La Science des religions/Chapitre 7

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Librairie Ch. Delagrave (p. 85-89).


CHAPITRE VII


LES GRECS


Les plus anciens restes de la civilisation des Grecs nous dévoilent une religion polythéiste. Les collections ne renferment aucun objet qui ressemble à un fétiche. Nul texte, nulle tradition ne fait allusion à un fétichisme primitif. Mais la croyance aux esprits est signalée dans Homère et par des écrivains plus récents ; elle existe encore aujourd’hui dans le peuple hellène.

Le polythéisme a pris chez les Grecs un développement qu’il n’a reçu dans aucun autre pays. Il a été puissamment secondé par la poésie et par les arts du dessin, aussi bien que par l’architecture. Dans les premiers temps il s’alliait à un symbolisme offrant une certaine analogie avec les conceptions égyptiennes et sémitiques. Plusieurs divinités ont été représentées sous les formes mélangées de l’homme et des animaux. C’est ce que confirment les épithètes de glavkôpis et de boópis données à Athéna et à Héra, les cornes d’Io et d’Artémis, les ailes adaptées aux pieds d’Hermès et aux épaules d’Hélène, et beaucoup d’autres exemples. Plusieurs êtres mythologiques ont conservé jusqu’à la fin cette double forme, par exemple : les Centaures, les Géants, la Gorgogne, la Chimère, les Sphinx, les Sirènes. Toutefois le goût artiste du peuple grec ne toléra pas longtemps cet accouplement ; il sépara le symbole et le donna comme attribut au dieu. Celui-ci prit simplement la forme humaine la plus parfaite et la conserva. Zevs eut pour attribut l’aigle, Héra la vache ou le paon, Athéna la chouette, Artémis la biche et ainsi des autres.

Il n’est pas nécessaire de recourir à l’Égypte pour expliquer cette part de symbolisme dans la religion des Grecs. On la trouve aussi bien dans l’Inde et la Perse, chez les Germains et les Slaves qui n’ont eu avec l’Égypte aucun point de contact. Le Symbolisme est une des étapes par lesquelles ont passé les religions, celles des peuples Aryens comme les autres.

Le polythéisme grec est d’origine âryenne. Dans son fond il est identique à celui du Vêda ; mais il a dû se séparer du centre commun de la race à une époque antérieure aux hymnes de ce recueil ou du moins contemporaine des plus anciens. Quand la langue grecque s’est formée par l’altération de l’ancien idiome âryaque, plusieurs divinités ont gardé leurs noms primitifs plus ou moins modifiés ; d’autres noms ont été traduits en langue vulgaire ; enfin, à mesure que le polythéisme a reçu de nouveaux accroissements, on a créé des noms pour désigner les nouvelles divinités. Ainsi se trouve expliqué ce fait important que les anciens dieux ont presque tous des noms inintelligibles pour les Hellènes et étrangers à leur langue usuelle, tandis que quelques autres ont des noms tirés du grec. Zevs, Ouranos, Athéna, Perséphate, Hermès, etc., ne sont pas explicables par la langue grecque. Mais comme ces noms existent aussi dans l’Inde et trouvent leurs racines dans la langue védique, Div, Varuna, Ahanâ, Varshavatî, Saramêya, l’origine aryenne de ces divinités ne laisse plus aucun doute.

À côté des divinités proprement dites, il y eut tout un monde de personnages secondaires appelés héros, qui furent le plus souvent donnés comme enfants des dieux et souches des grandes familles féodales du moyen-âge hellénique. Chaque province, chaque ville, chaque centre de population eut sa légende héroïque particulière. À Athènes on eut Cécrops et Erechthée, à Mycènes et à Sparte les Atrides, en Eubée les Abantes, à Thèbes Œdipe. Plusieurs de ces légendes ont trouvé leur explication dans l’archéologie et la linguistique ; les autres seront certainement interprétées tour à tour et ramenées à leurs éléments primitifs. On s’est déjà convaincu que les héros sont des formes secondes et locales des grandes divinités, lesquelles ne sont elles-mêmes que la personnification des forces de la nature.

Ces dieux et la plupart des héros avaient été apportés dans les pays grecs par les familles âryennes, venues de l’Asie centrale. Quand elles se fixèrent sur les divers points de la contrée, elles y construisirent des autels, des sanctuaires et plus tard des temples ; elles y instituèrent des fêtes et des cérémonies analogues à celles qui existaient dans leur pays d’origine. L’offrande des fruits, des fleurs, des animaux, des gâteaux sacrés, la liqueur alcoolique fournie par la vigne, plante qui remplaça le sôma dans les pays où l’asclépias acide n’existe pas, tels furent les éléments matériels de l’offrande. Ils étaient présentés aux dieux par l’intermédiaire du feu sacré. Des chants et des prières accompagnaient la cérémonie.

Les mythes furent ainsi localisés et souvent continuèrent à se développer et à se compléter séparément les uns des autres. La plupart des anciens noms étant devenus étrangers à la langue populaire, la signification des dieux, des héros, de leurs légendes fut oubliée, même des prêtres. Les héros et les divinités communes furent tenus pour des personnes réelles existant dans un monde supérieur ou pour des personnages historiques, auxquels les familles royales se firent un point d’honneur de se rattacher. Ainsi le polythéisme tourna à l’anthropomorphisme : les plus grands dieux, comme les plus humbles héros, furent représentes avec la forme humaine.

Toute la civilisation grecque et romaine a vécu sur cette idée. Et telle est bien la tendance naturelle du polythéisme, puisque, dans des conditions sociales assez différentes, le même fait se produisit, non seulement chez les autres peuples âryens, mais encore chez les Égyptiens et les Sémites.

De là vint pour les Grecs la possibilité d’admettre certaines divinités étrangères, telles que les Cabires et les Pygmées, plus tard Sabazios, Adonis, Sérapis et, dans les temps romains, Mithra. Toutefois à l’origine, l’influence sémitique ou égyptienne avait été très-petite, ne s’était exercée que sur quelques points des rivages et n’avait introduit aucun élément essentiel dans le panthéon grec. On s’est fait à cet égard de grandes illusions. Aphrodite même n’était nullement une Astarté ; née de l’écume de la mer, elle répondait exactement à la légende indienne de Laxmi et des Apsaras ; son nom, tiré de άφρός et de δίτη (adjectif du verbe δινῶ, agiter en tournant) rappelait le récit indien du barattement de l’océan.

Purement âryenne, ou à peu près, la religion hellénique ne sortit jamais du polythéisme, qui fut en quelque sorte fixé par une littérature et un art incomparables. Mais dans les siècles qui précédèrent le christianisme, les Grecs furent en contact perpétuel avec les grandes théories persanes et indiennes, avec le monothéisme des Sémites et la religion égyptienne, d’Amoun-râ dont la tendance à l’unité de Dieu était manifeste. La guerre médique (504), suivie des expéditions d’Agésilas, de Xénophon et d’Alexandre, fut pour eux ce qu’avait été peu auparavant (538) pour les Juifs la captivité de Babylone. Cette multiple influence de l’Orient se manifesta dans les œuvres des écrivains et les théories des philosophes. Zevs, comme Amoun-râ, tendit à devenir le dieu suprême et à absorber les autres divinités. Pendant que le peuple continuait d’adorer ses dieux et de célébrer leurs innombrables fêtes, l’unité du principe divin était déjà adoptée par les hommes instruits. On ne doit pas oublier que, dès le quatrième siècle, Platon avait défini Dieu τὸ αγαθὸν le Bien, et τὸ ἒν ὂν l’Unité existante ; et qu’Aristote, quelques années plus tard, l’avait défini νόησις νοήσεως νόησις, la Pensée qui se pense elle-même. Le polythéisme alla se discréditant et les esprits se trouvèrent préparés aux plus hautes conceptions, quand se présentèrent les prédicateurs chrétiens.