La Science des religions/Chapitre 6

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Librairie Ch. Delagrave (p. 68-84).


CHAPITRE VI


L’INDE ET LA PERSE


En Asie, l’esprit âryen s’est manifesté par trois productions successives : la dernière est le bouddhisme ; la seconde est le brahmanisme avec le mazdéisme, religion des Perses ; la plus ancienne comprend la religion du Véda, et les mythologies des Grecs, des Latins, des Slaves, des Germains et des Celtes. L’histoire des révolutions religieuses nous montre les mythologies de l’Occident conservant jusqu’à leur dernier jour leur caractère primitif, ne subissant que des modifications internes et peu importantes, puis disparaissant dans l’espace de quelques siècles devant le christianisme, où elles se sont en partie incorporées.

Pour étudier avec fruit le mouvement spontané des religions âryennes, c’est donc en Asie qu’il faut aller : les mythologies ne s’éclairent que par la comparaison avec les dogmes et les cultes orientaux. Quant aux débris qui s’en sont conservés dans les traditions populaires de l’Europe, ils seraient tout à fait inintelligibles si l’on n’en cherchait l’origine et la signification dans le Vêda. Au contraire, les Aryas du sud-est, depuis leur arrivée dans l’Inde jusqu’à la propagation du bouddhisme, ont vécu séparés de l’Occident.

La chaîne de montagnes qui, vers le noyau central des monts d’Asie, se détache du grand diaphragme de Dicéarque et qui descend vers le sud jusqu’à la mer, sépare le bassin de l’Indus des provinces occidentales. Au nord, l’Himalaya présente une barrière infranchissable. Le seul passage qui permette de communiquer par terre de l’Inde en Occident se trouve vers Attock et débouche dans le bassin de l’Oxus. C’est par là que les Aryas des temps védiques étaient descendus sur l’Indus (la Sindhu des hymnes). Par mer, les plus anciennes relations connues de leurs descendants avec les Sémites datent des rois hébreux antérieurs au schisme des dix tribus et sont postérieures à Rama, le héros légendaire de l’une des grandes épopées brahmaniques. Ces relations étaient exclusivement commerciales, et, selon toute vraisemblance, ne pénétraient pas au delà des rivages de la terre ferme et de l’île de Ceylan.

Il y a dans les religions indiennes, à côté des doctrines, un ensemble de rites dont le fond est toujours le même et dont les parties accessoires varient selon la personne divine à laquelle ils s’adressent. Ces rites secondaires ont apparu avec les divinités nouvelles : ainsi, la secte qui adore Krishna suit un rituel qui s’éloigne beaucoup du civaïsme et du culte sévère des adorateurs de Vishnou. Mais outre ces rites secondaires, il y a dans l’Inde certains rites fondamentaux et primitifs fondés sur le Vêda. L’autel, le feu qui y brûle, le pain sacré et la liqueur spiritueuse du sôma, que le prêtre consomme après les avoir offerts à la divinité, la prière qu’il chante et qui est toujours une rogation où les biens physiques et moraux sont demandés, tous ces éléments du culte se trouvent dans l’Inde à toutes les époques de son existence. Ces rites essentiels sont antérieurs à l’organisation de la société brâhmanique et à la constitution définitive de sa religion. C’est dans le Vêda qu’il faut les chercher.

Brahmâ et Çiva ne sont pas des divinités védiques. Le mot brahman est employé dans le Vêda pour signifier la prière, le rite, la religion, dont les actes s’exécutent dans l’enceinte sacrée. L’autel en est comme la figure : il est quadrangulaire et regarde les quatre points cardinaux, ce qui plus tard a fait représenter Brahmâ avec quatre visages. La conception de ce Dieu s’est substituée insensiblement à celle d’Agni, qui est à la fois le feu physique (latin : ignis), la chaleur vitale et le principe pensant, toujours uni à la vie.

Agni est la grande divinité des hymnes védiques. Dans ce recueil le panthéisme ne se trouve qu’en germe et à l’état de tendance ; mais il est déjà tout entier et pour ainsi dire formulé dans les commentaires du Vêda qui furent composés entre la période des hymnes et les temps brâhmaniques. C’est donc à cette époque que la pensée aryenne a pris dans l’Inde une direction définitive. Jusque-là le naturalisme avait été le fond de ses doctrines : les grands phénomènes de la nature avaient seuls occupe la pensée des prêtres, qui étaient en même temps poètes, pères de famille, laboureurs et guerriers. Au delà de ces phénomènes, ils avaient conçu les forces d’où ils émanent, et sans se faire d’illusion eux-mêmes sur la réalité personnelle de ces puissances, ils leur avaient prêté l’intelligence et la vie.

Dans cette sorte de panthéon mythologique, Agni occupe la première place. Le prêtre, tourne vers l’Orient, l’allume sur l’autel au lever de l’aurore : l’étincelle engendrée par le frottement se communique à des bois secs et légers ; la liqueur alcoolique du sôma et le beurre clarifié répandus sur eux les embrasent. Alors le prêtre appelle les dieux au festin sacré, qui se compose de lait et de gâteaux, quelquefois de fleurs et de fruits, quelquefois même d’un animal immolé. Les dieux arrivent invisibles : aucun des assistants ne doute de leur présence réelle autour du foyer, dans le feu et dans l’hostie. Ces dieux sont surtout ceux du ciel et de l’atmosphère : Vishnou, qui habite les espaces supérieurs et qui a pour char le soleil ; Roudra, qui agite les airs et a sous son empire la troupe retentissante des Marouts, qui sont les vents ; Indra, roi des hautes régions de l’air, d’où il combat le nuage, le frappe de la foudre, et fait couler les pluies sur la terre fécondée. Nommons encore Mitra, Varouna et Aryaman. Tous ces dieux portaient également le nom d’Asuras, c’est-à-dire Vivants ou principes de vie.

Quand les prêtres vinrent à réfléchir sur le rôle de Vishnou qui, dans le Vêda, n’est pour ainsi dire que le dieu du Soleil et sa vertu productrice, ils ne tardèrent pas à rattacher à son idée tous les phénomènes de la vie physique et morale. En effet, le développement de la vie physique procède ici-bas de la chaleur du Soleil, dont elle n’est qu’une métamorphose. D’un autre côté, les prêtres, ne voyant nulle part dans le monde la pensée séparée de la vie, en conclurent que le principe de l’une est identique au principe de l’autre. Ainsi l’énergie pénétrante de Vishnou devint le principe même de la génération des êtres vivants et plus tard des incarnations.

Roudra devint Çiva, l’une des trois personnes de la trinité indienne, et, par une transformation insensible, fut conçu comme un être redoutable, destructeur de la vie. Quant à Brahmâ, quoique nous ne puissions raconter son histoire en peu de mots, on comprend que la prière (brahman) puisse être considérée comme l’expression de la pensée dans ce qu’elle a de plus divin, et, qu’étant personnifiée elle donne lieu à une grande divinité mythologique. Ainsi se trouvèrent préparés les éléments dont la réunion forma plus tard la trinité indienne : Brahmâ représenta la pensée, et avec elle la science et la religion ; Vishnou, la vie dans son unité divine et dans ses incarnations ; Çiva, la loi du retour en vertu de laquelle tous les êtres vivants et pensants, ainsi que les formes inorganiques, disparaissent et retournent à leur origine.

Quant à Agni, ce qu’il y avait en lui de métaphysique n’ayant plus de raison d’être, il ne fut plus que le feu sacré, portion symbolique du culte, bouche des dieux, messager qui transmet en vapeurs odorantes à leur vaste corps l’offrande de ceux qui les adorent. Il ne restait plus, pour constituer le panthéisme, tel qu’il existe dans l’Orient depuis tantôt trois mille ans, qu’à concevoir ces divinités comme des formes d’un même être absolu, et à ramener cette diversité de figures à une unité de laquelle toute figure fût exclue. C’est cette unité qui reçut le nom neutre de Brahma.

Essayons de remonter plus haut dans le passé des temps védiques. Nous n’y trouvons aucune trace de panthéisme ; l’idée de création ne s’y rencontre pas davantage. Les plus anciens hymnes et tout ce qu’ils nous permettent de connaître des temps qui les ont précédés ne laissent aucun doute sur la nature de ces religions primitives : c’était le polythéisme et rien autre chose.

Ce fait est considérable dans la science, car il est en opposition formelle avec ce que croient beaucoup de gens que toutes les religions procèdent d’un monothéisme primitif ; cette opinion est fausse ; il faut absolument y renoncer. Plus les hymnes du Vêda sont anciens, moins ils laissent entrevoir l’idée d’un dieu unique séparé du monde. Les figures divines n’étaient alors que des forces physiques amplifiées et divinisées ; plus tard elles ont servi de vêtement à des conceptions métaphysiques, mais en se transformant peu à peu et quelquefois en changeant de nom. C’est après bien des siècles que l’esprit des Aryas s’est enfin élevé à la conception de l’unité absolue.

Comme ils avaient pris pour point de départ les choses réelles qui tombent sous les sens et les faits non moins réels que la conscience nous dévoile, ils n’ont jamais perdu de vue ces bases solides de leur édifice religieux. La pensée, la vie, la succession indéfinie des formes, qui passent de l’une à l’autre sans intervalle ; comme les eaux d’un fleuve qui coulent sans s’interrompre, voila ce qui les a sans cesse préoccupés, ce qui les a conduits par la voie la plus directe au panthéisme. L’idée d’un dieu suprême individuel séparé du monde n’est nulle part dans les doctrines âryennes, ni à la fin, ni au milieu, ni surtout dans leurs origines védiques.

La seconde halte de l’esprit âryen en Asie est marquée par deux grandes religions antagonistes, celle des Perses et celle des Brâhmanes. La première a longtemps vécu de ses propres principes et sans subir, dans son contact avec des peuples non aryens, aucune altération importante : c’est dans les livres attribués à Zoroastre que sa forme originale doit être aujourd’hui cherchée. Le Boundehesh et le Livre des Rois (Schah-nameh) de Firdouci, qui datent de temps postérieurs, offrent déjà beaucoup de légendes et même de croyances dont l’origine n’est certainement pas âryenne, et qui viennent de l’Assyrie et de la Chaldée, soit même de pays plus méridionaux. Avant que le texte de l’Avesta eût été traduit et commenté par des savants de nos jours, le caractère panthéistique de la religion des Perses n’avait pour ainsi dire pas été aperçu ; on n’avait été frappé que du symbolisme extérieur de son culte et des apparences dualistes que présente le mythe d’Ormuzd et d’Ahriman. Depuis lors on a vu que ce dernier personnage est loin d’être placé sur la même ligne que son rival ; que dans sa légende il n’est présenté ni comme éternel, ni même comme immortel, et qu’il est destiné à disparaître un jour. Quant à Ormuzd (Ahura-mazda,) la science ne le considère plus uniquement sous la forme personnelle que la légende et le culte lui ont donnée : l’étude des textes zends a prouvé qu’il répond à une conception métaphysique beaucoup plus abstraite, celle de l’Être absolu et universel, tel qu’il se trouve dans tous les systèmes panthéistiques de l’Orient. Ce n’est point par le fond métaphysique des doctrines que le mazdéisme s’est trouvé en lutte avec le brâhmanisme, mais par les symboles, partie des religions plus accessible au peuple, par les cultes, qui naissent des symboles et s’y accommodent, et par la forme particulière qu’un culte donne toujours à une civilisation.

Quant à l’origine de la race et de la religion médo-perses, la science européenne se trouvait en face d’une grande hypothèse. L’introduction dans l’empire romain de cultes persans, comme celui de Mithra[1], semblait dire qu’une certaine affinité existait entre cette religion et celle de l’Orient. Mais c’est seulement de nos jours, que l’étude du sanscrit a ouvert la voie, et que la découverte du Vêda a dévoilé les origines du mazdéisme.

Toutefois la littérature zende, même avec ses compléments plus modernes, est tellement bornée qu’elle ne saurait offrir à la science des religions des documents comparables à ceux que l’Inde lui a fournis ou qu’elle lui promet. La somme des livres sacrés de l’Inde brâhmanique formerait une bibliothèque. Quoique l’âge de beaucoup d’entre eux ne soit fixé que par approximation et flotte pour plusieurs entre des limites séparées par plus de cinq cents ans, la lumière se fait néanmoins, et il est déjà permis de suivre la marche des doctrines brâhmaniques et de marquer les principaux moments de leur évolution. Le brâhmanisme offre deux traits saillants et en quelque sorte uniques dans l’histoire des religions : il a survécu à une grande religion qu’il avait engendrée, au bouddhisme, et lui-même a subi des transformations internes qui en ont fait comme une suite de religions distinctes. De plus, comme nous l’avons dit, il paraît avoir contribué pour une part à l’éclosion et à la première évolution des idées chrétiennes, soit en Égypte, soit dans la partie orientale de l’empire romain.

On peut suivre, en remontant l’ordre des siècles, la marche des idées religieuses et le développement des cultes dans l’Inde brâhmanique depuis le temps présent jusqu’à leurs origines. Cette histoire offre la contrepartie des religions sémitiques : leur monothéisme se transmettant de siècle en siècle, n’a subi que des modifications secondaires ; son histoire se réduit en quelque sorte à l’épuration de l’idée d’un dieu individuel, idée qui ne peut ni s’étendre, ni se diversifier, ni rien engendrer hors d’elle-même. Au contraire, une fois née dans l’esprit des Aryas du sud-est, la conception panthéistique d’un dieu universel résidant au sein de l’univers put recevoir dans la pratique des formes variées et engendrer des cultes nouveaux.

En effet, l’une des idées fondamentales du panthéisme est celle de l’incarnation : celui qui n’admet pas la possibilité d’une incarnation n’est pas plus panthéiste qu’il n’est chrétien. Dans la théorie indienne, poussée de très bonne heure à ses limites extrêmes, l’unité absolue de l’être a été conçue comme la base de la métaphysique : cet Être absolu n’est ni créateur ni père de l’univers.

Brahme fut comme le pivot sur lequel roula toute la métaphysique des brâhmanes : son nom est neutre pour signifier qu’il n’est pas le père des êtres, qu’il n’entre dans aucune relation vitale et qu’ainsi il est absolu. Les trois formes qui, dans des temps relativement modernes, composèrent la trinité indienne, trimûrti, Brahmâ, Vishnou et Çiva, peuvent être regardées comme des personnes divines : on pourrait dire d’elles tout ce que les philosophes alexandrins ont professé dans leur théorie des hypostases.

Brahmâ, qui est la force active émanée de l’être absolu, vit et agit dans l’univers, dont il est appelé le père, l’aïeul, le producteur. On ne doit jamais traduire aucun de ses noms par le mot créateur, car, l’idée de créer n’existe même pas dans la langue sanscrite. C’est par voie d’émanation qu’il engendre l’univers, comme un père engendre un enfant, et c’est par une loi toute semblable à celle que les Alexandrins nommaient la loi du retour, qu’il en retire à lui tous les êtres en détruisant leurs formes changeantes. Cette double loi, la religion brâhmanique la symbolise sous la figure de la veille et du sommeil de Brahmâ.

Pour entrer dans des relations plus étroites avec les êtres vivants, l’être absolu prend les noms masculins de Vishnou et de Çiva, qui dans les temps modernes représentent, non le principe producteur et le principe destructeur de l’univers, comme on l’a cru longtemps, mais la personne divine qui anime les êtres vivants et celle par qui vont se résoudre en Dieu toutes les formes de la vie. Si l’on voulait trouver dans les doctrines indiennes un pendant à la seconde personne de la trinité chrétienne, c’est Vishnou qu’il faudrait choisir ; mais les différences que l’on rencontrerait seraient fondamentales, puisque Vishnou n’est pas fils de Brahmâ et qu’il fait partie d’un système panthéiste. Quant à Çiva, il n’y a rien dans le christianisme qui lui corresponde, parce que la loi de retour ne s’y rencontre pas réellement.

Néanmoins, une fois que les brâhmanes eurent conçu l’unité absolue de l’être, se trouvant en présence de la multiplicité des êtres vivants qui peuplent l’univers et qui sont soumis aux lois immuables de la génération, de la transmission et de l’analogie des formes, ils furent naturellement conduits à la théorie de l’incarnation, qui n’est au fond que celle de l’âme universelle ou de Vishnou. En effet, dans la doctrine de la création, Dieu demeure substantiellement séparé des êtres créés, comme ceux-ci le sont entre eux : l’univers est un monceau de sable. Cette doctrine n’a pas pour conséquence l’incarnation : c’est ce que prouvent la philosophie moderne, qui n’en parle pas, la doctrine judéo-arabe, qui la rejette, et la doctrine chrétienne, qui la présente comme un miracle et comme un mystère. Mais dans le panthéisme, il y a toujours une théorie qui ressemble à celle de l’incarnation ; dans le brâhmanisme, l’incarnation est une conséquence naturelle des principes admis.

Vishnou est la personne divine qui s’incarne : elle ne s’incarne pas une fois et par un miracle ; elle s’incarne toujours et partout. Il n’est pas un être vivant, si infime qu’il soit, qui ne porte en lui-même Vishnou incarné. Dans les hommes, sa présence se manifeste, non seulement par la vie et par les qualités du corps, mais aussi et surtout par celles de l’âme, qui sont la pensée vraie et l’action morale. Quand un homme, par la supériorité de son intelligence et par la droiture d’une volonté énergique, exerce sur ceux de son temps et sur les générations qui le suivent une influence prépondérante, on le reconnait plus particulièrement pour une incarnation divine : tels furent les deux Râma, tels sont les fils de Pândou dans les épopées sanscrites. Krishna est une incarnation moderne de Vishnou. Le développement de l’idée religieuse dans le brâhmanisme s’opère constamment à travers une série d’incarnations. Comme l’Être absolu ne parait jamais dans l’univers et qu’il est à peine accessible à la pensée, il ne peut agir que par les énergies personnelles qui émanent de lui, et ces grandes divinités engendrent à leur tour les séries non interrompues de formes sensibles et vivantes que nous appelons improprement les êtres réels. Ces générations ne peuvent se produire sans qu’il y ait, dans leur source même, le dédoublement des sexes, conçu comme la condition universelle de la vie ; de sorte que, dans le brâhmanisme parvenu à sa perfection, chaque dieu a une épouse, une mâyâ, qui est son énergie féminine et son lieu de production.

Cette métaphysique domine tout le mouvement des idées religieuses dans l’Orient indien. C’est en la suivant pas à pas que la science peut aujourd’hui se rendre compte des transformations des cultes indiens et des apparences polythéistes qui les caractérisent. Un homme de l’Orient qui viendrait en Italie ou même en France, sans connaître les dogmes catholiques, prendrait nos cultes pour de l’idolâtrie en voyant les statues qui peuplent nos églises et les dehors des cérémonies qu’on y accomplit. Mais s’il lisait les livres où les dogmes sont énoncés ou interprétés, il verrait se dégager de ces apparences un symbolisme qui lui rendrait ces cultes intelligibles et, par delà ce symbolisme, les doctrines fondamentales de la spiritualité de l’âme, de la trinité et de l’incarnation. Il en est de même dans l’Inde : ni le culte de Civa-Mahâdéva et de Pârvati, ni celui de Krishna, ni à plus forte raison celui de Vishnou, ni les figures souvent bizarres répandues dans les lieux sacrés, ne constituent une idolâtrie, car tous ces cultes divers, venus les uns après les autres et coexistant sans se nuire, ne font qu’exprimer au dehors une doctrine qui au dedans est spiritualiste, et dont l’unité panthéistique de Dieu forme l’essence. C’est ce que montre la lecture de presque tous les ouvrages sanscrits, non seulement celle des traités de théologie, mais aussi celle des poèmes où la philosophie sacrée occupe souvent une place importante.

Nous ne voulons pas dire qu’il n’y ait dans l’Orient aucune idolâtrie : les cérémonies de Jagannâtha viendraient nous contredire. Il y a partout de telles aberrations. Les statues de saints que l’on descend de leur place pour faire cesser ou tomber la pluie, les madones qui remuent les yeux, les sangs qui se liquéfient et les tisons qui écartent la foudre, qu’est-ce autre chose que les objets d’un culte idolâtre, entretenu par une pieuse cupidité ?

Quand se manifesta, au vie siècle avant Jésus-Christ, la réforme bouddhique préparée depuis longtemps, les influences du dehors ne s’étaient exercées sur les religions brâhmaniques que dans des proportions insignifiantes et tout au plus par l’introduction de quelques légendes plutôt poétiques que sacrées comme celle du déluge. Encore cette dernière se trouvant dans les textes accadiens est-elle peut-être d’origine aryenne. Le bouddhisme fut produit par des causes internes, agissant spontanément dans la civilisation brâhmanique. Au temps du roi Louis XIV, les ambassadeurs siamois qui vinrent à la cour de France étaient bouddhistes ; l’attention se porta sur la religion de ces hommes, qui parurent très civilisés : on connut le nom de Samanacodom (en sanscrit çramana Gautama), qui n’est autre que le Bouddha. Les ressemblances extraordinaires qui furent remarquées entre la religion des Siamois et le catholicisme firent supposer qu’elle venait d’une ancienne secte chrétienne, celle des nestoriens. La connaissance des livres bouddhistes de Siam et de Ceylan rectifia une première fois cette erreur ; plus tard, les manuscrits du Népal apportés en Europe et la connaissance du bouddhisme tibétain et chinois, ne permirent plus de douter que le Bouddha Çâkyamuni ne fût antérieur de près de mille ans à Nestorius, de cinq siècles et demi à Jésus-Christ, de plus de deux siècles à la fondation d’Alexandrie.

Au centre de l’Inde, aux plus beaux jours de la religion brâhmanique, les idées métaphysiques d’une école déjà ancienne, jointes au sentiment moral très élevé d’un prince en qui se concentre le besoin public d’une restauration des mœurs, donnent naissance à une religion nouvelle[2]. On voit se former une église (Sangha) animée d’un prosélytisme ardent au sein d’une société qui n’avait point d’église et où l’on n’avait jamais tenté de convertir personne. La réforme est acclamée par le peuple, dont elle relevait la condition ; elle est accueillie par les rois, dont elle n’attaquait pas les privilèges, ; elle est acceptée par beaucoup de brâhmanes à cause de la pureté de sa morale. Mais l’égalité de naissance du çûdra et du brâhmane proclamée par les bouddhistes, le sacerdoce accordé indifféremment à tous les hommes, armèrent bientôt contre la religion nouvelle le parti brâhmanique, conservateur des castes, et, après dix siècles d’existence agitée, le bouddhisme fut chassé de l’Inde, où il n’est jamais rentré depuis.

Le bouddhisme cependant n’ajoutait rien à la notion de Dieu, telle que les brâhmanes l’avaient conçue ; par conséquent il ne pouvait légitimement introduire des rites nouveaux. Son église et sa forte organisation ecclésiastique ne tendaient pas à l’établissement d’une religion plus parfaite : le Bouddha n’était considéré ni comme un dieu ni comme une incarnation d’une divinité quelconque. Dans l’Inde brâhmanique, on ne pouvait donc regarder cette réforme que comme une tentative révolutionnaire aboutissant à la suppression ou du moins à l’amoindrissement du régime des castes. Par la substitution d’un sacerdoce recruté jusque dans les bas-fonds de la société au sacerdoce héréditaire des brâhmanes, qui étaient de purs Aryas, et dont les familles remontaient aux temps védiques de l’invasion, il décapitait le régime des castes et provoquait dans l’Inde une révolution sociale auprès de laquelle nos révolutions d’Occident n’auraient été qu’un jeu. Il arriva donc, comme il arrive malheureusement presque toujours, que la réforme des mœurs fut sacrifiée à la raison d’état : le brâhmanisme survécut, et il dure encore.

Nous avons indiqué le caractère dominant du bouddhisme, né d’une révolution dans les mœurs et non d’un changement radical dans les doctrines. C’est à ce point de vue que la science doit se placer pour apprécier la portée de cette grande religion. Quoique la métaphysique (abhidharma), forme une des trois parties de la collection des écritures bouddhiques, connue sous le nom de Tripitaka, on ne serait pas plus juste à l’égard du bouddhisme, si on le jugeait à ce seul point de vue, qu’on ne le serait pour le christianisme, si l’on négligeait l’action morale qu’il exerce depuis sa naissance. La théorie du nirvâna, dont on a fait la question bouddhique par excellence, n’intéressait pas le peuple, elle appartenait aux brâhmanes longtemps avant la venue de Çakya-mouni ; elle est donc secondaire[3]. Mais il n’en est pas de même des règles de mœurs introduites par le bouddhisme, de la pureté morale, de l’humilité et de la charité universelle, qui en sont les préceptes fondamentaux. Le succès qu’il a obtenu hors de l’Inde, chez les peuples jaunes et en Océanie, les longs rameaux qu’il a jetés vers l’Occident jusque dans le monde grec et, peut-être, par l’Océan oriental, jusque dans l’Amérique du Nord, ne s’expliquent que par la transformation morale qui émane de lui. Son expulsion hors de l’Inde a eu pour motif l’égalité qu’il établissait entre les brâhmanes et les autres castes, le droit qu’il donnait à tous les hommes d’aspirer à la fonction sacerdotale et d’y parvenir.

Du reste, toute la morale du bouddhisme provient de sa métaphysique, dont elle n’était qu’une application nouvelle. Cette métaphysique, c’est le panthéisme, conçu sous sa forme la plus complète et comprenant tous les êtres réels ou idéaux dans une hiérarchie où l’homme peut occuper des degrés différents selon sa science ou sa vertu. Ces deux qualités ne se sont point présentées arbitrairement, comme celles d’où émanent les caractères qui distinguent légitimement les hommes entre eux : la théorie bouddhique ne s’y est arrêtée qu’après des analyses psychologiques et des considérations d’esthétique que les philosophes de l’Europe n’ont point surpassées. C’est de là que dérivent toutes les conséquences pratiques qui font du bouddhisme une des religions qui exercent sur les âmes l’action morale la plus énergique. À mesure que les indianistes pénètrent plus avant dans la connaissance de l’Orient, ils découvrent des liens nouveaux rattachant la morale du bouddhisme à sa métaphysique, et celle-ci aux théories brâhmaniques qui l’avaient précédée. Au point où la science est parvenue, on doit considérer que la religion du Bouddha est issue par une évolution naturelle, et sans aucune influence extérieure, du pur esprit indien, et qu’elle est une conséquence spontanée du panthéisme.

On ne se fait généralement qu’une idée très incomplète du bouddhisme envisagé comme institution morale. Qu’y remarque-t-on le plus souvent ? Le grand développement d’un sacerdoce hiérarchisé et centralisé ; soit au nord dans le Tibet et la Chine, soit au midi dans les îles et dans la presqu’île au-delà du Gange ; un pouvoir spirituel analogue à celui du pape, et qui, après avoir été uni au pouvoir temporel, s’en est enfin séparé et nous montre aujourd’hui, par exemple dans le royaume de Siam, deux rois régnant simultanément dans la même capitale et exerçant sans conflit ces deux pouvoirs ; un culte dont les splendeurs surpassent souvent l’éclat des cérémonies catholiques ; une extension de la vie monastique qui laisse loin derrière elle les couvents de l’Espagne et de l’Italie ; enfin un nombre très grand de rites et d’usages qui rapprochent la religion du Bouddha de celle des chrétiens. Ce n’est là pourtant que l’extérieur des choses et ce qui peut attirer les regards du voyageur le moins attentif. La lecture des Sûtras bouddhiques, la traduction de plusieurs d’entre eux ont fait pénétrer les savants au fond même des doctrines et nous dévoilent un enseignement moral que l’on peut dire égal à celui des Chrétiens par son élévation, par sa pureté et par l’empire qu’il exerce dans tout l’Orient bouddhiste.

  1. Mithra (en sanscrit : Mitra) est une forme du soleil. Cette forme répond principalement à l’équinoxe du printemps. La figure, adoptée dans l’empire romain, de Mithra tuant le taureau, indique qu’à l’époque où ce symbole fut créé, l’équinoxe avait lieu quand le soleil était dans la constellation de ce nom. On pourrait donc calculer approximativement cette époque au moyen de la précession des équinoxes en raison de 50 secondes par année. On obtiendrait le chiffre de 4200 environ, qui reporte à 2300 ans avant J.-C., date fort acceptable. Mais ce fut la valeur morale du culte de Mithra, considéré comme médiateur et sauveur, qui contribua le plus à le répandre dans l’empire. Quant à l’inscription nama sabasio, qui accompagne quelquefois les bas-reliefs de Mithra, elle ne semble pas grecque ; namas veut dire honneur, adoration ; c’est un mot qui se trouve en tête de la plupart des livres de l’Orient ; la formule signifierait ainsi : adoration à Sabasios.
  2. Çâkyamuni, c’est-à-dire le solitaire, était le fils de Çuddhodhana, roi d’Ayodhyâ (Oude), roi lui-même et héritier présomptif de la couronne. Il était donc de la seconde caste, celle des Xattriyas, et n’appartenait point au sacerdoce brâmanique. Telle est la légende. L’ancienne école à laquelle se rattache le bouddhisme est celle de Kapila.
  3. Nirvâna signifie extinction ; jwalam nirvâmi, j’éteins une flamme en soufflant dessus. Applique à l’homme, nirvâna peut être entendu comme l’anéantissement absolu de l’être ou comme l’anéantissement des conditions de l’existence individuelle. Dans ce dernier sens, il n’est autre que l’absorption en Dieu par l’extase ou par la mort ; dans le premier, c’est le néant propose comme terme de l’existence. Remarquons que l’idée de néant, aussi bien que celle de création, est étrangère à la pensée indienne, comme à toute doctrine fondée sur le principe de l’émanation.