l’enseignement sont énoncées fut traduit dans les langues de tous les peuples chez qui les missionnaires bouddhistes vinrent s’établir ; et comme il comprend aussi les lois relatives à la hiérarchie ecclésiastique et les formules développées de la métaphysique et de la morale, les croyances orthodoxes furent identiques dans toute la partie du monde vouée à la religion du Bouddha. Les divergences qui se produisirent plus tard dans quelques pays, par exemple au Tibet, ne furent que les conséquences locales de certains dogmes, dont les formules primitives n’avaient pas été suffisamment développées.

Les dogmes chrétiens ne furent pas tout d’abord aussi explicites qu’ils le sont aujourd’hui. L’enseignement des premiers siècles n’avait pas la précision qu’il a eue plus tard. Les premiers temps du christianisme furent aussi les plus féconds en hérésies ; chaque hérésie aboutissait à quelque formule de foi qui n’existait pas auparavant. Le dogme ne fut définitivement arrêté qu’à l’époque de Constantin, lorsque l’enseignement commença de se donner en public, en présence d’hommes pouvant appartenir à quelque religion que ce fût. Si les empereurs romains avaient toléré la religion chrétienne un siècle plus tôt, l’orthodoxie aurait eu beaucoup plus de peine à s’établir, parce que les dogmes, n’étant pas encore arrêtés dans les esprits, seraient devenus un objet vulgaire de discussion pour les païens et les philosophes, au lieu d’être uniquement discutés par des fidèles, par des docteurs. Mais lorsque Constantin eut reconnu le christianisme, l’enseignement, devenu public, fut donné dans d’autres conditions et comme une orthodoxie indiscutable. Depuis lors, il n’a subi d’autres changements que ceux qui ont été imposés par les conciles et admis officiellement par les églises. À présent, il ne change pour ainsi dire plus, et il est porté par les missionnaires chez les peuples éloignés tel qu’il est donné par les clergés européens.

L’enseignement est le moyen ordinaire de propagation des orthodoxies ; pourtant, il ne se suffit pas à lui même. Non seulement il peut être froidement accueilli ou promptement oublié de ceux qui le reçoivent, mais il court le risque de se heurter contre des doctrines antérieures qui en détruisent tout l’effet. Ce choc est dû à l’inflexibilité des formules orthodoxes. En voici un exemple : lorsque les missionnaires catholiques vinrent en Chine prêcher leur religion parmi des bouddhistes, ils enseignèrent le Pater et désignèrent Dieu comme « le roi des cieux ; » ces derniers mots sont précisément ceux par lesquels dans toute l’église bouddhique on désigne Indra, qui est une sorte d’ange de beaucoup inférieur au Bouddha lui-même ; le catholicisme parut une idolâtrie, et la prédication n’eut point de succès. Les missions protestantes, n’ayant pas commis cette faute, réussirent mieux. L’enseignement peut donc non seulement rester impuissant devant la tiédeur des hommes, mais encore s’écarter, par la rigidité de ses formules, du but qu’il se propose d’atteindre.

Les rites donnent une très-grande énergie à son action. Ce n’est pas seulement ceux qui peignent aux yeux les formules de la foi, et qui, s’accomplissant autour de l’autel, sont comme une langue idéographique intelligible aux initiés ; c’est aussi les cérémonies qui s’adressent à l’homme individuellement, le prennent à sa naissance, le marquent d’un certain caractère et le rangent dans une orthodoxie, celles qui s’accomplissent sur lui à des époques marquées de son existence, qui l’accompagnent à ses derniers moments, qui le suivent même après qu’il est mort. Chaque orthodoxie a les siennes. Les rites égyptiens étaient d’une grande puissance. Il y a dans les hymnes du Vêda des rites fort beaux pour la naissance, le mariage et la mort. Les Perses et les Grecs suivaient des rites analogues ; il y en avait aussi chez les Latins, les Celtes, les Germains, les Scandinaves. L’orthodoxie brahmanique sut en organiser pour les différentes castes de la société indienne : le bouddhisme en introduisit de nouveaux. Chez les chrétiens, toute la vie de l’individu fut comme enlacée dans un réseau de cérémonies, auxquelles l’église catholique sut ajouter une pompe et une majesté inconnues à l’église d’Orient.

La plupart de ces rites, appelés sacrements, n’appartiennent pas en propre au christianisme et lui sont de beaucoup antérieurs ; ils sont presque tous asiatiques et contiennent la théorie fondamentale de toutes les religions âryennes. Quant aux formes qu’ils ont revêtues, elles sont propres à chacune des orthodoxies : ainsi le baptême catholique ressemble très-peu à celui des Grecs, quoiqu’il ait la même origine et le même sens ; il en est ainsi de la communion, du mariage, de la messe, de l’inhumation. Cependant c’est par ces rites, quels qu’ils soient, que l’individu est, à chacun des actes solennels de sa vie, ramené dans le giron de sa propre église et comme forcé d’en reconnaître l’autorité. Ces liens sont ordinairement très-doux, et n’imposent pas à l’homme de grands sacrifices : pour prix de quelques privations sensuelles, il recueille une somme de voluptés idéales et pures, qui lui rendent « le joug très-léger ; » ces actes, où il lui semble que sa volonté demeure absolument libre, parce que la pente où elle glisse est sans aspérités, sont accompagnés d’un enseignement de plus en plus profond qui illumine son intelligence et conquiert son assentiment, ses promesses et ses serments. Une grâce divine pénètre ses sens et sa raison ; il la goûte, il la proclame, il la confesse ; son âme est renouvelée ; il a dépouillé le vieil homme ; il marche dans la gloire de son église ; il est prêt à combattre et à mourir pour elle, jusqu’à l’heure où les misères de la vie et la lutte pour l’existence le ramènent à la triste réalité.

C’est celle-ci qui use et souvent brise les chaînes adorables de l’orthodoxie. Le manger et le boire, le labour, le commerce, les métiers, les professions plus nobles de l’homme de loi, du politique, du savant, chassent loin de nous le bonheur mystique des élus et des saints. L’Inde, qui l’a bien compris, a trouvé contre ces misérables occupations des hommes un remède héroïque, la mendicité : le vrai yôghi renonce à toutes choses ; il n’a point de domicile ; il se couvre d’un lambeau d’étoffe, ramasse dans les balayures de la rue une écuelle brisée, et va de maison en maison quêter sa vie. Au fond, c’est un oisif, qui se fait nourrir par les gens de labeur ; si tout le monde l’imitait, tout le monde et lui-même mourraient de faim, en méditant « sur les perfections du yôga. »

Ce sont là des déviations d’orthodoxie, dont toutes les religions fournissent des exemples, et dont la folie humaine. peut seule être responsable ; mais comme la réalité, à laquelle on prétend échapper par cette méthode, pèse sur chacun de nous et nous tire bon gré malgré en sens contraire de la religion, qui est tout idéale, celle-ci, quand elle a passé à l’état d’orthodoxie, a toujours été conduite à contracter avec la réalité des alliances avantageuses. De là le caractère politique qu’ont pris tour à tour la plupart des religions.

Dès l’époque du Vêda, sans parler de l’Égypte, dont les documents sont antérieurs à ceux de l’Inde et de la Perse, l’alliance du sacerdoce et de la royauté s’accomplissait dans l’Inde ; cependant la séparation des castes est un fait postérieur à la période des hymnes ou qui en marque tout au plus les derniers temps : fait bien digne de remarque, car il prouve que l’institution politique du brâhmanisme s’est fondée au même moment que son orthodoxie religieuse. Celle-ci devint le plus ferme appui du système social et politique, et ce système à son tour assura une durée pour ainsi dire illimitée à l’orthodoxie indienne.

Les croyances primitives de l’Égypte ne semblent pas avoir été fixées et systématisées avant la fin de la IVe dynastie ; leur ensemble, avec les additions faites par les dynasties qui suivirent, dura jusqu’à la conquête de ce pays par Cambyse. A partir de ce temps elles tombèrent dans une décadence rapide. Voici la peinture que fait un auteur latin du IIe siècle : « Notre terre est le temple du monde entier, et pourtant un jour viendra où toute la piété tombera stérile. L’Égypte sera délaissée. Des étrangers remplissant ce pays, les cultes seront négligés, et, ce qui est plus dur, la religion, le culte divin verront décréter cette peine : la prohibition. Alors cette terre, où s’élèvent des sanctuaires et des temples, sera pleine de tombeaux et de morts. O Égypte, Égypte, de tes religions il ne restera plus que des fables, incroyables même à nos descendants ; il ne restera que des mots gravés sur des pierres et racontant les actes pieux. Les tombeaux dépasseront de beaucoup en nombre les vivants : et si quelqu’un survit, à son langage on le reconnaîtra pour Égyptien, à ses actes il semblera un étranger. » (Apulée, Apol., 24.) Nous savons qu’en vertu de sa constitution cérébrale le peuple égyptien était peu apte à s’élever dans l’ordre des idées au delà du terme qu’il avait de bonne heure atteint et où il s’était arrêté. La longue durée de son orthodoxie, qui comprend peut-être quarante siècles, doit être attribuée surtout au système politique auquel elle s’était inféodée.

Le brâhmanisme, quoique chez une race progressive et par conséquent plus mobile, était fondé au moins douze ou quinze siècles avant Jésus-Christ, et il est encore plein de vie ; il est sous nos yeux : c’est comme une antique et puissante machine d’un mécanisme très-régulier, au fonctionnement de laquelle nous assistons. Or, à quoi s’attaquent les propagateurs de la civilisation d’Occident pour préparer dans l’Inde l’acceptation des idées chrétiennes ? Au système des castes, c’est-à-dire à une institution politique. A quoi le bouddhisme a-t-il dû les rapides succès qu’il a remportés dans ses premiers siècles ? Aux coups dont il frappait cette même institution. C’est donc elle dont l’alliance a maintenu l’orthodoxie religieuse, et c’est contre cette alliance que les forces intérieures comme celles du dehors sont venues jusqu’à présent se briser.

L’église chrétienne partage elle-même son histoire en trois périodes, la lutte, la souffrance, le triomphe, et elle fait dater celui-ci de Constantin. Chrétien lui-même, cet empereur fit asseoir la nouvelle religion sur le trône, remplit de chrétiens les fonctions politiques et civiles dans tout son empire, et donna à sa foi une liberté d’action et de propagande dont elle n’avait pas joui auparavant. Il fut pour cela vénéré dans l’église, quoiqu’il ne méritât, comme empereur, qu’une médiocre estime. Le bouddhisme avait de même, six siècles auparavant, trouvé son Constantin dans le grand roi converti, Açôka. L’alliance de l’orthodoxie et de la politique consommée par l’empereur romain n’a plus cessé, ni dans l’église d’Orient ni dans celle d’Occident.

L’église a suivi les mouvements de la politique et s’y est accommodée, soit que la société fût féodale, soit qu’elle changeât cet ancien état pour s’organiser en monarchies. Les princes de l’église trouvèrent à ce changement quelque avantage, puisque les premiers pairs qui devinrent rois ne pouvaient réussir qu’avec l’appui de l’église, déjà centralisée dans Rome. L’orthodoxie romaine fut quelque temps la puissance politique prépondérante, et jouit d’une autorité que l’union des pouvoirs entre les mains d’un seul étendait également sur les rois, les seigneurs et les peuples. Depuis lors, l’alliance a été en s’affaiblissant, parce que les rois, pour reconquérir leur indépendance, qu’ils avaient aliénée, furent obligés de s’appuyer sur le peuple, c’est-à-dire sur cette foule des profanes qui représente le principe de la liberté individuelle. La Réforme lui porta un second coup en détachant d’elle des populations entières. Le troisième coup lui fut porté par la révolution française.

L’alliance de la religion et de l’état, en prêtant à l’enseignement sacré et aux rites une force prépondérante, règle la durée des orthodoxies ; mais ces trois moyens de propagation se sont diversifiés selon les races, les peuples et les temps.

Dans l’Inde les parts de religion données aux hommes étaient inégales : les dogmes et les rites formaient un trésor dont les brâhmanes seuls avaient la clé ; ils en distribuaient à la caste royale une mesure assez grande pour assurer son alliance, et pour la maintenir dans son devoir vis-à-vis d’eux et dans sa supériorité à l’égard des autres castes. Ce que la caste des marchands et des laboureurs recevait de religion suffisait pour la maintenir au-dessus des malheureux çûdras dont le rôle était de servir, mais non pour l’égaler à ses supérieurs. Quant aux çûdras, ils n’avaient aucune part à la religion âryenne et demeuraient dans leurs grossières superstitions. La conservation de l’orthodoxie brâhmanique fut liée à ce système.

A leur arrivée sur l’Indus les Aryas formaient déjà une société mêlée où les classes supérieures seules étaient pures, tandis que la troisième contenait une proportion peut-être assez grande de sang étranger ; mais comme celle-ci était pourtant très-supérieure aux pauvres barbares (varvara) qu’elle trouva devant elle, tout le peuple conquérant n’eut pas de peine à les reléguer dans une quatrième caste et à s’en faire des esclaves.

Un fait analogue se passait dans l’Asie centrale, où les Mèdes, peuple mêlé, finirent par se trouver classés au-dessous des Perses, purs Aryas, qui furent les prêtres et les seigneurs de l’empire de Cyrus.

La même chose eut lieu dans de minimes proportions le long de l’Eurotas après l’arrivée des Doriens ; mais l’absence de races infimes y réduisit les castes à trois, Spartiates, Laconiens et Hilotes[1].

L’église latine et les sociétés modernes se trouvèrent, quant aux races, dans des conditions beaucoup plus complexes, après les invasions et la conversion des barbares ; cependant on voit que l’orthodoxie romaine fit alliance avec les conquérants, pour assurer sa prépondérance sur les anciennes populations. Plus tard les mésalliances, le progrès de la puissance populaire et le principe même du christianisme, qui est l’égalité des hommes devant Dieu, tendirent à confondre les races. La conquête toute récente encore du Nouveau-monde mit les races mêlées et presque unifiées de l’Europe en face des peaux-rouges et des noirs ; et il fallut ces révolutions sanglantes dont nous avons été témoins, pour empêcher des orthodoxies oppressives de consacrer dans la politique et dans la religion l’inégalité naturelle des races en Amérique.

Ainsi la propagation des orthodoxies a varié suivant les races : ici elles les a subordonnées entre elles en les maintenant séparées ; là elle a tendu à les croiser et à les fondre les unes dans les autres. Des conséquences analogues sont nées de la différence des peuples dans une même race.

L’église chrétienne, après s’être brisée pour s’accommoder aux conditions si différentes des peuples grecs et des peuples d’Occident, n’a jamais pu contracter chez les premiers une union complète et durable avec l’état. Elle n’a exercé sur celui-ci qu’une action en quelque sorte latérale, prenant son point d’appui dans la famille et dans sa propre organisation patriarcale. Le christianisme grec avait succédé très-exactement aux cultes païens, qui ne reconnaissaient aucun chef suprême ; les peuples chez lesquels il s’établissait, loin d’arriver à la vie nationale comme ceux de l’Occident, étaient des peuples vieillis qu’il avait la prétention de rajeunir, et qui n’avaient jamais eu, politiquement du moins, une unité, une cohésion qui pût se transmettre à l’organisation sacerdotale. La conquête musulmane sauva, par l’antagonisme des religions, l’union hellénique ; mais elle n’apportait aucun élément social nouveau ; de plus, en ôtant aux peuples vaincus leur existence politique, elle forçait l’orthodoxie à vivre sur son propre fonds, c’est-à-dire sur son enseignement et ses rites.

Pendant ce temps, l’église d’Orient se développait au nord dans des conditions toutes différentes, et produisait chez les Touraniens et les Slaves une orthodoxie au triomphe de laquelle la politique des tsars était intéressée ; l’alliance du pouvoir et de la religion y devevenait aussi étroite qu’elle était à Rome ; le tsar était comme le pape de cette grande église, et concevait l’espérance de l’être un jour de tous les chrétiens d’Orient.

Les époques chez un même peuple ne sont pas non plus indifférentes à l’œuvre et au succès des orthodoxies. L’Inde et l’Occident fournissent là-dessus des faits décisifs. Quand les Aryas débouchèrent dans les vallées de l’Indus, ils n’avaient pas encore les éléments de brâhmanisme qui sont dans le Vêda, car ces hymnes furent en majeure partie composés sur ce fleuve et ses affluents. Les conquérants s’étendirent sur le Caboul et jusqu’à la Saraswatî, qui, entre l’Indus et le Gange, va du nord au sud et perd ses eaux dans le désert. Leur établissement orthodoxe commença après la conquête, naquit avec leur puissance territoriale, grandit et se consolida avec elle. Il ne semble pas que pendant un millier d’années il y ait eu dans la société brahmanique aucune lutte sérieuse causée par l’orthodoxie âryenne. Celle-ci, au contraire, par la netteté de ses formules et de ses prescriptions, fut une garantie de paix intérieure et de progrès vers le midi. Ce fut seulement à l’époque du Bouddha que le principe de la liberté individuelle et de l’égalité religieuse fut proclamé et introduisit, dans une société pacifiée à la manière romaine, un trouble auquel le bouddhisme succomba.

Quand une orthodoxie naît avec une civilisation placée, comme le fut le brâhmanisme, dans des conditions très-simples, elle en devient naturellement et sans effort la forme principale, d’après laquelle toutes les autres fonctions sociales se combinent et s’harmonisent. Parvenus à son âge adulte, elle est l’expression même de la civilisation d’un peuple ; et quand celle-ci vient à déchoir, elle la suit dans sa décadence. La chute du brâhmanismea commencé depuis longtemps, précipitée tour à tour par le bouddhisme et par les invasions mongoles et arabes ; mais sa dernière période n’a commencé qu’à l’arrivée des Européens, qui sont armés d’un principe supérieur de civilisation.

Le christianisme survint en pleine civilisation gréco-romaine. Les principes qu’il apportait, en contradiction avec l’état social et religieux de l’empire, jetaient dans la société un ferment puissant de discorde et des causes de dissolution. Cette société était née et avait grandi dans des croyances dont l’origine était la même que celle du christianisme, puisqu’elles venaient, comme lui, des premiers dogmes âryens ; mais en s’accommodant au reste de la civilisation pélasgique, hellénique et latine, elles avaient formé une sorte d’orthodoxie polythéiste, que la doctrine chrétienne venait contredire. Comme ce problème se présentait en pleine civilisation, une lutte violente était inévitable. Aussi, durant les premiers siècles, les communautés chrétiennes cachaient-elles leur enseignement et leurs rites, afin de les soustraire à une puissance politique qui leur était hostile. Il leur fallut une grande énergie d’action et de volonté, une confiance singulière dans l’avenir, pour soutenir un pareil combat sans autres secours qu’un enseignement encore vague et des rites sans solennité. Il est juste aussi de dire que, dès le commencement, la prédication chrétienne trouva des points d’appui fort utiles chez des hommes riches et influents de l’empire romain ; c’est ce que prouvent l’histoire des persécutions et la qualité des martyrs[2]. Le nombre de ces adhérents de bonne famille alla en croissant ; les communions chrétiennes en étaient remplies, lorsque Constantin adopta la foi nouvelle.

Une lutte toute semblable fut soutenue dans l’Inde par le bouddhisme, réaction sans causes extérieures que nous sachions, et qui venait porter le trouble dans une puissante et séculaire organisation politique et religieuse. Quand le fils de Mâyâ, Çâkya-Mouni, surnommé le bouddha, fils de raja et râja lui-même, entraînait hors des cités les peuples avides de l’entendre, il ne leur enseignait qu’une morale très-pure, confirmée par des miracles étonnants ; mais lorsqu’après sa mort le premier concile se réunit pour fixer les principaux points du dogme et organiser une église, on vit naître une orthodoxie qui, en appelant au sacerdoce non seulement les castes âryennes, mais encore les castes les plus infimes, bouleversait la société et la sapait dans sa base. Le bouddhisme fut donc, lui aussi, une semence de discorde jetée au sein du bràhmanisme : on enseigna au milieu des persécutions ; on eut des rénégats et des martyrs, des confesseurs, des missionnaires et des saints, jusqu’au jour où la vieille orthodoxie, plus forte que l’orthodoxie naissante, l’expulsa de son sein et la força de chercher fortune au dehors.

Le christianisme eut plus de succès dans l’empire : il conquit tout l’Occident et s’étendit fort loin en Asie ; mais comme de ce côté il ne sut pas s’organiser en une puissante orthodoxie soutenue par toutes les forces séculières, les populations non âryennes de ces contrées retournèrent sans beaucoup de peine à des dogmes mieux appropriés à leur race, quand l’islamisme vint s’offrir à elles. Aujourd’hui il serait plus facile d’ôter toute religion aux musulmans que de leur faire adopter le christianisme.

Il nous reste à exposer comment finissent les orthodoxies et à définir les lois générales de leur décadence et les causes de leur chute. Quand s’est fondé le premier dogme, la pensée de ceux qui l’avaient conçu conservait nécessairement, après l’accord, la liberté qu’elle avait eue auparavant. Il en résulte que dans toutes les religions il y a deux éléments psychologiques, dont l’un représente le consentement et engendre l’autorité des assemblées, tandis que l’autre représente les dissentiments et donne naissance aux opinions individuelles. C’est par le consentement que se fondent les orthodoxies. ; elles ont pour point d’appui l’autorité.

D’un autre côté, puisque les religions procèdent d’une source commune et reposent sur une observation juste, quoique vague, des phénomènes naturels, il y a entre les orthodoxies une somme de dogmes communs qui représente la religion primitive, et c’est par les développements ou par les déviations locales de ces premiers dogmes qu’elles en sont venues à différer entre elles et même à se combattre. Les points sur lesquels tout le monde est d’accord ne tardent pas à se ranger aux arrière-plans et en quelque sorte à s’effacer ; l’attention se porte sur les points dé dissidence. Ainsi l’Allah des Turcs ne diffère pas absolument du Dieu des chrétiens ; celui des catholiques est à peu près le même que celui des Grecs ou des protestants ; mais les développements particuliers de chacune de ces orthodoxies ont mis aux prises les uns avec les autres les hommes qui les ont adoptées. C’est donc l’élément propre de chacune d’elles qui les constitue, comme en histoire naturelle c’est la différence qui constitue l’espèce.

L’élément commun des religions se transmet à travers l’humanité et se conserve indéfiniment ; il n’est sujet ni à l’accroissement ni à la diminution. L’élément propre qui constitue les orthodoxies est soumis aux mêmes lois générales de développement et de décadence que toutes les autres créations de la nature : il parcourt dans chaque pays une période qui peut être représentée par une courbe géométrique. A mesure que la doctrine fondamentale se revêt de formules orthodoxes plus précises et mieux appropriées aux conditions locales, la réaction de la liberté individuelle se manifeste avec une énergie croissante par la contradiction ; les hérésies se produisent pendant toute la période de formation d’une orthodoxie. Quand celle-ci est parvenue à son développement complet ; on ne voit plus naître d’hérésies, parce que les sujets de discussion sont épuisés ; mais le principe de la liberté individuelle, étant indestructible, commence dès lors à se manifester d’une autre manière, c’est-à-dire par la science.

Celle-ci procède par périodes répondant à des périodes de décadence des orthodoxies. La science grecque a commencé vers l’époque de Solon par une raillerie contre l’anthropomorphisme, quand un savant vint dire aux Hellènes que si les chevaux se créaient des dieux, ils leur donneraient des figures de cheval ; or, l’anthropomorphisme était la forme spéciale de l’orthodoxie des Hellènes. Quand a été inaugurée la science occidentale, sinon à l’époque où fut achevée l’évolution de l’orthodoxie romaine ? Galilée ne naquit-il pas l’année qui suivit le concile de Trente ? Ces dates d’ailleurs ne sont que des points de repère dans un mouvement continu dont les moments sont indiscernables ; car d’un côté les derniers progrès d’une orthodoxie sont très-lents, comme ceux d’un animal ou d’une plante qui vont toucher à leur âge adulte ; de l’autre, la naissance de la science est insaisissable : ses premiers progrès sont très-lents ; elle n’arrive à précipiter sa marche qu’au temps où l’orthodoxie elle-même précipite sa décadence.

Or, de même qu’en se formant cette dernière a peu à peu coordonné autour de son principe tous les éléments sociaux, de même, à mesure que la science grandit, elle tend à reprendre tous ces éléments, à les pénétrer de son esprit, à leur communiquer son principe de liberté et sa mobilité. Ainsi peu à peu la société se transforme dans un sens opposé à l’orthodoxie, de sorte que la science profite de tout ce que perd cette dernière et contribue elle-même à ces pertes successives. Pendant la période plus ou moins longue d’une décadence sacerdotale, la société est livrée à une lutte dont les actes offrent les personnages et les scènes les plus variés, quelquefois comiques, souvent tragiques. Des deux côtés, on crie à l’oppression, à l’injustice. On montre aux peuples l’abîme de l’incrédulité où ils se fourvoient ; on leur montre les avantages qu’ils retirent du savoir et l’âge heureux où la science les conduit. Les orthodoxes font voir la société se désorganisant, les temples désertés, les dieux outragés, l’iniquité et le crime établissant leur règne et livrant les hommes séduits à une damnation éternelle. Les libres-penseurs, les sages, comme disaient les Grecs, les hommes de science enfin, s’appliquent à dissiper les terreurs de l’autre monde ; ils appellent les hommes à la liberté, à l’effort personnel, à l’instruction qui élève l’intelligence, au travail qui adoucit et orne la vie, à l’économie qui assure l’avenir de la famille, à l’exercice des droits civils qui font la force des états, à la paix enfin, bien suprême de l’humanité, que les orthodoxies ont toujours empêché. Voilà ce que l’on dit de part et d’autre avec des apparences de raison.

À ce point de sa durée, une orthodoxie paraît une force oppressive ou du moins coercitive, qui retient un peuple dans l’ignorance pour le dominer ; la science paraît une force impie, un principe de dissolution et d’immoralité tourné contre la religion. Mais si l’on fait attention que c’est l’élément commun des orthodoxies qui constitue cette dernière et qu’il n’est jamais en cause, un esprit sincère, exempt de terreurs et de préjugés, s’aperçoit bientôt que la chute des orthodoxies n’intéresse pas la religion, non plus que la vague qui monte et s’abaisse n’intéresse l’existence de la mer ; il ne voit dans l’antagonisme des éléments sociaux que cette lutte universelle à laquelle rien n’échappe, où les ressorts de la nature viennent incessamment se retremper.

Il résulte de là que, partout où la science est en progrès, l’orthodoxie est en décadence ; elles marchent en sens contraire d’un pas égal. S’il venait un jour où la science eût rallié à elle tous les éléments d’une société, l’orthodoxie locale disparaîtrait en même temps. C’est ce qui est arrivé pour le polythéisme, à la chute duquel la science grecque a plus contribué que le christianisme naissant. De nos jours, presque toutes les orthodoxies sont en décadence, sans qu’aucune d’elles soit sur le point de s’anéantir ; le brâhmanisme dans l’Inde perd du terrain devant le progrès de la science européenne et de ses applications ; il en est de même de l’orthodoxie hellénique, de celle des Latins et même des demi orthodoxies protestantes des peuples germaniques ; les églises musulmanes, malgré le dédain de la science qu’elles ont inspiré aux populations, voient leur force diminuer à Constantinople et au Caire. La Russie est à cet égard un des pays les plus arriérés ; mais le jour ne semble pas éloigné où elle sera elle-même entraînée sans retour dans le mouvement général du monde.

La chute des orthodoxies est plus ou moins accélérée par des causes dont l’action varie avec les milieux. La race est encore une de ces causes. Il y a en effet des races humaines sur lesquelles la science a peu de prise, et même dont les idées religieuses ne s’élèvent pas bien haut. Dans la partie nord-est de la Russie, le christianisme est une pure idolâtrie ; la science non plus n’y a pas encore pénétré. Il n’en est pas de même dans le sud-ouest de cet empire, et cette différence n’est pas due seulement au voisinage des peuples civilisés ; elle est due surtout à la différence des races, l’est étant habité par des races touraniennes et l’ouest par des Aryas. Les fellahs d’Égypte et les peuples qui habitent au sud de ce royaume appartiendront longtemps à des orthodoxies, parce qu’ils sont peu capables de science. Il en sera de même de tout le sud de l’Indoustan, occupé par des races éthiopiennes ou dravidiennes, qui ne sont pas plus aptes à comprendre la loi de la gravitation que la théorie du Brahma neutre et indiscernable. Au contraire les races progressives, et surtout celle des Aryas tendent à s’affranchir de leurs orthodoxies respectives, à effacer leurs différences par l’abandon du passé, à s’unir dans la science et la liberté, aidées par les applications qu’elles savent en faire. Nous les voyons suivies dans leur marche par une foule d’autres nations de même origine ou de races mêlées, et le mouvement qu’elles impriment aux idées tend à se propager par toute la terre.

Il est aisé de comprendre que l’abandon des orthodoxies commence toujours par les classes élevées, c’est-à-dire instruites, puisque le savoir qui affranchit un homme de l’orthodoxie, le range en même temps dans ces classes. Un roturier pauvre et instruit est d’une classe plus élevée qu’un noble ignorant et crédule. Mais la science possède, elle aussi, l’enseignement comme moyen d’action, et aux rites sacrés correspondent chez elle les applications qu’elle fait de ses théories. Par ces deux voies, elle descend des hommes supérieurs à ceux que leur capacité ou les circonstances de la vie ont élevés moins haut ; et par degrés elle pénètre jusqu’aux derniers rangs du peuple. Telle est la marcha progressive de la science ; la retraite des idées orthodoxes s’opère dans la même proportion.

La fixité des formules orthodoxes est pour elles une troisième cause d’abandon. Cette immobilité les empêche de suivre les transformations sociales qui s’opèrent en dehors d’elles, soit dans la théorie, soit dans la morale et dans ses applications. Par exemple, les premiers chapitres de la Genèse furent donnés jadis comme fondement à la doctrine catholique ; on répéta et l’on enseigna dans toute l’église que Dieu avait créé le monde en six jours, et l’on entendit par là des jours solaires. Quand la science eut démontré que la seule formation de la terre avait exigé un temps beaucoup plus long, l’interprétation dut rétrograder ; On conserva du moins Adam comme souche primordiale de l’humanité, et l’on assigna une certaine antiquité à l’espèce humaine ; mais les inscriptions de l’Égypte la reculèrent de plusieurs siècles ; les découvertes géologiques la reléguèrent dans un passé beaucoup plus ancien, et, d’accord avec la linguistique, firent voir dans les personnages d’Adam et d’Ève des mythes au lieu de réalités. La Genèse, battue en brèche, reste comme un monument fort obscur et qui, loin d’éclairer la science, en requiert lui-même toutes les lumières.

Autre exemple : la morale a cheminé comme la science ; l’universalité des lois qui en découlent a été démontrée ; elle ne reconnaît plus de lois d’exception ; les philosophes pensent en général que l’état normal de l’homme et de la femme est de s’unir, parce que leur union est la condition de la durée de l’espèce ; cependant le concile de Trente a proclamé le célibat supérieur à l’état de mariage et déclaré anathème celui qui dirait le contraire. De là chez nous un antagonisme d’idées au sujet des couvents et de la vie religieuse, et une divergence entre les protestants et les catholiques. Il est évident que l’article du concile de Trente sera rapporté ou tombera en désuétude, si la doctrine philosophique vient à prévaloir. Remarquons que ce point d’orthodoxie romaine n’intéresse pas le christianisme, puisqu’il n’existe ni chez les protestants ni dans l’église d’Orient, où les prêtres sont mariés. Il démontre donc que l’immobilité des dogmes est une cause de décadence pour les églises locales ; et comme cette fixité règne dans toutes les orthodoxies, celles-ci tendent à s’anéantir faute de se pouvoir transformer. Si elles se modifiaient pour suivre le mouvement des esprits, elles tomberaient en contradiction avec leur propre principe et périraient plus vite encore.

Au contraire, quand une formule de foi est passée à l’état d’orthodoxie, elle devient un principe, qui tend comme tout autre à produire ses conséquences extrêmes. Celles-ci se produisent toujours dans un sens défini et créent des forces nouvelles ou des faits sociaux parfois extraordinaires. On en pourrait citer des exemples à l’infini ; j’en rappellerai seulement deux ou trois.

La contemplation de la vérité est l’état le plus parfait de l’âme : faites de cette idée fort juste un principe d’orthodoxie, et donnez-lui ses conséquences, vous engendrerez des sociétés contemplatives qui détermineront les conditions les plus favorables à la contemplation ; parmi ces dernières sera l’immobilité du corps, et vous verrez dans l’Inde des hommes qui, pour se la procurer, se feront attacher par les pieds et les mains à des troncs d’arbres et y passeront leur vie.

L’excès du boire et du manger trouble les fonctions de l’intelligence : principe vrai qui conduit à la formule de l’abstinence et du détachement ; celle-ci, à son tour, considérée comme un principe et appliquée en toute rigueur, amène des ermites sur les promontoires, sur les pics escarpés, sur les colonnes isolées d’édifices en ruine, et fait tourner sur un pied, dans l’attitude de l’extase, les derviches blancs de Constantinople.

Ce ne sont point là des aberrations ; ce sont des conséquences très-logiquement tirées de principes fort humains, mais étroitement formulés par des orthodoxies ; s’il en était autrement, ces pénitents seraient repoussés comme des fous par leurs propres églises, tandis qu’elles les tolèrent, souvent les louent, quelquefois en font leurs saints. Voilà pour la pratique.

La doctrine, une fois devenue orthodoxe, suit une loi semblable ; en voici un exemple. Le feu avait été allumé par le frottement de deux morceaux de bois choisis exprès et habilement taillés, l’un en fossette, l’autre en pointe. L’homme qui les avait préparés le premier fut un grand artiste, qui transmit son invention à ses successeurs et qui fut appelé ainsi qu’eux, par excellence, le « charpentier » (twashtri). Quand on vint à réfléchir que l’opération accomplie par lui une première fois avait engendré le feu, il en fut justement nommé le « père ». Bientôt la théorie, s’emparant des faits, dégagea le principe igné qui vit dans le végétal, et constata qu’il a son origine dans le Soleil. Le feu de l’autel fut dès lors conçu comme ayant deux pères, l’un céleste ou divin, l’autre humain. Quand la théorie du feu fut devenue la théorie du Christ, c’est-à-dire de l’oint (akta, ou latin unctus), et qu’après avoir longtemps subsisté en Asie, elle se transmit à l’Europe par l’orient de la Méditerranée, l’antique charpentier prit des Sémites le nom de Iousouf ou Joseph, et se retrouva dans le père nourricier du fils de Marie. L’orthodoxie catholique ayant consacré ce personnage, qui n’est presque rien chez les chrétiens d’Orient, Joseph obtint chez elle des honneurs particuliers ; il devint comme un second médiateur, il eut des autels à lui et des communautés d’hommes et de femmes spécialement attachées à sa personne.

Il arrive donc un moment où les dogmes religieux, en passant à l’état d’orthodoxie, commencent à perdre la valeur théorique qu’ils ont eue d’abord. A mesure que le temps s’écoule et que se déroulent les conséquences du dogme arrêté, la signification primordiale s’efface de plus en plus et finit par disparaître entièrement. On se trouve alors en face de conceptions fantastiques ou d’êtres idéaux, auxquels on attribue une existence surnaturelle et une action prépondérante dans l’univers physique et dans l’humanité. C’est là l’histoire de tout le paganisme ancien et moderne.

Lorsque la science a grandi et qu’elle lève les yeux vers ces figures créées par les orthodoxies, ne pouvant les saisir par aucune de ses méthodes, elle les nie ou les néglige, comme des fantômes de l’imagination populaire. Elle s’en éloigne d’autant plus qu’elle part elle-même de la réalité, et que, sans jamais la perdre de vue, elle marche vers des formules de plus en plus abstraites et de moins en moins saisissables à l’imagination. Si l’on en vient alors à rapprocher ces formules des figures sacrées qui en sont les équivalents, celles-ci sont jugées inutiles par les hommes de science, qui à leur tour sont condamnés par les orthodoxes comme des impies ; car ce n’est ni Indra, ni Jupiter, ni saint Sigisbert qui font tomber la pluie ; elle résulte d’un ensemble de lois que la météorologie détermine. Cependant les figures sacrées ne se renouvellent pas, et la science se renouvelle toujours ; dans sa marche, elle les repousse devant elle, les confine dans l’adoration d’un groupe de croyants qui diminue sans cesse, et il vient un temps où l’on peut dire que les dieux s’en vont avec les orthodoxies qui les ont créés.

Telles sont les lois auxquelles toutes les orthodoxies obéissent depuis leur naissance jusqu’à leur fin. Ces lois ne s’écartent en rien des lois générales du monde : elles n’en sont que l’application à un ordre particulier de phénomènes. Il n’y a ni à les louer, ni à les blâmer ; elles sont ce qu’elles sont, et l’humanité leur obéit d’instinct, sans le vouloir et sans pouvoir s’y soustraire. Quand un homme ou un peuple se sépare d’une orthodoxie, il accomplit également sa loi : s’il y restait attaché lorsque sa raison lui dit qu’il se trompe, il mentirait à lui-même et aux autres. C’est pour cela que les persécutions religieuses sont aussi stériles que criminelles, et que les martyrs ont toujours eu raison de leurs bourreaux. Les orthodoxies sont libres de s’établir et, si elles le peuvent, de s’étendre, mais non de s’imposer par la violence. Les sciences ont le même droit, le même devoir, parce que leur point de départ et leur raison d’être sont les mêmes. D’ailleurs, les orthodoxies et la religion sont deux choses fort différentes ; celle-ci est un fonds commun inépuisable où tout le monde peut vivre ; elle est pour l’humanité comme une grande voie, ou chacun avance selon ses forces, et sur laquelle aucun péage ne doit être établi. Pareille à celle de la science, cette voie doit conduire ceux qui la parcourent à la possession d’eux-mêmes, à la paix du cœur et à la liberté.


FIN
  1. Voyez sur les temps primitifs d’Athènes notre Légende athénienne.
  2. Voyez sur ce point la Roma sotterranna de M. de Rossi, et son résumé par M. Allard.