La Science des religions/Chapitre 4

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Librairie Ch. Delagrave (p. 39-53).


CHAPITRE IV


L’ÉGYPTE


L’Égypte a joué un rôle important dans l’histoire des religions, moins par les éléments utiles qu’elle y a apportés que par ses conceptions fantastiques, dont une portion dure encore. La diffusion de ses doctrines a été favorisée par sa situation géographique entre l’Orient et l’Occident, par son habileté dans les arts et l’industrie et par son antiquité même. Presque tous les peuples sont venus tour à tour sur le Nil : les Arabes, les Phéniciens, les Pélasges, les Assyriens, les Perses, les Grecs, les Romains, puis de nouveau les Arabes, les croisés et les peuples modernes de l’Occident.

Cinq mille ans avant l’ère chrétienne, l’Égypte était civilisée et comptait un grand nombre de siècles d’existence. Sa religion avait déjà reçu tout son développement au temps où eut lieu l’exode des Hébreux, c’est-à-dire selon toute vraisemblance sous le règne de Ménephta, successeur de Ramsès II (Sésostris). Sa décadence commença à cette époque et ne fut plus retardée que par des restaurations tout artificielles. C’est aussi vers ce temps ou un peu plus tôt que l’on place la période indienne du Vêda, qui, selon nous, toutefois, peut être notablement reculée vers le passé. Quant au premier empire Chaldéen, il ne paraît pas plus ancien que la Vêda ; il est peut-être postérieur aux plus anciens hymnes indiens.

Dans le système des grandes religions, il n’y a donc rien d’aussi ancien que l’Égypte. Sa civilisation paraît être venue la première et avoir précédé celle de tous les peuples âryens ou sémites de l’Asie et de l’Europe. Il est nécessaire de la connaître pour apprécier l’influence exercée par elle sur la marche ultérieure des idées religieuses.

L’Égypte se nommait Kamt ou Kemt la noire, mot d’où paraît être venu le mot grec Αἲγυπτος. Ce nom désignait par la couleur la terre labourable de la vallée du Nil, comme la plaine du Delta s’appelait la Verte. Le fleuve se nommait Hâpi.

Les habitants pris dans leur ensemble étaient qualifiés de Har-Shesou, adorateurs de Har (Horus), épithète qui paraît remonter au delà des premières dynasties. Les populations égyptiennes comprenaient : les Routou qui formaient la classe supérieure ; les Loubou ou Libyens ; les Amou à l’Est, du côté du Sinai ; les Purusata ou Philistins, et les Phéniciens ou Kaphtorîm de la Bible. Le fond primitif paraît avoir appartenu à la race Libyenne ; son type, accusé par les plus anciens hiéroglyphes et par les sculptures des premiers temps, telles que le grand Sphinx, se retrouve aujourd’hui chez ses descendants, les Touaregs, et chez un assez grand nombre de fellahs.

Les Routou furent dès l’origine une sorte d’aristocratie venue du dehors, qui fournissait les rois et probablement les prêtres. Har est donné comme leur chef et par conséquent comme introduit par eux au temps de la conquête. Le type royal représenté par les hiéroglyphes n’a rien de sémitique, comme on peut s’en convaincre en le comparant à celui des sculptures assyriennes. Le profil est droit et souvent d’une exquise finesse, tel qu’on le rencontre dans les parties les plus pures de la race âryenne. L’anthropologie confirme cette observation. On a tout lieu de penser que les Routou ont été des conquérants aryens, venus d’Asie dans des temps fort reculés et qui ont apporté en Égypte plusieurs éléments de religion et de civilisation.

C’est ce que la plupart des savants admettent aujourd’hui. Si cette induction est vraie, il faudra en conclure que la race aryenne était parvenue à un certain degré de développement religieux quand les Routou fondèrent l’ancien Empire égyptien. Ainsi s’expliquerait l’identité des noms de Ménès, Manou et Minos, personnage qui se trouve à l’origine des traditions de l’Égypte, de l’Inde et de la Grèce. Cette conséquence est elle-même d’accord avec une autre tradition souvent rappelée dans le Véda, d’apres laquelle les auteurs des hymnes reportent la création de leurs dieux et de leurs rites à des ancêtres très-reculés.

Il est toutefois certain que la race conquérante était peu nombreuse, qu’elle n’apportait pas une religion toute faite, mais seulement une ébauche qui dut s’accommoder avec les cultes locaux. C’est à ce travail d’unification que furent employés les efforts des princes et des théologiens pendant vingt siècles et plus. Sa longue durée ne doit pas nous étonner, quand nous voyons la lenteur des progrès accomplis dans la doctrine chrétienne depuis dix-huit cents ans.

En Égypte chaque dynastie mettait en lumière le dieu du pays d’où elle venait et le faisait prévaloir. Ce dieu, avec ceux de son cycle, entrait alors dans la religion commune, soit pour y partager le rôle de ceux qui s’y trouvaient déjà, soit pour les supplanter. Le panthéon égyptien alla grossissant et finit, sous le nouvel Empire, par admettre même des dieux étrangers.

C’est dans le pays de Téni (Thinis) et d’Abtu (Abydos), à vingt kilomètres au nord de Thèbe, et dans celui de Han (On, Héliopolis) près du lieu où plus tard s’éleva Memphis, que se rencontrent les plus anciennes formes de la religion égyptienne. Les grands dieux sont : , Uasar (Osiris) et Har, avec les divinités féminines Uasi (Isis) et Hathar (Hathor) ; ils subsistèrent pendant toute la durée de l’ancienne Égypte jusqu’aux temps chrétiens. Il faut y ajouter : Téti (Thot) dieu de la Lune, Nepta (Nephthys) gardienne des morts et Anpu (Anubis), ainsi que Set, dieu malfaisant, et le serpent Apap. Toum n’est guère qu’une abstraction savante de Râ ; Shou et Tefnout en sont un démembrement. Seb, le temps, et Nou, la mer céleste, sont un essai d’explication cosmogonique de l’origine des dieux.

Tel est le panthéon des premières dynasties. Il n’offre plus aujourd’hui beaucoup de mystère. C’est un système naturaliste, où chaque dieu représente un phénomène céleste ou une conception de l’esprit. est le Soleil de jour luttant contre l’obscurité figurée par le serpent Apap. Il a pour symbole l’épervier. Durant la nuit, cet astre prend le nom d’Osiris : le Soleil meurt chaque soir et, sous ce nom, reste caché dans un monde invisible. À l’approche du matin, son épouse Isis, qui est la Lune croissante, annonce la résurrection. Bientôt, en effet, il renaît sous le nom d’Horus, fils d’Isis.

Tel est le fait naturel dans sa simplicité. Ce fait ne s’accomplit pas sans une lutte, où Horus, dieu des armées paternelles, combat son frère Set, le défait et venge Osiris. Cet Horus prit différents noms suivant les divers moments de sa carrière : Har-pe-chruti (Harpocrate) ou Horus enfant ; Har-mâchoû (Harmachis) ou Horus à l’horizon ; Har-se-ise ou Horus fils d’Isis ; Har-hut le dieu de la barque solaire, et d’autres encore. Mais ces titres sont tous postérieurs à celui de Har-our, qui est Horus l’ancien, frère d’Osiris et de Râ et maître des Routou. C’est ce Har-our qui est figure par le Sphinx au corps de lion et à la tête humaine.

Au cercle de Râ se rattachait aussi le dieu Shou, sorte d’Horus ailé, les bras levés et supportant le ciel. Le lion ou le chat était son symbole, comme celui de son épouse Tefnout était la chatte ou la lionne à la gueule enflammée. Shou était le dieu particulier de Hut (auj. Edfou) et fut identifié par les Grecs avec Apollon.

Râ traversait le ciel dans une barque, image empruntée à la navigation du Nil et étrangère au symbolisme âryen. Dans celui-ci toutes les puissances d’en haut étaient figurées comme des êtres ailés volant à travers les cieux. L’idée d’une barque supposait celle d’une onde céleste sur laquelle elle naviguait de l’orient au couchant. Toum, que l’on appelait Nefer-Toum, le bon Toum, était une manifestation de Râ, dont il est quelquefois aussi appelé le père ; il habitait l’occident et, chaque soir, il recevait dans sa demeure son fils Râ, qui venait s’y purifier après la traversée.

L’esprit des Égyptiens attacha une extrême importance au culte d’Osiris. Ils ne purent s’expliquer comment sans périr le soleil disparaît à l’horizon du couchant et ils supposèrent qu’il mourait chaque jour, traversait sous le nom d’Osiris le monde invisible et renaissait chaque matin. C’est pourquoi Osiris fut non un soleil nocturne, mais l’âme même du soleil, rentrant chaque matin avec la vie et la lumière dans le corps qu’elle avait quitté. Cette âme passait la nuit dans l’étoile Sirius.

Une semblable périodicité fut aperçue dans d’autres phénomènes naturels, dans les phases de la Lune, les saisons, les crues du Nil, la végétation ; et l’on voyait que tous les êtres vivants étaient sujets à la naissance et la mort. On en conclut, par une induction hardie, l’immortalité des âmes, leur voyage à travers un monde obscur et invisible et leur future résurrection. Ce n’était pas une doctrine panthéiste, c’est-à-dire une métempsychose ; car l’âme du mort ne passait pas dans un corps différent de celui qu’elle avait quitté.

C’est pourquoi les Égyptiens eurent un soin extrême des tombeaux et en vinrent de très-bonne heure à conserver les cadavres eux-mêmes. Ils les soumirent à l’opération chimique de l’embaumement et les enfermèrent dans des boîtes artistement travaillées, Ils ne furent point exclusifs : appliquant aux animaux le même raisonnement qu’aux hommes, ils remplirent peu à peu d’immenses cavernes d’animaux embaumés, surtout de ceux auxquels la religion attribuait un caractère symbolique.

Cette manière de conclure et d’envisager l’immortalité de l’âme était un abus de la méthode d’induction et une aberration d’esprit. Elle reposait sur l’ignorance où l’on était de la sphéricité de la terre et du mouvement apparent du Soleil autour d’elle. Elle était due à deux causes principales, la médiocrité intellectuelle des Égyptiens et leur vie sédentaire sur une terre étroite et fertile.

Une fois engage dans cette voie, le sacerdoce égyptien donna plus d’importance et de développement a cette partie de la religion qu’à tout le reste ; les peuples vécurent dans une continuelle méditation de cet autre monde créé par leur imagination. Ce monde portait le nom d’Amenti, c’est-à-dire d’invisible ou caché (amen). Le mort y était amené par Horus ou, plus tard, par Ma, déesse de la vérité. Il était pesé dans une balance par Anubis, guide des morts, par Thot, dieu de la Lune ou par Horus et conduit devant Osiris, qu’assistaient quarante-deux juges. Condamné, on lui coupait la tête ; on le jetait aux flammes éternelles ; il était anéanti ; c’était la seconde mort, objet de terreur pour les populations. Absous, il franchissait encore quinze épreuves, et il arrivait enfin dans les champs des bienheureux ou on lui servait des mets exquis. Il reprenait ses travaux, vivait dans la lumière d’Osiris, devenait lui-même un osiris, traversait l’océan céleste dans la barque de Râ ou devenait une étoile.

Ainsi la religion égyptienne, après avoir commencé par une observation juste, mais bornée, des phénomènes naturels, aboutit à un dogme entièrement fictif, et ce dogme devint à son tour la constante préoccupation des fidèles. Les divinités introduites successivement par les dynasties royales ne changèrent pas le fond des croyances populaires. Chaque divinité eut à côté d’elle un symbole qui la représentait dans sa nature ou dans son action principale, ou simplement dans l’écriture. Râ et Horus eurent pour symbole l’épervier, Toum le scarabée (Kheper), Thot l’ibis et le cynocéphale, Isis la vache, Anubis le chacal, Seb l’oie, Harmachou le Sphinx et ainsi des autres.

Peu à peu le peuple, qui s’attache toujours aux figures plutôt qu’aux idées, mit le symbole à la place du dieu. Or, de sa nature, le symbole est fixe et ne représente pas les phénomènes dans leur mobilité ; le mythe au contraire est une sorte de drame ou les acteurs sont les forces vivantes de la nature. La religion égyptienne devint promptement un système de symboles dépourvus de mouvement, au contraire de la religion des Grecs toute formée de mythologie. Le mythe, avec ses récits variés et circonstanciés, quitta la partie de la religion relative aux phénomènes du monde visible, qui s’accomplissent le jour, et se réfugia dans le monde de l’Amenti. Dans la vallée brûlante du Nil, prise entre la montagne nue et le désert, l’âme rêveuse de l’Égyptien se donna carrière sous le ciel étoilé. La religion d’Osiris fut la légende de l’invisible, le mystère de la sombre clarté des nuits.

Les symboles furent principalement empruntés au règne animal. Leur rôle eut une importance croissante et de là vint cette multitude d’animaux sacrés, véritable zôolatrie dont le reste de l’humanité n’a pas offert un pareil exemple. Ce seul fait démontre l’infériorité intellectuelle du peuple égyptien par rapport aux peuples aryens et peut être attribué avec vraisemblance à la race d’hommes qui occupait la vallée du Nil avant l’arrivée des Routou.

Pendant que la religion populaire tournait au culte grossier des animaux et aux terreurs superstitieuses de l’autre monde, deux faits importants se produisaient : les dynasties royales apportaient des dieux nouveaux et la théosophie donnait à ces dieux un caractère de plus en plus abstrait.

L’Ancien Empire, dont le centre d’action était à l’angle méridional du Delta, y fonda la grande ville de Mennefer (Memphis), la bonne demeure. Là se groupèrent plusieurs divinités d’origine diverse : Ptah, dont Sékrou, dieu très-ancien, était une autre forme et qui parait avoir été la souche des Patèques ou Cabires ; Nat, écrit aussi Net ou Nit, plus connue sous le nom de Neith, vierge-mère, d’origine probablement libyenne et dont le culte principal fut à Sa (Saïs) ; Pacht, redoutable déesse arabe à tête de lionne, adorée surtout à Bubastis sous le nom identique de Bast ; Chnoum, dieu architecte, qui parait être venu du midi, du pays des cataractes d’où l’on tirait la pierre à bâtir.

Chacun de ces dieux entra dans le panthéon égyptien, à côté de Râ, d’Osiris, d’Horus et des autres anciennes divinités. Ptah occupa le premier rang ; c’était un dieu de la terre, peint de couleur verte, générateur ou plutôt « formateur » des êtres. Plus tard il devint dieu de la justice et Seigneur de l’éternité. Son idée, assez abstraite, a pu être fournie par les Sémites phéniciens dont un quartier de Memphis était peuplé.

On a attribué aux rois de la deuxième dynastie l’introduction du culte des animaux, notamment des taureaux sacrés, Ména (Mnévis) le taureau blanc et Hapi (Apis) le taureau noir et blanc ; l’un figurait le Soleil de jour et l’autre le Soleil nocturne, déjà représentés dans la religion par Râ et Osiris. Il est toutefois bien probable que ces rois n’introduisirent le culte d’aucun animal et ne firent que adopter et sanctionner publiquement des usages populaires.

Le Moyen-Empire commence après la sixième dynastie. Son principal centre fut à Thèbe. Les noms des grands rois de cette période indiquent les cultes qui y furent prédominants : Mentouhotep, Amenemha, Usertesen, Sébekholep contiennent les noms des dieux Mentou, Amoun, Osiris, Sebak. Mentou ou Mount était le dieu d’Han, ville connue sous le nom d’Hermonthis, c’est-à-dire de Har-mount. Ce nom marque l’identité de Mount et d’Horus et se, rapporte à ce fait aujourd’hui reconnu que, dès le second empire, Har devint le titre commun de plusieurs divinités. C’est seulement durant les dernières dynasties que Mount fut un dieu guerrier. — Il en fut de même d’Amoun, appelé aussi Men ou Min, dieu de la fécondité, qui prit le nom de Khem, le dominateur. Seulement Amoun était d’abord le dieu de Thèbe, comme Mount avait été celui d’Han : quand Thèbe eut pris la première place parmi les villes du Moyen-Empire, Amoun grandit avec elle et tendit à devenir le dieu suprême. — Quant à Sébak, c’était un dieu éthiopien, dont le culte principal était à Nubiu (Ombos) trente-cinq lieues au sud de Thèbe. Son culte fleurit sous la douzième dynastie, associé à celui des déesses, probablement sémitiques, Anit et Tanit. Il avait une signification toute locale, puisque Sébak fut avant tout le dieu de l’inondation, figuré par un crocodile.

L’invasion des Shasu (Hyksos), bergers arabes menant leurs troupeaux sur les confins de la basse et de la moyenne Égypte, bouleversa les idées religieuses. Ces hommes avaient une religion très-simple et non polythéiste. Leur dieu Soutekh, dont le nom rappelle le Çedeq des Phéniciens, fut assimilé à Set, l’ennemi d’Horus, et fut un objet d’horreur pour les Égyptiens. Mais ces Arabes avaient montré à la vieille Égypte un monothéisme qui semblait lui faire un reproche de la multiplicité de ses dieux. En même temps les Égyptiens avaient senti qu’il y avait sur terre d’autres peuples qu’eux-mêmes, avec lesquels il fallait compter.

C’est du Nouvel-Empire que datent pour l’Égypte les voyages sur mer, le commerce extérieur, la prospérité industrielle, le besoin d’étendre sa puissance au dehors, les sciences, les lettres, la poésie. C’est aussi durant cette période que le dogme atteignit son point le plus élevé et que d’un polythéisme toujours grossissant se dégagea la théorie d’un dieu suprême et invisible. On ne le désigna pas par un nom nouveau ; il fut nommé Amoun-râ. Le titre de fut donné à tous les dieux. Ceux-ci furent partagés en deux catégories : les grands-dieux, qui furent en effet les formes du dieu suprême, et les dieux secondaires, qui furent ses anges ou ses serviteurs.

Les prêtres savants essayèrent une théorie du dieu suprême. On fit rentrer dans sa vaste unité tous les anciens dieux, Râ, Osiris, Toum, Khem, Shou, Chnoum, Mount. Quoique ces dieux ne fussent au fond que des abstractions et non des forces vivantes, on s’efforça de donner à Amoun une vertu productrice. Dieu très-haut manifesté dans le Soleil, il eut trois épouses, Amount, Mout, (la mère) appelée aussi Mat-net ou Hathor, et Apé. Et l’on forma la triade suprême Amoun, Mout et Khonsou, père, mère et fils. Celui-ci fut un dieu lunaire et eut en même temps, comme exorciste, prophète et médecin, des fonctions analogues à celles d’Apollon.

Une fois dégagé, si incomplètement que ce fût, Amoun-râ, dieu des gens instruits, laissa subsister bien bas au dessous de lui les dieux populaires et ne fit que déprimer le polythéisme sans l’amoindrir. Durant cette période, qui fut celle des Séti et des Ramsès, le commerce et la guerre attirèrent en Égypte des hommes de plusieurs nations, qui amenèrent avec eux leurs divinités. Ainsi les Syriens et les Cananéens, peuples du voisinage, arrivèrent en grand nombre et introduisirent Kédesh, Ken, Reshpou, Astarté, Anata, dont les noms se lisent dans les inscriptions hiéroglyphiques du temps de Séti Ier. En même temps toute la religion prit un caractère moraliste.

Ce double mouvement était complet quand, d’après la légende, les Hébreux sortirent d’Égypte sous la conduite de Moïse.

C’est à cette époque qu’il faut s’arrêter pour apprécier ce qui peut revenir en propre à l’Égypte dans le développement général des religions. Car, à partir de ce temps, elle est envahie par des idées étrangères qu’y apportent les conquérants, Ce sont tour à tour les Assyriens, les Perses avec Cambyse et Darius, les Grecs sous Alexandre et les Ptolémées. L’Égypte devint un vaste Panthéon, où toutes les religions venaient enseigner leurs doctrines et célébrer leurs cérémonies.

La part de l’Égypte doit être cherchée dans l’idée qu’elle s’est faite de la divinité et dans le culte qu’elle lui a rendu. L’idée a été incomplète, étroite et abstraite. Dans l’origine la religion égyptienne contenait une portion de mythologie que l’esprit local élimina promptement. Les dieux cessèrent d’être des forces vivantes et ne furent plus que la représentation sous une figure humaine, bestiale ou mixte des phénomènes ordinaires observés dans la vallée du Nil. Si les Routou ont apporté en Égypte un élément âryen, il a disparu dès les premières dynasties, absorbé par les religions populaires. Les prêtres n’ont pas saisi la relation qui existe d’une part entre le Soleil, le feu et le vent, de l’autre entre la chaleur, la vie et la pensée, c’est-à-dire entre les trois éléments essentiels de l’univers. Ils n’ont guère aperçu que les phénomènes célestes. Quand ils ont voulu établir l’unité de Dieu, ils ont fait de lui un être abstrait, compris dans une trinité factice. Ce Dieu n’a été qu’un moyen terme entre Râ et Osiris ; car dans Amoun-râ, qui est son nom, Râ continue d’être le Soleil, Amoun signifie l’invisible et répond au rôle d’Osiris.

Aussi la partie imaginaire du dogme, celle qui concerne l’autre monde, a-t-elle subsisté intacte jusqu’à la fin. Comme elle avait frappé les esprits et qu’elle n’était pas en contradiction formelle avec les doctrines âriennes et sémitiques relatives à l’enfer et au paradis, elle fut en partie acceptée par le christianisme qui l’enseigne encore aujourd’hui.

Quant au culte, il reçut en Égypte un grand déploiement de cérémonies. Nulle part on n’a construit plus de temples, ni plus solides ou plus richement décorés. Leur disposition a passé presque sans changement chez les Sémites et se retrouve en partie dans les églises chrétiennes. Des la quatrième dynastie, un édifice sacré comprenait : 1o des propylées ; 2o une avenue de sphinx ; 3o une entrée monumentale entre deux pylônes ; 4o une ou plusieurs cours entourées de portiques et contenant des obélisques, des statues, etc. ; 5o au fond, le sanctuaire. Dans celui-ci reposait le coffre saint ou arche portative, voilée par un rideau et gardée par deux génies ailés qui rappelèrent les kéroubîm des Sémites. Cette boîte était vide et censée contenir invisible le dieu auquel le temple était consacré ; chez les Juifs on y mit le Livre de la Loi ; chez les chrétiens, le tabernacle contient le ciboire avec l’hostie qui est le corps même du Dieu incarné. Tout d’ensemble de l’édifice était couvert de peintures et d’inscriptions. On y trouve souvent représentées des tables garnies d’offrandes, de fruits, de fleurs, de pains, de portions d’animaux ou d’animaux entiers, ainsi que des cérémonies avec leurs costumes, leur appareil et leurs instruments.

La religion envahit tout par ses fêtes solaires et lunaires, royales, agricoles, funèbres. Les tombeaux, les boîtes à momies, les maisons privées, les objets usuels s’ornèrent des figures des dieux. Chacune d’elles y eut sa place déterminée ; son rôle invariable. Ce fut un symbolisme universel appliqué à la vie de l’homme sur la terre et à son existence imaginaire dans un autre monde. Tout homme fut appelé, suivant sa conduite ici-bas, à partager après sa mort la vie des dieux et à devenir un osiris.

À mesure que le sacerdoce, rudimentaire sous l’ancien Empire, acquit plus d’autorité, la destinée du prêtre ressembla de plus en plus à celle des dieux et l’éleva au dessus du reste des hommes. Mais les prêtres ne formèrent jamais une caste fermée, un clergé héréditaire. La science sacrée, aussi bien que l’écriture, ne fut point un mystère ; chacun fut admis à les acquérir selon sa capacité. Toutefois l’autorité sacerdotale alla croissant de siècle en siècle et les prêtres commencèrent à usurper par degrés la puissance laïque. Sur la fin du Nouvel-Empire, un véritable clergé se trouvait organisé, qui tint tête au roi lui-même et précipita la décadence politique de l’Égypte.

Il n’y avait pas non plus une caste royale comme dans l’Inde. Il y eut seulement des dynasties. Mais à mesure que les religions locales d’Abydos, d’Héliopolis, de Memphis, d’Han, de Thèbe et d’une foule d’autres cités riveraines du Nil se groupèrent en un vaste système polythéiste, l’effort des lettrés tendit vers l’unité abstraite d’un dieu suprême. La royauté profita de cette tendance ; le roi parut de plus en plus un symbole vivant de la divinité et l’objet légitime d’un culte. L’Égypte adora ses rois. Dès la première dynastie, elle leur offrit des sacrifices, comme elle en offrit bientôt aux taureaux Hapi et Ména. À la fin, le roi célébra sa propre fête ; sur un hiéroglyphe de Ramsès II, (Sésostris), ce roi est représenté prosterné devant son image.

Cette adoration n’avait du reste aucun caractère panthéiste. Le roi n’était pas une incarnation divine. Comme un mort se partageait en trois éléments, son cadavre, son ombre et son âme, ainsi le roi, faisant abstraction de sa personne humaine, adorait comme homme sa propre royauté.

C’est par sa force d’abstraction appliquée aux phénomènes et par ses inductions sans mesure que l’esprit égyptien se manifesta librement pendant plusieurs milliers d’années. C’est par là aussi qu’il exerça une influence religieuse sur les Sémites et notamment sur les Hébreux, dont la civilisation commença lorsque celle de l’Égypte avait dépassé son point culminant. Quand vinrent les peuples de race supérieure, les Perses d’abord, puis les Grecs et les Romains, l’Égypte prêta quelques titres nouveaux au polythéisme en décadence et favorisa la tendance vers l’unité. Autrement elle ne joua qu’un rôle secondaire dans la formation du christianisme ; aucun de ses dieux n’y put trouver place ; ils disparurent sans retour. Elle donna seulement aux docteurs chrétiens des notions abstraites et quelques conceptions symboliques, que d’ailleurs les religions de l’Asie leur fournissaient également.