La Science et l’Agriculture/01

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La Science et l’Agriculture
Revue des Deux Mondes4e période, tome 124 (p. 413-446).
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LA SCIENCE ET L’AGRICULTURE

I.
LES ENGRAIS

PREMIÈRE PARTIE


LES ENGRAIS ORGANIQUES

En 1825, l’enseignement agricole ne figurait au budget que pour 276 241 francs : aujourd’hui plus de quatre millions lui sont accordés ; non seulement le gouvernement de la République a rétabli l’Institut agronomique, créé en 1848, puis détruit en 1852, mais il a multiplié les écoles pratiques d’agriculture, il a décidé que dans chaque département un professeur au moins, souvent plusieurs, iraient de commune en commune exposer dans des conférences publiques les saines méthodes de travail ; on a créé des champs d’essais, de démonstration ; l’effort a été vigoureux, continu, et cependant jamais le malaise de l’agriculture n’a été plus grand, les plaintes plus vives et plus acerbes ; les cultivateurs ont assiégé le Parlement de leurs doléances, exigé de profondes modifications à notre système douanier. Et en effet leur situation est difficile. Est-ce donc que les dépenses affectées à l’enseignement agricole ont été stériles, que la science est impuissante, ses conseils vains, ses enseignemens inutiles ?

Avant de renoncer aux espérances qu’ont fait concevoir les travaux des agronomes, il convient de chercher quelles sont les causes de la crise actuelle. La principale est sans contredit la baisse de prix des denrées agricoles ; la crise est d’ordre économique. On désigne sous le nom de « produit brut » la somme réalisée par la vente des denrées récoltées ; et en rapportant le produit à une mesure commune, l’hectare par exemple, on possède une unité qui permet la comparaison des domaines les uns aux autres. Le produit brut s’obtient en multipliant le poids des marchandises récoltées par les prix auquel ces marchandises sont livrées. Un vigneron de l’Hérault qui obtient 100 hectolitres de vin commun à 15 francs l’hectolitre fait 1 500 francs de produit brut ; un propriétaire du Médoc ne récolte que 30 hectolitres de vin, mais il vend 50 francs l’hectolitre, il a encore 1 500 francs de produit brut. Le gain, le bénéfice, ou encore le produit net, — ces expressions s’équivalent, — s’obtient en défalquant du produit brut les dépenses de toutes sortes auxquelles donne lieu ce produit. Un cultivateur de betteraves obtient 30 000 kilos de racines à l’hectare ; il les vend 25 francs les 1 000 kilos à la sucrerie voisine : son produit brut est de 750 francs. Si l’ensemble des dépenses qui incombent à l’hectare, — c’est-à-dire le prix du loyer à payer au propriétaire, les factures des marchands d’engrais et de semences, les journées des ouvriers qui ont biné à plusieurs reprises les racines, qui les ont arrachées, conduites à la sucrerie, — ne représente que 600 francs, ce cultivateur aura un bénéfice de 150 francs, différence entre 750 francs : produit brut et 600 francs : dépenses ; mais si les dépenses, au lieu d’être de 600 francs, se sont montées à 800 francs, elles dépassent le produit brut : l’opération se solde en perte. Un fermier éloigné d’un grand centre de consommation et qui ne peut vendre sa paille n’a comme produit brut d’une culture de blé que la vente du grain ; il a obtenu à l’hectare 20 quintaux : en multipliant par le prix de vente du quintal, il trouvera le produit réalisé par sa culture ; or ce prix de vente du quintal de blé, naguère à 30 francs, est tombé à 25, puis à 21 francs : c’est à peu près le prix actuel. Aujourd’hui cette récolte de 20 quintaux, bien supérieure à la moyenne de la France, ne représente donc que 420 francs : or les dépenses de culture d’un hectare dépassent parfois ces 420 francs, de telle sorte, que loin d’obtenir de son travail une juste rémunération, le cultivateur est obligé de prélever sur son capital, et il se ruinerait en continuant d’exploiter dans de pareilles conditions.

La crise actuelle est due au bas prix des denrées agricoles ; pour les relever on a eu recours aux remaniemens des tarifs douaniers ; en frappant d’abord d’un droit de 5 francs chaque quintal de blé étranger qui pénètre en France, on a réussi à maintenir nos prix, de 5 francs supérieurs à ceux qui sont pratiqués en Angleterre, restée fidèle au libre-échange. Le système protectionniste, qui amène fatalement un malaise général en réduisant le chiffre des affaires, réussira-t-il à produire une hausse artificielle suffisante pour combattre l’avilissement des prix ? Cela paraît bien douteux, puisque la protection de 5 francs par quintal a été jugée insuffisante, et qu’après une longue discussion, le Parlement, pressé par ses électeurs ruraux, a élevé le droit de douane à 7 francs les 100 kilos. Quoi qu’il en soit, la science n’est pas responsable de ce bas prix des denrées agricoles ; elle offre même le seul remède qui puisse efficacement le combattre. Nous avons vu que le produit brut était obtenu par la multiplication de deux nombres : quantité de marchandise produite, prix de cette marchandise ; or si la science est incapable d’agir sur les prix du blé, elle enseigne à augmenter sa récolte, c’est là son rôle, et, si elle le remplit bien, la crise peut être conjurée. Supposons qu’un cultivateur de blé ne puisse avoir de bénéfice qu’autant que la vente de la récolte d’un hectare lui rapporte 600 francs : visiblement ces 600 francs peuvent être obtenus soit avec une faible récolte vendue cher, soit avec une bonne récolte vendue bon marché ; on fait 600 francs de produit brut avec 20 quintaux de blé à 30 francs ou 30 quintaux vendus 20 francs.

Si les cultivateurs, plus habiles qu’ils ne sont encore, élevaient les rendemens jusqu’à faire des bénéfices en vendant à bas prix, il en résulterait des bienfaits inestimables, puisque l’accroissement des alimens diminue le nombre des créatures humaines qui souffrent de la faim ou pâtissent par manque d’une nourriture suffisante. Les progrès réalisés sont déjà immenses : les châtaignes, les galettes de sarrasin, le pain noir, ont fait place sur presque toute notre France au pain de froment ; la viande, naguère inconnue au village, y est devenue commune ; on boit du vin ou du cidre là où l’on se contentait d’eau claire. Les progrès réalisés par la culture ont donc été considérables : peuvent-ils s’accentuer de nouveau ? est-il possible d’atteindre des rendemens assez élevés pour que l’agriculture soit prospère en vendant toutes les denrées nécessaires à la vie à des prix tels que ces denrées deviennent accessibles à ceux qui en sont encore privés ? Telle est la question que je veux aborder dans ces études.


I

Pour qu’une terre atteigne le maximum du produit, il faut que chacune des plantes qui la couvre trouve, à chaque instant de son développement, toutes les matières alimentaires qui lui sont nécessaires : or s’il existe des sols privilégiés assez bien garnis de ces alimens nécessaires aux végétaux pour fournir d’abondantes récoltes sans aucune addition, dans la grande majorité des cas une contrée, cultivée sans addition d’aucune sorte, perd peu à peu sa fertilité, les rendemens diminuent, elle devient incapable de nourrir la population qui l’occupait ; cette population fuit cette terre devenue ingrate, elle émigré. Aussi, depuis un temps immémorial, les populations sédentaires ont-elles essayé de maintenir la fertilité des terres qu’elles occupaient au moyen des engrais. On a reconnu, dès l’antiquité la plus reculée, que les litières salies pas les déjections des animaux étaient un engrais efficace ; toutefois ces premières connaissances étaient purement empiriques : l’usage rationnel des engrais est tout récent, il dérive des connaissances que, depuis un siècle, nous avons lentement acquises du mode d’alimentation des végétaux.

Cherchons donc comment vit la plante que nous cultivons. Quand nous connaîtrons ses exigences, nous pourrons peut-être les satisfaire, et voir notre plante devenue vigoureuse nous fournir ces rendemens élevés, objets de nos désirs.

Le végétal se nourrit par ses feuilles et par ses racines, et pour bien saisir leurs fonctions, cultivons un sable lavé, puis calciné, incapable par lui-même de céder à la plante aucun aliment : il servira seulement de support. Si dans ce sable, régulièrement arrosé, on sème quelques graines de colza ou quelques grains de blé, on voit bientôt apparaître de petites tiges délicates, et pendant les premiers jours les jeunes plantes présentent toutes les apparences de la santé ; les tiges sont droites, les feuilles bien vertes. Ainsi, la première étape de la vie végétale, pendant laquelle l’embryon sort de la graine et forme racines et tige, est parcourue sans autre condition que de l’air et de l’eau. Celle-ci, dans notre expérience, a été donnée avec profusion : si elle fait défaut, la germination s’arrête, et tout de suite, dès nos premiers essais, nous reconnaîtrons la grande difficulté de la culture, ce qui en fait si souvent un métier décevant : sa dépendance absolue des conditions météorologiques. Si au moment des semailles la pluie n’arrive pas ; si, comme cela a eu lieu l’an dernier, une longue sécheresse persiste en mars et en avril, les semis avortent. ou les plantes n’apparaissent que tardivement. L’avoine semée au printemps de 1893, pendant cette période sans pluie que nous avons signalée ici même[1], a parcouru hâtivement les phases de sa végétation ; la récolte a été réduite ; l’avoine est en ce moment au même prix que le blé.

Quand l’humidité est suffisante, comme nous avons eu soin qu’elle le fût dans notre expérience, la germination a lieu : les réserves de la graine suffisent à la formation des jeunes organes ; mais très vite nous voyons le colza semé dans notre sable calciné jaunir, et si on se borne aux arrosemens à l’eau distillée, il périt ; le blé résiste un peu plus longtemps, car la graine dont il provient est plus grosse, plus chargée d’amidon et de la matière azotée qui servent l’un et l’autre à la formation des organes nouveaux. La graine est une mère et une nourrice ; mais dans le colza la nourrice, très faible, est bien vite épuisée ; elle ne l’est qu’un peu plus tard dans le blé ; mais cependant la graine se vide, l’épiderme seul subsiste, et à son tour la jeune plante périt.

Ainsi l’air et l’eau, suffisans pour déterminer la germination, sont incapables de soutenir la vie végétale ; l’expérience nous a enseigné quelles sont les matières qu’elle exige ; nous savons préparer dans les laboratoires de physiologie des dissolutions que nous désignons sous le nom de « mélanges nutritifs » ; arrosons nos semis, avant qu’ils aient donné les moindres signes d’affaiblissement, avec un de ces mélanges dans lequel nous aurons soin de ne pas introduire de combinaisons du carbone : les semis deviennent vigoureux, les feuilles se développent les unes après les autres. Prolongeons l’expérience pendant deux mois, puis renversons nos vases, lavons avec soin les racines pour les dégager du sable, et pesons nos récoltes : leur poids est bien supérieur à celui des graines primitives ; mais les graines sont presque sèches, les plantes gorgées d’eau : il convient donc de dessécher complètement nos semis et des graines semblables à celles que nous avons semées pour savoir si réellement dans ce sable stérile de la matière végétale a été élaborée. Après dessiccation nous pesons de nouveau : décidément les plantes sèches sont plus lourdes que les graines ; le mélange nutritif employé a été efficace, les plantes se sont accrues.

Pour pénétrer plus avant, procédons à l’analyse élémentaire ; déterminons les corps simples qui constituent les plantes récoltées : en comparant cette composition à celle de la graine, nous allons savoir quels sont ceux que la jeune plante s’est assimilés pendant sa courte existence. Or l’analyse nous enseigne que le poids de carbone contenu dans le colza ou le blé surpasse de beaucoup celui qui existait dans la graine, et comme, ainsi qu’il a été dit, ni la dissolution nutritive ni le sable calciné ne renfermaient de carbone, il faut qu’il ait été pris dans l’air. Il s’y trouve, en effet, parcimonieusement répandu sous forme d’acide carbonique, c’est-à-dire d’une combinaison de carbone et d’oxygène. Notre atmosphère ne renferme que 3 dix millièmes d’acide carbonique, et il semble au premier abord que les feuilles auront quelque peine à se saisir de ces rares molécules d’acide carbonique noyées dans un océan d’oxygène et d’azote : il est facile cependant de montrer par l’expérience combien est rapide cette absorption de l’acide carbonique aérien par la végétation.

Quand on délaie de la chaux dans l’eau, on en dissout de petites proportions ; si on sépare par un filtre le liquide de la chaux non dissoute, on obtient une liqueur limpide désignée dans les laboratoires sous le nom d’eau de chaux : c’est là un réactif précieux pour caractériser l’acide carbonique. Si, en effet, on fait barboter de l’air commun dans l’eau de chaux, elle ne tarde pas à se troubler ; l’acide carbonique produit, en s’unissant à la chaux, un composé insoluble dans l’eau : le carbonate de chaux, qui, sous forme de craie, de calcaire grossier de marbre, est très commun à la surface du globe. Imaginons maintenant qu’on ait tapissé un long tube de verre de feuilles longues et étroites comme celle d’une graminée, puis qu’on appelle, à l’aide d’un écoulement d’eau, un courant d’air, qui devra parcourir le tube avant d’atteindre un flacon d’eau de chaux interposé entre l’extrémité du tube et l’aspirateur, et l’on verra que l’air qui a passé sur les feuilles ne trouble plus l’eau de chaux ; il a été dépouillé de son acide carbonique ; et il faut beaucoup accélérer la rapidité du courant d’air pour reconnaître, par un léger trouble qui survient dans l’eau de chaux, que quelques molécules d’acide carbonique ont échappé aux feuilles. Elles doivent cette puissance d’absorption à l’eau qui les gorge ; l’acide carbonique est très soluble, et quand on détermine rigoureusement par l’expérience la quantité d’acide carbonique qu’absorbent des feuilles appartenant à diverses espèces végétales maintenues à des températures variables, on trouve que ces quantités sont presque identiques à celles qu’auraient dissoutes, à ces mêmes températures, des quantités d’eau égales à celles que contiennent les feuilles en expérience.

La structure de la feuille est admirablement adaptée à cette fonction spéciale : saisir l’acide carbonique aérien. Elle est plate, d’énorme surface par rapport à son poids, attachée à un rameau flexible, elle est mobile ; baignée à chaque instant par de nouvelles couches d’air, elle les dépouille de leur acide carbonique. Quand les radiations solaires, la lumière, frappent les feuilles ainsi chargées d’acide carbonique dissous, elles y déterminent la décomposition de cet acide carbonique et sa transformation en matière organique combustible. C’est dans les derniers élémens des feuilles, dans les cellules où le microscope permet de distinguer les grains de la matière verte qui donne aux végétaux leur couleur, que se produit le phénomène grandiose qui assure la perpétuité de la vie animale à la surface de la terre.

L’animal est un appareil à combustion, qui ne produit chaleur et travail qu’à la condition de consommer, de brûler de la matière organique ; il en forme de l’acide carbonique et de l’eau qu’il élimine par ses organes respiratoires : la plante au contraire est un appareil de réduction qui s’empare de cet acide carbonique, de cette eau, pour élaborer la matière combustible en rejetant l’oxygène.

La matière ainsi formée dans la feuille, résidu de la décomposition de l’acide carbonique hydraté, subit une série de métamorphoses pendant lesquelles elle se complique, et finit par apparaître sous forme de sucres, de gommes, d’amidon, de celluloses. Quelques-unes de ces transformations ont été réalisées dans le laboratoire par les seules forces chimiques, et nous pouvons suivre, étapes par étapes, les synthèses successives qui amènent à l’état de sucre l’aldéhyde méthylique que laisse dans la feuille la décomposition de l’acide carbonique hydraté ; nous pouvons même constater sur la feuille elle-même que ces métamorphoses produites à l’origine par l’intervention des radiations solaires conduisent à la production d’un corps encore plus complexe que le sucre : l’amidon.

L’expérience est facile à reproduire : de bon matin on choisit sur une plante, sur une aristoloche par exemple, une feuille qui n’a pas reçu encore les rayons solaires, mais qui est bien placée pour les recevoir un peu plus tard, et, à l’aide de gomme arabique, on fixe sur la face inférieure un papier noir ; dans le papier destiné à recouvrir la face supérieure on a découpé des lettres, de telle sorte que, au moment où l’expérience commence, on n’aperçoit la couleur verte de la feuille qu’au travers des découpures du papier ; les parties ainsi découvertes seules seront bientôt éclairées. On laisse agir le soleil pendant quelques heures, puis on détache la feuille ainsi partiellement insolée, on la décolore à l’aide d’alcool ou de chloral, puis on la maintient pendant quelques instans dans la teinture d’iode ; on enlève ensuite l’excès de la teinture par l’alcool. Si on place enfin la feuille ainsi traitée dans l’eau, on voit apparaître nettement les caractères en bleu foncé. On sait que l’iode colore en bleu l’amidon : visiblement la feuille n’en a formé qu’aux places où les radiations solaires ont atteint les cellules à chlorophylle ; partout au contraire où la feuille a été protégée par le papier noirci, elle reste blanche, décolorée ; l’iode y est sans action. Si on avait opéré sur une feuille déjà éclairée, l’amidon aurait été abondant dans toutes les cellules et les lettres n’auraient pas présenté le relief qu’elles acquièrent quand on agit sur une feuille non encore insolée, qui pendant la nuit s’est dépouillée peu à peu de l’amidon formé pendant la journée précédente.

La feuille nous apparaît donc comme le laboratoire dans lequel prend naissance la matière carbonée, et cette matière carbonée a pour origine l’acide carbonique aérien. Mais tout de suite un doute apparaît dans notre esprit : pourquoi la culture établie dans le sable calciné a-t-elle si mal réussi quand nous avons simplement arrosé avec de l’eau distillée ? Nous n’avons pris aucune précaution pour écarter l’acide carbonique aérien : pourquoi n’a-t-il pas suffi à l’alimentation de la plante ? pourquoi au contraire l’expérience a-t-elle continué et les plantes sont-elles devenues prospères quand dans les arrosages nous avons substitué à l’eau distillée les dissolutions nutritives ? que renferment ces dissolutions nutritives ? comment rendent-elles fertile du sable calciné ?

Nous allons l’apprendre. Nous savons, par l’analyse que nous avons faite de graines semblables à celles qui ont été employées à nos semis, qu’outre le carbone, l’hydrogène et l’oxygène, ces graines renferment de l’azote : ajoutons donc à notre eau distillée une matière soluble azotée, de l’azotate d’ammoniaque par exemple, qui est formé d’azote, d’oxygène et d’hydrogène, et déjà notre semis est infiniment plus vigoureux que celui qui n’a reçu que de l’eau distillée. Bientôt cependant il manifeste des signes d’affaiblissement, il est bien loin d’égaler les végétaux semés en même temps dans une bonne terre. Quelque chose manque encore.

Or, quand nous avons brûlé nos graines, nous avons vu qu’elles ne sont pas formées seulement de matières combustibles qui disparaissent pendant la calcination ; elles ont toujours laissé dans notre capsule, après que toute la matière organique a disparu, des cendres : de quoi sont-elles composées ? Nous y trouvons tout d’abord de l’acide phosphorique et en grande quantité, puis de la potasse, de la magnésie, de la chaux, de la silice, des traces d’oxyde de fer.

Pour savoir si ces substances sont accidentelles ou nécessaires, nous allons employer encore la méthode qui nous a déjà réussi. Introduisons dans nos liquides nutritifs de l’acide phosphorique ; ajoutons à notre azotate d’ammoniaque, du phosphate d’ammoniaque, et nous obtenons une récolte qui surpasse de beaucoup la précédente, sans atteindre cependant celle qui croît en pleine terre. Ajoutons encore à notre liquide nutritif de la potasse, nouvelle amélioration, et successivement joignons à ces matières tous les élémens des cendres, et peu à peu nous voyons nos rendemens s’améliorer jusqu’à égaler et même surpasser ceux que fournit une terre fertile, mais qui n’aurait pas reçu autant d’alimens végétaux qu’en ont apporté au sable les dissolutions nutritives employées.

À l’aide de cette méthode nous sommes donc parvenu à connaître le mode d’alimentation des plantes ; elles ne vivent qu’autant qu’elles trouvent à portée de leurs racines des matières azotées, de l’acide phosphorique, de la potasse, de la magnésie et de la chaux ; si l’un quelconque de ces élémens fait défaut, les autres deviennent inutiles, l’activité des feuilles s’éteint, elles cessent de décomposer l’acide carbonique aérien, l’élaboration de la matière végétale s’arrête. Les conclusions auxquelles nous sommes arrivé ont été contrôlées au reste, non plus par des essais de laboratoire portant sur quelques graines, mais bien par les cultures établies dans plusieurs domaines et notamment dans celui de Rothamsted, illustré par les recherches poursuivies pendant cinquante ans par sir J. B. Lawes et par sir Henry Gilbert. Ces recherches ont démontré que l’alimentation purement saline convenait aux graminées, notamment au blé, en maintenant indéfiniment sa culture sur le même sol, additionné seulement de nitrates et de sels ammoniacaux et d’un mélange de phosphates, de sels de potasse et de magnésie ; la chaux, la silice et le fer étaient assez abondans dans le sol pour qu’il fût inutile d’en ajouter.

Cette alimentation saline qui convient si bien aux graminées ne suffit plus à d’autres plantes de grande culture, notamment aux légumineuses. Que leur faut-il donc de plus ? De l’humus. On désigne sous ce nom les débris organiques encore mal définis qui proviennent de la transformation par les fermens de la terre des débris des végétations antérieures. J’ai cultivé, il y a quelques années, à l’Ecole de Grignon, dans de grands pots de grès renfermant 50 kilos de terre épuisée par une longue suite de culture sans engrais, le ray-grass des prairies permanentes et le trèfle des prairies artificielles. Les rendemens les plus élevés du ray-grass étaient obtenus à l’aide des engrais salins : nitrate, phosphates, sels de potasse ; celui du trèfle, très ordinaire sous l’influence de ces engrais, ne remontait que par l’addition au sol des matières organiques extraites par l’eau chaude du fumier de ferme.

Les cultivateurs ont remarqué depuis longtemps que lorsqu’une luzerne a occupé le sol pendant plusieurs années, elle s’affaiblit et les graminées l’envahissent ; si on la défriche, il est inutile d’essayer de semer de nouveau de la luzerne : elle germe, puis languit et disparaît. Il faut attendre pendant plusieurs années, quinze ou vingt ans, pour que la luzerne puisse être de nouveau semée avec quelque chance de durée. Quelquefois même, si sa culture a été maintenue longtemps, le sol reste incapable pendant de longues années de lui donner la vigueur qu’elle avait autrefois. Au sud de Paris, autour de Juvisy, s’étend une plaine excellente ; pendant trente ans, les fermiers s’y sont enrichis en y cultivant la luzerne. À cette époque, elle durait sept ou huit ans, fournissant de brillantes récoltes ; aujourd’hui, après deux ans, trois ans au plus, elle est envahie par les graminées : il faut la retourner.

Je me rappelle toujours que, visitant avec sir Henry Gilbert le domaine de Rothamsted, il m’arrêta devant une terre nue, tout à fait privée de végétation, et il me dit en souriant : « Voici le champ de culture continue du trèfle. Nous avons eu à l’origine des récoltes passables ; maintenant le trèfle ne peut plus venir sur cette pièce. » Mon savant ami me montra cependant une culture continue de trèfle qui avait réussi ; elle occupait une petite plate-bande du jardin voisin de la maison de sir J.-B. Lawes ; on y avait prodigué autrefois, comme le font les jardiniers, le fumier de ferme ; l’humus y était abondant, et depuis plus de vingt ans le trèfle y prospérait.

Nous voici renseignés, la plante ne vit que si elle trouve dans l’air : de l’acide carbonique ; dans le sol, à portée de ses racines, de l’eau et diverses matières que nous venons d’énumérer, et parmi lesquelles se placent au premier rang les composés azotés, l’humus, l’acide phosphorique, la potasse, la chaux : ce sont ces matières qui constituent les engrais. En les employant, nous augmentons la fertilité du sol, qui habituellement ne renferme pas ces divers principes en quantités suffisantes pour assurer l’alimentation de tous les individus de même espèce, que nous cultivons les uns à côté des autres. Sans doute, les terres que nous ensemençons ne sont pas tout à fait dépourvues des alimens végétaux, et si nous avions en France d’immenses étendues de terres à très bon marché, nous pourrions, comme on le fait dans l’Ouest américain, cultiver sans engrais ; nous produirions de huit à dix hectolitres de blé à l’hectare, rendement suffisant pour des terres de faible valeur, libres d’impôts, mais ruineux pour des sols surchargés de redevances comme les nôtres. — Notre culture ne prospère qu’avec l’aide des engrais ; ils se partagent naturellement en deux groupes : les uns proviennent des animaux et des végétaux, ce sont les engrais organiques ; les autres, extraits de gisemens disséminés à la surface du globe, portent le nom d’engrais minéraux ; nous les examinerons successivement.


II

Les litières salies par les déjections des animaux domestiques, le fumier de ferme est employé comme engrais depuis un temps immémorial. Il est précieux parce qu’il renferme toutes les matières nécessaires à l’alimentation végétale ; on y trouve, en effet, de l’azote combiné : 5 millièmes environ, dont une partie sous la forme assimilable d’ammoniaque ; le reste, engagé en combinaison avec le carbone, l’hydrogène et l’oxygène, fait partie des matières ulmiques ; on trouve encore dans le fumier de l’acide phosphorique, de la chaux et de la potasse ; on conçoit donc qu’à lui seul il puisse maintenir la fertilité et conduire aux récoltes moyennes dont pendant bien des années on s’est contenté.

Si le fumier est employé depuis un temps immémorial, il n’y a que peu d’années que nous savons comment sa fabrication doit être conduite pour que le produit acquière toute sa valeur. Dans les fermes bien tenues, tout le fumier produit est accumulé sur un emplacement spécial désigné, suivant sa disposition, sous les noms de plate-forme ou de fosse. La plate-forme est en terre battue, imperméable ; elle présente une légère convexité, de façon que les liquides qui découlent de la masse arrivent à un ruisseau pavé qui entoure la plate-forme. L’inclinaison de ce ruisseau est calculée pour conduire les liquides noirs, le purin, jusqu’à un trou maçonné dans lequel plonge l’extrémité d’une pompe destinée à remonter le purin jusqu’à la surface du tas, qui doit être régulièrement arrosé. La plate-forme, très répandue aux environs de Paris, est remplacée dans le Nord par la fosse. On la construit en creusant le sol de la cour de façon à former deux plans légèrement inclinés ; à leur rencontre, au point le plus bas, est placée la grille qui permet l’écoulement du purin dans le trou maçonné, où il est puisé par une pompe. Dans cette disposition le fumier est étalé sur une grande surface, et il ne serait pas suffisamment tassé si on n’y maintenait constamment les jeunes bœufs d’élevage. Accès facile aux brouettes amenant des étables ou des écuries les litières salies, aux charrettes qui viennent charger le fumier au moment où il doit être conduit aux champs ; possibilité d’arroser la masse à l’aide du purin entièrement recueilli, telles sont les conditions nécessaires à une bonne installation.

Nous avons, à l’École de Grignon, la prétention justifiée, je crois, de très bien fabriquer le fumier ; nous n’avons rien changé aux dispositions prises, il y a plus de soixante ans, par le fondateur de l’Ecole, Auguste Bella, et nous nous en trouvons bien. La plate-forme est placée au milieu d’une cour limitée par les étables, les écuries et les bergeries ; tous ces bâtimens sont munis de ruisseaux qui communiquent par des caniveaux souterrains avec le trou à purin : les liquides sont donc entièrement recueillis. Quant aux litières, elles sont conduites à la plate-forme et étalées régulièrement ; sur l’un des côtés, on dispose le fumier en plan incliné garni de planches pour faciliter le passage des brouettes. Les garçons de cour égalisent à la fourche le fumier qui vient d’être amené, de façon que la surface soit horizontale ; en outre ils tordent sur les parois les litières, de telle sorte que la masse présente sur trois faces une paroi parfaitement verticale ; quand la hauteur du tas atteint 3 mètres on commence à garnir une seconde plate-forme.

L’exploration du tas de fumier à l’aide d’un thermomètre est fort curieuse. À 1 mètre du sol environ ruisselle un liquide noir ; il se fige par places en stalactites qui recouvrent les pailles d’un mince enduit : à cette hauteur, le thermomètre ne marque guère que 25 ou 30° ; un peu plus haut, à 1m, 50 environ, la température s’élève déjà de 40 à 50°, et à 2 mètres de hauteur, plus près par conséquent de la surface supérieure, le thermomètre monte souvent à 70°. C’est dans le fumier provenant des écuries qu’on observe les températures les plus élevées : on sait qu’en effet les maraîchers emploient exclusivement le fumier de cheval pour garnir les couches sur lesquelles ils cultivent les végétaux de primeurs.

Pour savoir à quelles causes il convient d’attribuer ces différences de température constatées à diverses hauteurs du tas de fumier, il faut déterminer la composition de l’atmosphère qui s’y trouve confinée : on y réussit en forant, à l’aide d’une tige de fer, des trous dans la masse ; on substitue ensuite sans difficulté à la tige métallique un tube de verre ; on le lie par des tubes de caoutchouc à deux flacons portant des tubulures inférieures reliées l’une à l’autre par de bons tubes de caoutchouc. Imaginons que le flacon, dont la tubulure supérieure est en relation avec le tube enfoncé dans le fumier, soit rempli de mercure, et que le second flacon que nous avons tenu jusqu’à présent plus élevé que le flacon à mercure soit vide : on conçoit sans peine que, si nous abaissons le flacon vide au-dessous du flacon à mercure, ce liquide va s’écouler, et déterminer un vide qui sera comblé par le gaz contenu dans le fumier ; bientôt tout le mercure sera écoulé, et le flacon rempli du gaz que nous voulons analyser. Nous détacherons le caoutchouc qui reliait le flacon au tube enfoncé dans le fumier, nous adapterons un tube à dégagement ; et en élevant le flacon actuellement plein de mercure, nous chasserons le gaz du fumier dans les tubes où nous pourrons l’analyser.

Les gaz extraits du fumier ne renferment jamais d’oxygène ; à la partie supérieure, là où la température atteint 70° environ, on trouve que le quart du volume total est de l’acide carbonique, le reste est de l’azote. Son origine n’est pas douteuse, c’est de l’azote atmosphérique. Dans cette partie de la masse, l’air pénètre ; son oxygène brûle les principes les plus attaquables de la paille et se transforme en acide carbonique ; l’élévation de température est due à la combustion lente. Le gaz extrait un peu plus bas présente une composition bien différente de celle que nous venons de constater : l’azote y est moins abondant et mêlé à l’acide carbonique, on reconnaît le gaz des marais, l’hydrogène carboné qu’il est facile d’allumer. Le gaz puisé tout à fait en bas du tas de fumier ne renferme plus guère d’azote, peu d’acide carbonique ; le gaz des marais domine.

Les réactions qui donnent naissance à l’acide carbonique et au gaz des marais sont dues à l’activité de fermens faciles à examiner au microscope : une goutte de liquide provenant du lavage du fumier est peuplée de bactéries dodues, peu agiles, portant souvent des spores brillantes ; on réussit à les cultiver sur de la filasse de lin, sur du papier, par conséquent sur de la cellulose, en plongeant ces matières dans des liquides chargés de carbonate de potasse, de carbonate d’ammoniaque et d’un peu de phosphate d’ammoniaque. Ce mélange ensemencé avec quelques gouttes de purin et maintenu à 50° environ dégage de l’acide carbonique et du gaz des marais en volumes égaux. Les bactéries vivent et travaillent à cette température élevée ; elles persistent même jusqu’à 72°, mais à 80° elles périssent ; une fermentation en pleine activité portée jusqu’à ce degré de chaleur s’éteint, tout dégagement de gaz cesse.

Les bactéries qui entrent en jeu dans le fumier proviennent du tube digestif des animaux ; dans la partie supérieure du tas, là où l’air pénètre, elles favorisent l’action de l’oxygène ; la gomme et les sucres de la paille sont brûlés ; dans les parties plus profondes, les bactéries s’attaquent à la cellulose. La paille des litières est ainsi profondément modifiée. En effet, des trois principes qui la constituent : gomme, cellulose et vasculose, les deux premiers sont partiellement détruits ; le dernier, qui résiste, s’hydrate, se dissout dans les liquides alcalins, et donne au purin, au fumier lui-même, sa couleur brun foncé.

Un fumier fermenté est celui qui a subi profondément ces métamorphoses : on les hâte en procédant à des arrosages réguliers à l’aide du purin, qui, pénétrant dans la masse, dissout l’acide carbonique, facilite l’accès de l’air, dont l’oxygène active les combustions et ranime les bactéries ; peu à peu, la paille se réduit, se désagrège, forme une masse molle, facile à couper à la bêche, et prend finalement l’aspect de l’humus.

Les cultivateurs des terres légères trouvent grand avantage à pousser très loin la fermentation du fumier ; ceux qui tiennent au contraire des terres fortes, argileuses, attachent moins d’importance à cette fermentation et conduisent le fumier dans leurs champs toutes les fois qu’ils sont abordables : pour bien comprendre quelles raisons dictent leur conduite, il faut suivre les transformations que subissent dans le fumier les matières organiques azotées.

Les animaux reçoivent dans leur ration des matières azotées : le foin renferme de l’albumine semblable à celle de l’œuf ; les grains contiennent de la caséine, analogue à celle du fait, du gluten, de même composition que la fibrine des muscles, et on conçoit qu’une partie de ces matières ingérées soit fixée dans l’organisme : une autre est brûlée, amenée à l’état d’urée et rejetée par les urines ; une plus faible fraction des matières azotées de la ration passe dans les déjections solides.

Maintenue dans l’air pur à l’abri des germes, l’urée reste inaltérée, mais un ferment, partout répandu, la transforme rapidement en carbonate d’ammoniaque. Cette métamorphose se produit déjà dans les bergeries et, quand elles sont mal ventilées, l’odeur y est insupportable. Au moment où elles arrivent à la plate-forme, les matières sont donc imprégnées de carbonate d’ammoniaque. Si elles n’y font qu’un court séjour et que rapidement elles soient conduites aux champs, elles en renferment encore, et si elles sont incorporées à un sol léger, perméable à l’air, très vite ce carbonate d’ammoniaque devient la proie des fermens nitriques ; l’azote qu’il renferme, métamorphosé en acide azotique, s’unit aux bases du sol, chaux et potasse, et le voilà absolument mobile, prêt à être assimilé par les plantes si le sol est emblavé, à être entraîné par les eaux si la terre est découverte. Conduire du fumier frais très chargé de carbonate d’ammoniaque dans une terre légère, c’est donc s’exposer à de grandes pertes ; les cultivateurs disent que ces terres dévorent le fumier : après une année, il a disparu.

Dans une terre forte, argileuse, peu perméable à l’air, il persiste plus longtemps. Ce que l’on craint dans une terre semblable c’est que, par suite du manque d’air, la nitrification qui amène l’azote à l’état essentiellement assimilable soit trop lente : il n’y a donc pas d’inconvénient à conduire dans un sol compact du fumier frais très chargé de carbonate d’ammoniaque ; la facilité de sa transformation compense la mauvaise aération du sol ; en outre, dans le fumier frais, la paille encore peu altérée conserve sa rigidité ; elle divise le sol, y facilite l’accès de l’air que retarde la plasticité de l’argile.

Dans le fumier frais domine le carbonate d’ammoniaque ; il n’en est plus ainsi dans le fumier fait. Les fermens qui travaillent quatre ou cinq mois dans la masse accumulée sur la plate-forme ou dans les fosses y pullulent ; ils utilisent à la formation de leurs propres tissus le carbonate d’ammoniaque comme le ferait une plante ; ils en font de la matière organique complexe, infiniment plus résistante à l’action des fermens nitriques du sol que le carbonate d’ammoniaque ; en outre, celui qui persiste dans le fumier fermenté y est englobé dans la matière ulmique, dans la vasculose hydratée, avec une telle énergie que des lavages prolongés sont impuissans à l’enlever. Le fumier fait renferme donc la plus grande partie de son azote à l’état insoluble, peu attaquable, de là son application aux terres légères.

De toutes les matières fertilisantes, celles qui contiennent de l’azote sont les plus efficaces, mais aussi les plus coûteuses, et les cultivateurs, qui font de grands sacrifices d’argent pour acquérir du nitrate de soude, du sulfate d’ammoniaque, du guano, etc., ont toujours été très préoccupés des pertes d’azote qu’entraîne la fabrication du fumier.

Elles sont énormes. MM. Muntz et Girard les ont mises en lumière récemment par une méthode facile à comprendre. Ces habiles expérimentateurs maintiennent pendant quelques mois, dans un bâtiment dont le sol est bitumé de façon qu’aucune infiltration de liquides ne puisse s’y produire, un lot d’animaux, démontons par exemple, qu’on pèse au début des expériences. On pèse chaque jour les alimens fournis et on détermine l’azote qui y est contenu ; on recueille soigneusement les litières salies, les liquides émis, et on y dose également l’azote ; enfin, quand l’expérience a duré quelques mois, on pèse les animaux, on constate leur augmentation de poids : il est facile de déduire de cette augmentation la fraction de l’azote des rations qui a été fixé à l’état de viande et de laine ; et comme d’autre part on connaît par les analyses des litières salies, des liquides évacués, l’azote entré dans la constitution du fumier, on obtient, en ajoutant l’azote fixé par les animaux à l’azote du fumier, un nombre qui devrait égaler l’azote des rations et des litières fraîches si rien n’était perdu. Il est bien loin d’en être ainsi : souvent la perte représente la moitié de l’azote initial.

Une fraction de cet azote se dissipe sous forme d’ammoniaque, dont l’odeur piquante et nauséabonde se manifeste dans les bergeries trop bien closes, ainsi que nous l’avons dit déjà ; mais une autre fraction, et la plus importante, disparaît à l’état libre.

Il est possible de diminuer les pertes d’ammoniaque qui ont lieu dans les étables ou les bergeries en saupoudrant les litières de terre sèche qui retient bien cet alcali ; il est facile également d’empêcher la déperdition dans le fumier en voie de fabrication à l’aide de fréquens arrosages : les sels ammoniacaux sont tellement solubles dans l’eau, qu’un fumier renfermant, ainsi que cela a lieu habituellement, les trois quarts de son poids d’humidité, ne contient pas de carbonate d’ammoniaque à l’état gazeux.

Il est très important d’en être convaincu, car à bien des reprises différentes on a conseillé, et tout à fait à tort, d’introduire dans le fumier du plâtre ou du sulfate de fer en vue d’amener le carbonate d’ammoniaque volatil à l’état de sulfate d’ammoniaque fixe. Ces additions sont absolument fâcheuses, et tout d’abord, la transformation du carbonate d’ammoniaque en sulfate n’est pas durable ; les sulfates sont réduits dans le tas de fumier, amenés à l’état de sulfures, d’où l’odeur fétide de sulfure d’ammonium du purin ; ces sulfures eux-mêmes sont décomposés à leur tour par l’acide carbonique et l’eau, et l’ammoniaque se retrouve finalement à son état primitif de carbonate ; mais durant ces transformations les fermentations se sont arrêtées. Les bactéries en activité dans le fumier ne travaillent que dans un milieu alcalin, imprégné de carbonate de potasse et d’ammoniaque ; quand on décompose ces carbonates, la fermentation s’arrête, la masse se refroidit ; ce n’est plus qu’un mélange inerte de paille et de sels ammoniacaux dans lequel cesse la production des matières ulmiques qu’on a précisément dessein d’obtenir.

Il n’y a donc pas lieu de s’arrêter aux pertes d’ammoniaque : elles sont très faibles ou nulles dans un fumier bien arrosé. Quant aux pertes d’azote libre, il faut s’y résigner ; nous n’avons, actuellement, aucun moyen de les restreindre. La fermentation singulièrement énergique, qui élève à 70° la température de cette masse de matière surchargée d’humidité, ne porte pas seulement sur les hydrates de carbone : les matières azotées sont attaquées à leur tour, leur carbone et leur hydrogène complètement brûlés laissent échapper à l’état libre l’azote auquel ils étaient unis. M. Reiset, il y a plus de vingt ans, moi-même plus récemment, nous avons constaté ces pertes d’azote à l’état gazeux, et, nous le répétons, il n’existe actuellement aucun moyen de les empêcher.

Si dans un fumier régulièrement arrosé, bien tassé, les pertes d’azote sont déjà notables, elles deviennent excessives dans une fabrication mal conduite. Un fumier éparpillé sans soins dans la cour de ferme, lavé par la pluie pendant l’hiver, desséché par le soleil pendant l’été, perd tous ses principes utiles. Cette désolante incurie est fréquente : les prescriptions, les conseils des agronomes glissent sur l’indifférence des paysans ; depuis le vieux Caton jusqu’à nos jours, on a répété à satiété, sur tous les tons, que le succès d’une exploitation est étroitement lié à la bonne administration du fumier. Paroles inutiles ! Peines perdues ! il suffit d’entrer dans une des fermes du Centre pour reconnaître qu’on fait aussi mal aujourd’hui que du temps des Romains.

Cette négligence est d’autant plus regrettable que, bien préparé, le fumier est un engrais d’une grande valeur. Outre les sels ammoniacaux, les matières azotées englobées dans l’humus, il renferme en effet toutes les matières minérales nécessaires au développement des végétaux, de l’acide phosphorique, de la potasse, de la chaux dont il est facile de trouver l’origine.

Ces matières minérales proviennent des alimens distribués au bétail ; dans les grains notamment, l’acide phosphorique abonde on le décèle aisément dans les cendres du foin, et quand les étables et les bergeries sont peuplées d’animaux adultes dont le squelette n’augmente plus, presque tout l’acide phosphorique ingéré avec les alimens se retrouve dans le fumier. Il n’est pas de plantes qui ne renferment de potasse ; pendant longtemps, elle a été exclusivement extraite des cendres végétales, où elle se trouve à l’état de carbonate ; les acides oxalique, malique, tartrique, citrique, auxquels elle est unie dans les plantes, sont détruits pendant les combustions vives ; ils le sont également par les combustions lentes dans l’organisme animal et c’est à l’état de bicarbonate que la potasse se trouve dans les urines des herbivores ; la chaux provenant des eaux distribuées comme boisson, ou des alimens eux-mêmes formant facilement des composés insolubles passe surtout dans les déjections solides.

Le fumier est donc habituellement un engrais complet ; et on conçoit que pendant des siècles il ait été employé comme matière fertilisante, qu’aujourd’hui même il forme la base de presque toutes les fumures. Il présente, en effet, deux qualités précieuses : par les sels ammoniacaux qu’il renferme, il exerce l’année même de son épandage une action marquée ; par son azote engagé dans des combinaisons complexes lentement attaquables, cette action se continue pendant de longues années.

J’ai déjà indiqué ici même[2] quelle suite de métamorphoses subit l’azote d’une matière organique pour acquérir la forme assimilable de nitrates, je n’y reviendrai pas aujourd’hui ; je veux seulement montrer comment on peut tirer de ces études l’explication de ces deux propriétés précieuses et, semble-t-il, au premier abord, contradictoires du fumier : son action est immédiate, elle est durable.

Elle varie aussi d’un sol à l’autre et, pour le bien montrer, j’ai maintenu, sans culture, des terres de natures très diverses additionnées ou non de fumier de ferme, puis j’ai cherché dans les eaux de drainage qu’elles laissaient égoutter les nitrates formés ; l’excédent contenu dans les terres fumées indiquait la part que prenait à la nitrification l’azote du fumier.

Les différences sensibles dès le printemps qui suit l’épandage s’atténuent pendant les saisons suivantes : dès la première année, dans une terre légère, du tiers au quart de l’azote de la fumure est nitrifié, par suite assimilé ou entraîné ; dans une terre forte, la proportion n’est plus que d’un cinquième, le septième dans une terre de la Limagne d’Auvergne très chargée d’humus. Ainsi, l’année même de la fumure, une fraction de l’azote du fumier entre en jeu, mais une autre fraction et beaucoup plus importante reste en réserve. On conçoit dès lors comment il est inutile de répandre du fumier tous les ans, comment surtout les arrière-fumures, comme disent les cultivateurs, ont une influence si marquée ; elles se font sentir pendant de nombreuses années ; quand une terre a reçu de copieuses fumures de fumier de ferme, elle conserve longtemps une remarquable fertilité ; les cultivateurs l’ont observé depuis longtemps, et c’est là ce qui rend si avantageux les baux à long terme, si désastreux au contraire les engagemens qui ne durent que peu d’années.

Quand un fermier est à fin de bail et que ce bail ne doit pas être renouvelé, il s’efforce d’utiliser les réserves que les fumures, qu’il a distribuées à son entrée et pendant sa culture, ont accumulées dans son sol ; il cesse de répandre du fumier et il augmente les surfaces consacrées aux marchandises de vente ; il part, laissant le sol épuisé. Le nouveau fermier est obligé de prodiguer les fumures pendant les premières années, mais elles sont bien loin de produire immédiatement tout leur effet ; la fertilité ne s’improvise pas. C’est seulement après quatre ou cinq ans qu’elle est rétablie, mais déjà s’approche le terme, si, comme cela arrive souvent, le bail n’est signé que pour neuf ans ; pendant les dernières années recommencera la culture épuisante, qui exigera du fermier entrant de nouveaux efforts ; ainsi la terre n’acquiert pas la fertilité que lui donnerait une culture mieux aménagée, ou que lui assurerait un règlement équitable des indemnités dues au fermier sortant laissant sa terre en bon état.

On a beaucoup écrit sur le prix de revient du fumier de ferme, et on conçoit que les agronomes aient grand intérêt à l’établir avec exactitude, car ce prix du fumier entrera dans tous les calculs qui ont pour but d’établir le prix de revient de toutes les cultures. J’ai obtenu 800 francs de betteraves à l’hectare sur une terre qui avait reçu 40 000 kilos de fumier ; mes dépenses de loyer, de semences, de main-d’œuvre, ont été de 500 francs ; si je compte mon fumier à 10 francs la tonne, mes dépenses atteignent 900 francs : je suis en perte ; si je le compte à 5 francs, il me reste 100 francs de bénéfice.

Systématiquement j’ai employé l’expression : Je compte le fumier 10 ou 5 francs : c’est qu’en effet, ce prix est toujours une appréciation, il ne découle pas de recettes réellement encaissées ou de dépenses effectivement soldées.

On essaie de calculer le prix du fumier en faisant la différence entre la somme des recettes des vacheries, des bergeries, des écuries et les dépenses qu’entraîne l’entretien des animaux ; si ces dépenses surpassent les recettes, et c’est là ce que montre habituellement la comptabilité agricole, on équilibre le compte en portant en recettes le fumier produit ; en divisant enfin la somme ainsi calculée par le poids du fumier on trouve le prix de la tonne de ce fumier.

Mais la plupart des nombres qui entrent dans ce calcul reposent sur des évaluations. J’entends bien que j’aurai des recettes réelles : de la vente du lait de mes vaches, de la laine de mes moutons, de celle des animaux gras ; mais quand je voudrai écrire en recettes le travail de mes bœufs de labour, de mes chevaux transportant les marchandises à la gare voisine, je n’aurai plus aucune certitude ; mon labour aura beau avoir été fait avec le plus grand soin, si la récolte qu’il a préparée avorte, je n’en tirerai aucun bénéfice, ce labour n’a pas par lui-même de valeur ; et c’est en m’appuyant sur de vagues appréciations que fictivement j’estime le travail exécuté, par un chiffre qui ne peut être qu’arbitraire.

Les difficultés ne sont pas moindres quand il s’agit d’évaluer les dépenses : visiblement, sans grande chance d’erreur, je puis évaluer au prix du marché un fourrage qui passe du magasin aux étables, en bottes régulières qu’on pourrait aussi bien charger sur un chariot et conduire à la gare ou à la ville voisine ; mais beaucoup d’alimens ont une valeur difficile à chiffrer : j’ai rentré deux coupes de foin et son prix m’est connu, mais l’automne est pluvieux, mes prés reverdissent, je les fais pâturer… que vais-je inscrire aux dépenses ? Quel est le prix de ce fourrage qui n’est pas fauchable ? Telle qu’elle est tenue habituellement, la comptabilité agricole ne donne que des indications discutables… Il y a plus de vingt ans, j’accompagnais les élèves de Grignon dans une de leurs excursions ; nous avions été reçus par un des cultivateurs les plus habiles du département du Nord ; il nous avait montré une magnifique étable d’engraissement contenant plus de quatre-vingts bêtes ; on le complimentait… « Vous n’avez pas de complimens à faire, nous dit notre hôte… l’étable me coûte beaucoup d’argent. — Alors, vous la laisserez se vider ; quand cet engraissement sera terminé, vous n’achèterez plus d’animaux. — Mais si, mais si ; il faut bien ; mais je perds, vous verrez la comptabilité. » — En effet les livres indiquaient une perte ; elle était fictive ; les alimens fournis en grande partie par une sucrerie appartenant à notre interlocuteur n’étaient pas payés en argent, ils étaient évalués, et l’évaluation était trop forte. La comptabilité établissait une perte sur l’engraissement, d’où un prix du fumier très élevé ; et cependant l’instinct très juste qu’avait notre hôte des opérations agricoles le portait à continuer une spéculation que sa comptabilité lui disait être ruineuse.

Un élevage très bien conduit, vendant des reproducteurs de choix à prix élevés, une vacherie dont le lait est employé à la fabrication de fromages recherchés font par eux-mêmes des bénéfices et dans ces cas exceptionnels, non seulement le fumier ne coûte plus rien, mais il représente un surcroît de profit.

Habituellement, il n’en est pas ainsi, et quand les fourrages consommés et la paille des litières sont évalués au prix du marché, les recettes de la vacherie et de la bergerie ne couvrent pas les dépenses : le fumier qui comble la différence ressort, suivant les exploitations, de 5 à 10 francs la tonne.

Visiblement tous les efforts du cultivateur doivent tendre à diminuer ce prix de revient ; mais alors même qu’il est élevé, il reste inférieur à sa valeur déduite du prix qu’atteignent sur le marché les diverses matières fertilisantes qu’il renferme. Si on renonce à produire du fumier, il faut acquérir des quantités d’azote, d’acide phosphorique et de potasse égales à celles que les fumures habituelles apportent au sol du domaine ; or, sans compter les matières ulmiques, |une tonne de fumier vaut de 12 à 13 francs, par ses 5 kilos d’azote, ses 3 kilos d’acide phosphorique, ses (kilos de potasse ; et si mal conduites que soient les spéculations animales, elles ne font jamais ressortir le fumier à un prix aussi élevé. Aussi, malgré l’extension que prend chaque jour le commerce des engrais, la production du fumier ne cesse-t-elle que dans les exploitations voisines des grandes villes où l’on peut en acheter ; et si les fermiers des environs de Paris trouvent avantageux d’abandonner toutes les spéculations sur les animaux, et de conduire au marché non seulement les grains, mais aussi les pailles et les fourrages, c’est que la ville elle-même leur cède à bas prix le fumier qu’ils ne produisent plus.

En réalité, partout le fumier de ferme reste la base de la fumure : son emploi est avantageux parce qu’il apporte les matières fertilisantes à meilleur (compte qu’on ne pourrait les acquérir sur le marché ; il est nécessaire parce qu’il fournit les matières ulmiques, difficiles à acquérir et indispensables au maintien de la fertilité.


III

Les cultivateurs des environs de Paris ont cependant une autre ressource : ce sont les immondices, les résidus de cuisine, les débris de toutes sortes recueillis dès la première heure, d’autant plus rapidement qu’au lieu de s’éparpiller sur le sol, ainsi qu’on le voyait naguère, ces détritus sont réunis dans des boîtes métalliques qui sont montées dans les charrettes, basculées, vidées et remises en place en quelques instans. Réunies en grandes masses à Gentilly et à Bagneux, les ordures y éprouvent un mouvement de fermentation, s’oxydent, noircissent et présentent alors une composition assez analogue à celle du fumier de ferme. Des dépôts, les gadoues, c’est le nom que prennent ces résidus après fermentation, sont expédiées dans les gares, où les cultivateurs viennent les acheter au prix de 6 à 8 francs la tonne.

Leur emploi n’est pas sans présenter quelques inconvéniens : outre l’odeur insupportable qui, pendant plusieurs jours après leur épandage, se répand dans la campagne, les fragmens de verre, de poterie, de boîtes métalliques que la gadoue amène dans les champs, risquent de blesser les animaux de labour, et le ramassage entraîne quelque dépense. Quoi qu’il en soit, on trouve encore le placement de ces résidus, et si les chemins de fer consentent à les transporter à bas prix à des distances plus grandes qu’ils ne le font aujourd’hui, on n’en sera pas réduit à brûler les ordures, ainsi que cela a lieu à Londres et à Berlin.

Les grandes villes abandonnent encore à la culture d’autres débris : toutes les parties des animaux sacrifiés dans les abattoirs ne sont pas comestibles, la consommation de la viande de cheval est faible, le sang, la chair non employés dans les boucheries passent aux fabriques d’engrais.

Le sang se corrompt si facilement que pour l’utiliser il faut toujours lui faire subir une préparation ; on y emploie le perchlorure de fer : la coagulation du sang est très rapide ; on dessèche à l’étuve et on obtient une matière noire, très riche en azote, qui se prête facilement au transport et à l’épandage.

Pour préparer les engrais de viande, on découpe les animaux en gros morceaux, que l’on dispose régulièrement dans de grandes cuves pouvant contenir de trente à trente-six chevaux ; on cuit à la vapeur, l’opération dure de dix à quatorze heures ; abandonnée au repos et au refroidissement la matière se partage en trois couches ; les graisses employées dans les savonneries occupent la partie supérieure, au-dessous se trouve un liquide chargé de gélatine, la couche inférieure est formée d’un mélange de sang et de chair ; soumise à la dessiccation, elle constitue un engrais renfermant encore 13 pour 100 d’azote.

Son action est beaucoup plus lente que celle du sang ; j’ai eu occasion d’employer à Grignon sur diverses cultures, en 1879, de l’engrais de viande provenant d’une usine de Saint-Denis ; l’effet fut peu sensible. l’année même de répandage, mais il fut très marqué l’année suivante.

Le traitement que nous venons d’indiquer n’est praticable que dans de grandes usines. Il arrivait très souvent naguère que, dans les fermes où l’on perdait des animaux atteints de maladie contagieuse, on se bornait à les enfouir, et cette habitude fâcheuse a contribué pendant bien longtemps à propager une des maladies les plus redoutées des éleveurs : le charbon. Nous avons indiqué, dans un article précédent[3], comment se propageait le charbon, et bien que, grâce, aux admirables découvertes de M. Pasteur, aux vaccinations préventives de plus en plus répandues, cette maladie tende à disparaître, on ne saurait cependant prendre trop de précautions pour empêcher sa propagation. M. Aimé Girard a indiqué, il y a quelques années, une méthode très simple qui permet de convertir les animaux qui ont péri sous les atteintes de ces maladies contagieuses, en un engrais efficace et inoffensif : il suffit de plonger les cadavres dans une cuve renfermant de l’acide sulfurique à 60° ; l’acide réduit l’animal en une sorte de bouillie noire ; on achève la saturation à l’aide de la poudre de nodules de phosphate de chaux, et on obtient ainsi une masse sèche, facile à répandre, d’une haute valeur fertilisante, et absolument débarrassée de tout germe morbide.

La culture emploie encore d’autres résidus d’origine animale, notamment la laine et le cuir ; les chiffons de laine simplement effilochés sont en usage dans les vignes depuis un temps immémorial ; le prix du chiffon varie avec celui du vin ; quand la récolte a été abondante, la qualité médiocre, le vin se vend mal, le prix du chiffon tombe pour se relever pendant les années où les vignerons vendent cher. Ces chiffons de laine ne s’altèrent que lentement dans le sol, et si leur action se fait sentir pendant plusieurs années, elle n’est pas assez rapide pour soutenir la végétation des plantes qui en quelques mois accomplissent leur évolution ; aussi, a-t-on essayé de hâter la décomposition de la laine en la traitant, soit par de la vapeur d’eau surchauffée, soit par l’acide sulfurique ; on fabrique ainsi un produit connu sous le nom de laine dissoute, ou encore d’azotine, beaucoup plus efficace que la laine brute.

Souvent cependant les vieux vêtemens de laine pure sont utilisés autrement ; soumis à un travail mécanique spécial, la fibre peut être tissée de nouveau ; ces étoffes de médiocre qualité ont reçu un nom qui fait honneur à l’esprit inventif des fabricans, on les appelle de la renaissance : un vieux vêtement, fatigué, troué, hors d’usage, est travaillé, et sa matière première reparaît avec un lustre nouveau : c’est une renaissance de la laine. Quand les tissus sont laine et coton, ce travail n’est plus possible, et l’on soumet alors ces étoffes à l’action de la vapeur d’eau surchauffée : les fibres animales se désagrègent, forment une masse noirâtre ayant l’aspect du cirage, qui vaut seulement par les 9 à 12 centièmes d’azote qu’elle renferme ; quant aux fibres végétales qui ont résisté à la vapeur, elles servent à la fabrication des papiers communs.

On a également employé comme engrais azoté les débris de cuir. Simplement moulus, ils ne se décomposent qu’avec une très grande lenteur. Mais lorsqu’ils ont été soumis à l’action de la vapeur surchauffée, ils deviennent très friables. L’action de ces engrais azotés est assez lente ; je les ai employés au champ d’expériences de Grignon sur une culture de pommes de terre : la récolte n’a pas été augmentée. Un blé qui a succédé aux pommes de terre n’a guère bénéficié non plus de cet engrais enfoui dans le sol l’année précédente, et je commençais à désespérer d’en tirer le moindre parti, quand il marqua d’une façon très sensible, sur un second blé, par conséquent trois ans après son épandage.

Les tournures de corne, ou les cornes torréfiées sont plus actives ; aucun de ces engrais d’origine animale ne vaut cependant le guano qui, après avoir été très employé pendant une trentaine d’années, est aujourd’hui un peu délaissé depuis que les dépôts les plus riches commencent à s’épuiser. On trouve du guano sur un grand nombre d’îlots où les oiseaux de mer viennent se réfugier : ils couvrent le sol de leurs déjections au milieu desquelles sont souvent enfouis leurs cadavres momifiés.

Le guano le plus recherché parce qu’il renfermait, outre du phosphate de chaux, des quantités notables d’ammoniaque unie aux acides carbonique, urique et oxalique se trouvait sur des îlots voisins de la côte du Pérou ; les oiseaux pêcheurs pullulent sur cette côte.

Suivant Antonio de Ulloa qui accompagna en Amérique les académiciens français, qui y furent envoyés au XVIIIe siècle pour mesurer un arc du méridien, « quand les oiseaux commencent à traverser le port de Callao, on n’en voit ni le commencement ni la fin. » Ces oiseaux sont attirés sur cette côte par l’extraordinaire abondance du poisson qui peuple le courant de Humboldt, apportant dans ces régions chaudes les eaux froides de l’Océan Glacial du sud ; le courant remontant directement vers le nord, baigne toute la côte jusqu’à l’équateur.

L’illustre agronome français Boussingault, qui a parcouru l’Amérique centrale au commencement du siècle, vit ces gisemens de guano, et c’est en réfléchissant à leur composition, qu’il arriva à formuler pour la première fois son opinion sur l’efficacité des engrais azotés. « Sur une grande étendue de la côte du Pérou, le sol, qui est naturellement stérile, est rendu fertile par l’application du guano ; la terre, composée d’un sable quartzeux mêlé d’argile, produit alors des récoltes abondantes. L’engrais qui opère un changement aussi prompt et aussi favorable est formé presque exclusivement de sels ammoniacaux. C’est en présence de ce fait qu’en 1822, époque à laquelle je me trouvais sur les côtes de la mer du Sud, j’adoptai l’opinion que je professe encore aujourd’hui, sur l’utile intervention des sels à base d’ammoniaque dans les phénomènes de la végétation. »

Il y a vingt ans, les guanos provenant des localités où la pluie est rare, ayant conservé tous les sels ammoniacaux solubles qui ailleurs sont facilement entraînés par les eaux pluviales, étaient encore communs ; ils étaient chargés en vrac dans des bateaux qu’on ne pouvait consacrer à un autre usage, tant l’odeur répandue par le guano est forte et repoussante ; un grand nombre de ces bâtimens arrivait à Nantes, où l’engrais était emmagasiné. On achetait à ce moment le guano à un prix assez élevé, sans exiger de garantie de composition ; bientôt cependant les gisemens les plus riches s’épuisèrent, l’efficacité devint moindre, et on ne voulut plus acheter que sur analyse. Or, la composition de ces engrais est loin d’être constante : les manipulations ayant pour but de faire des mélanges uniformes sont difficiles ; le guano, mou et plastique, s’agglutinant aisément, encrasse les appareils ; pour réussir à le triturer, on le traite par l’acide sulfurique, on prépare ainsi le guano dissous ; l’acide décompose le carbonate d’ammoniaque, le transforme en sulfate d’ammoniaque ; en outre le phosphate de chaux est attaqué également, une partie de la chaux forme avec l’acide sulfurique du plâtre qui fait prise et englobe la matière ; elle est alors devenue assez dure pour passer facilement au travers d’appareils broyeurs et acquérir l’homogénéité nécessaire à la vente sur analyse. Ces manipulations transforment au reste le guano en un mélange de sulfate d’ammoniaque et de superphosphate de chaux, et dès lors, il subit la concurrence des engrais chimiques qui ont fait cesser l’engouement dont le guano a été l’objet, au moment où le mode d’action des engrais était moins connu qu’il ne l’est aujourd’hui.

Les déjections des oiseaux de mer ne sont pas seules employées ; on fait usage également, sous le nom de colombine, des produits extraits de tous les locaux où séjournent les volailles ; on rencontre en outre, dans quelques grottes habitées par les chauves-souris, un engrais tout à fait analogue au guano. Enfin on a essayé à diverses reprises d’utiliser à la fabrication des engrais tous les résidus des pêcheries. Sur notre côte bretonne, avec les parties non comestibles des sardines ; aux îles Loffoden on Norvège ; à Terre-Neuve où s’accumulent les résidus de la pêche de la morue, on a fabriqué des engrais de poisson. En soumettant à l’action de la vapeur d’eau surchauffée tous ces débris, on en extrait de l’huile, puis t(jute la masse devient dure, cassante, passe facilement au moulin, et forme une poudre commode à répandre.


IV

L’emploi des matières excrémentitielles humaines est très localisé ; il n’est qu’un petit nombre de contrées où les cultivateurs ont surmonté la répugnance très légitime que provoquent ces engrais. Une longue accoutumance a rendu les Chinois insensibles aux inconvéniens qu’entraîne le transport constant sur les routes, dans les rues, de ces matières nauséabondes ; leur efficacité comme engrais est telle, qu’aujourd’hui le Céleste Empire est peut-être le pays du globe où la population présente la plus grande densité. En France, aux deux extrémités du territoire, on fait usage des matières excrémentitielles depuis un temps immémorial : dans le Var, les Alpes-Maritimes, ces engrais sont répandus dans la culture des plantes à fleurs qui alimentent les parfumeries ; et tout à fait au Nord, dans l’ancienne Flandre, les matières fécales sont d’un usage tellement constant qu’elles ont reçu le nom d’engrais flamand.

Leur emploi implique la conservation des fosses d’aisance qui présente de terribles inconvéniens et tout d’abord au point de vue de la salubrité : ces fosses, rarement étanches, laissent suinter, par le fond ou les parois, les liquides nauséabonds qu’elles renferment ; ils contaminent les terres voisines et les nappes d’eau souterraines. On ne trouve habituellement dans l’eau des puits salubres que des traces d’ammoniaque : or, il y a quarante ans, Boussingault dosait, dans les puits des maisons du vieux Paris, jusqu’à 30 milligrammes d’ammoniaque par litre ; quantité énorme, visiblement due à des infiltrations des liquides des fosses. La consommation d’eaux semblables, toujours horriblement répugnante, devient terriblement dangereuse en temps d’épidémie, puisque nous savons aujourd’hui que le choléra et la fièvre typhoïde se propagent par les germes contenus dans les eaux contaminées.

Bien que l’extraction des matières des vidanges ait été perfectionnée depuis quelques années ; bien que les gaz qui s’échappent soient lancés au travers d’un foyer qui brûle les produits volatils à odeur forte, de telle sorte que la vidange des fosses d’une maison n’empeste plus toute une rue, ainsi que cela se produisait naguère, le procédé actuel est barbare et doit disparaître.

Que chaque maison recèle au-dessous d’elle des mètres cubes de liquide infect dont les émanations remontent dans les habitations à toutes les baisses barométriques ; qu’il faille extraire ces liquides par des moyens mécaniques et les charrier à grand bruit au travers de la ville, pendant la nuit, troublant ainsi le sommeil des habitans ; que la nécessité de répéter ces opérations coûteuses s’impose d’autant plus fréquemment que l’eau pure arrive en plus grande abondance dans les maisons ; et que par conséquent l’intérêt des propriétaires, auxquels incombent les frais de vidange, soit de restreindre les larges irrigations des cabinets d’aisance, c’est là ce qui est intolérable.

Le système des fosses est donc condamné, il l’est d’autant plus que la préparation des engrais par le traitement des vidanges devient chaque jour plus difficile.

Les matières extraites des fosses ont été longtemps conduites dans les dépotoirs ; on les y abandonnait au repos, pour que la partie solide se déposât. Ce dépôt est très lent ; les matières exposées à l’air empestent de leurs émanations les localités voisines, et, quand le vent souffle de l’est, tout Paris. Les matières solides finissent par se dessécher, elles forment la poudrette, engrais d’une médiocre richesse, car la partie active des vidanges, les sels ammoniacaux, restent dans les liquides ou s’exhalent pendant la dessiccation : les liquides ont été longtemps jetés à la Seine. Aujourd’hui, plus habituellement, les matières sont conduites directement aux usines ; à l’aide d’appareils analogues à ceux qu’on emploie dans la distillation de l’alcool, on sépare des liquides l’ammoniaque gazeuse, qui est recueillie dans de l’acide sulfurique : on prépare ainsi un engrais puissant, le sulfate d’ammoniaque. Cette préparation entraîne une dépense qui n’est couverte que par la distillation d’un liquide riche en ammoniaque. Or, il l’est d’autant plus qu’il provient de maisons moins bien tenues. Quant au contraire l’eau abonde, que les cabinets sont largement irrigués, l’ammoniaque se trouve diluée dans une telle masse de liquide, que la dépense qu’entraîne la distillation surpasse la valeur du produit obtenu, et comme nombre de villes, Paris notamment, ont fait de grands efforts pour que les eaux arrivent partout en abondance, la fabrication du sulfate d’ammoniaque à l’aide des vidanges deviendra de moins en moins avantageuse et finira par disparaître, quand bien même les fosses seraient maintenues.

Le sulfate d’ammoniaque ne provient pas exclusivement du traitement des liquides excrémentitiels ; on sait que la houille a été formée par la transformation des plantes qui couvraient la surface de la terre à des époques reculées ; or les végétaux de la période houillère renfermaient de l’azote, comme nos végétaux actuels, et quand on distille de la houille pour en extraire le gaz de l’éclairage, on recueille des eaux ammoniacales ; elles sont employées à la fabrication du sulfate d’ammoniaque ; la préparation du gaz consommé à Paris fournit environ, chaque année, 8 000 tonnes de sulfate d’ammoniaque.

Le sel provenant de la distillation de la houille renferme parfois un produit qui agit sur les végétaux à la façon d’un poison violent : le sulfocyanure de potassium ; et les chimistes des stations agronomiques, des syndicats agricoles, s’assurent de son absence dans les lots de sulfate d’ammoniaque dont l’odeur empyreumatique décèle l’origine houillère[4].

Le sulfate d’ammoniaque est d’un emploi récent, concurremment avec le nitrate de soude : il constitue la base de ces engrais azotés, très actifs, qui sont désignés dans le langage courant sous le nom bizarre d’engrais chimiques.

C’est seulement en 1856 que l’efficacité des nitrates comme engrais azoté a été nettement établie par Boussingault et M. Georges Ville ; lentement d’abord, puis rapidement, quelques années plus tard, l’usage de cet engrais s’est répandu, et aujourd’hui l’Europe importe annuellement 500 000 tonnes de nitrate de soude valant de 200 à 300 francs la tonne : la dépense d’acquisition varie donc de 100 à 150 millions.

Le nitrate de soude provient d’un immense gisement situé dans l’Amérique du Sud, sur la côte du Pacifique, dans la province de Tarapaca (Pérou), et dans le désert d’Atacama (Bolivie). Nous savons que les oiseaux pêcheurs, très abondans sur cette côte, ont produit le guano qu’on a exploité naguère, et il est probable que le nitrate de soude tire son origine d’anciens bancs de guano. Au-dessous d’argile agglutinée par du sel marin se trouvent les couches renfermant le nitrate ; on concasse la masse saline à coups de mine, puis, profitant de la solubilité du nitrate dans l’eau, on le sépare de sa gangue terreuse, en plaçant dans de grandes chaudières les fragmens de la caliche : c’est ainsi qu’on désigne le mélange de sable, de nitrate et de sel marin, qu’on porte à l’ébullition ; on décante le liquide saturé, le nitrate cristallise par refroidissement, tandis que le sel marin reste en dissolution.

L’emploi régulier du nitrate de soude et du sulfate d’ammoniaque marque une des étapes du progrès agricole. La production du fumier est limitée par les ressources fourragères, son épandage est parfois gêné par les conditions climatologiques : les terres argileuses, détrempées par la pluie sont inabordables aux lourds chariots de la ferme ; l’action même de ce fumier est également subordonnée aux influences saisonnières ; par suite, on conçoit sans peine quels avantages tire la culture d’engrais de faibles poids, très faciles à répandre et d’un effet immédiat.

Au printemps un blé est languissant, les feuilles sont petites, pâles, jaunâtres : naguère on était fort empêché ; aujourd’hui on distribue de 100 à 150 kilos à l’hectare de nitrate de soude ; en huit jours l’aspect est changé, les plantes traitées sont plus hautes, plus vigoureuses, d’un vert plus foncé que leurs voisines ; la végétation repart sous l’influence du nitrate comme un attelage fatigué, stimulé d’un coup de fouet.

Si le nitrate de soude et le sulfate d’ammoniaque sont de puissans agens de fertilité, ils n’exercent d’action sur les récoltes qu’autant qu’ils sont employés avec discernement. Le nitrate de soude est très soluble dans l’eau, les dissolutions filtrent au travers du sol sans changement, de telle sorte que ce serait une très grosse faute que de le distribuer à l’automne sur des terres nues, ou même sur de jeunes plantes encore peu vigoureuses, qui ne pourraient le retenir entièrement : le nitrate serait dissous, entraîné, perdu. Il n’en est pas entièrement de même du sulfate d’ammoniaque : tant que l’azote qu’il renferme persiste à l’état d’ammoniaque, il se conserve assez bien dans le sol et les eaux n’en entraînent qu’une faible fraction ; mais quand les conditions de température et d’humidité sont convenables, l’ammoniaque est saisie par les fermens nitriques, et son azote uni à l’oxygène devient acide nitreux, puis acide nitrique ; il se combine à la chaux et, sous cette nouvelle forme, il est facilement entraîné. Mais, quoi qu’il en soit, cette transformation est toujours assez lente en hiver et quelques praticiens éclairés trouvent avantageux de donner dès l’automne, aux jeunes semis de blé peu vigoureux, une légère fumure de sels ammoniacaux. Dans la plupart des cas cependant, l’épandage du printemps est plus efficace.

Il n’est pas indifférent d’employer sur un sol quelconque du nitrate de soude ou du sulfate d’ammoniaque : le premier convient aux terres sèches, calcaires, le second aux terres humides et argileuses. On cite dans les cours de chimie agricole une très jolie observation recueillie à Woburn en Angleterre, par M. Warington ; en 1882, saison humide, la récolte de blé la plus forte, s’élevant à 39 hlit, 23 à l’hectare, fut obtenue à l’aide du sulfate d’ammoniaque ; une dose de nitrate de soude renfermant la même quantité d’azote que le sulfate d’ammoniaque avait donné seulement 32 hlit, 24. En 1887, pendant une année sèche, les rendemens furent exactement inverses : le nitrate de soude donna 39 hlit, 46, et le sulfate d’ammoniaque 32 hlit, 92. Il est clair que le praticien qui répand les engrais chimiques sur du blé au mois de mars ne sait pas quelle saison se prépare et s’il aura à souffrir de l’humidité ou de la sécheresse ; mais, il connaît sa terre. Si elle est forte, qu’elle retienne bien l’eau, qu’elle fournisse les meilleures récoltes pendant les années chaudes et sèches, c’est le sulfate d’ammoniaque qui convient ; si, au contraire, la terre est filtrante, qu’on réussisse mieux quand la pluie est abondante que lorsqu’elle est rare, c’est le nitrate de soude qu’il faut employer.

Dans tous les cas, il faut se garder des doses excessives : elles déterminent une végétation herbacée du blé qui retarde la maturation et prédispose à la verse ; elles maintiennent vertes les betteraves à l’arrière-saison et diminuent leur teneur en sucre. Il y a rarement avantage à dépasser 300 kilos à l’hectare, de 100 à 150 kilos suffisent habituellement.

Contrairement au fumier de ferme, qui soutient la végétation plusieurs années après son épandage, les engrais chimiques ne marquent que l’année même où ils ont été employés. Si leur effet a été peu sensible, qu’une pluie intempestive ait entraîné le nitrate de soude dès le premier printemps, qu’une sécheresse prolongée ait empêché l’assimilation du sulfate d’ammoniaque, il faut se résigner à les considérer comme perdus et ne pas espérer qu’ils exerceront la moindre action l’année suivante ; les résidus qu’ils ont laissés dans le sol disparaîtront pendant l’hiver ; aussi ces engrais ne doivent-ils servir qu’à compléter les fumures organiques. Un fermier qui n’a pas assez de fumier pour couvrir toute la surface à ensemencer fait plus sagement de distribuer une petite fumure de fumier à toute cette surface et de compléter avec des engrais chimiques, que de répandre tout son fumier sur un champ et tous les engrais chimiques sur un autre ; les fumures mixtes sont chaque jour plus appréciées.


V

Les engrais d’origine animale que nous venons de longuement énumérer, et particulièrement le sulfate d’ammoniaque et le nitrate de soude, dont la consommation s’accroît chaque année, sont donc des engrais complémentaires. Leur action fertilisante vient s’ajouter à celle du fumier de ferme, qui dans la majeure partie de notre pays reste l’engrais fondamental. Toutefois, si dans le nord et le centre de la France, les pluies abondantes favorisent l’établissement des prairies, par suite l’entretien du bétail, et naturellement la production du fumier, il n’en est plus ainsi dans le sud-est et notamment en Provence. À l’aide des irrigations, on y obtient cependant d’admirables récoltes de foin et de luzerne, mais on trouve plus avantageux de les vendre que de les employer à l’alimentation des animaux. Si l’industrie laitière s’était établie en Provence comme dans le Milanais, il n’en serait pas ainsi, car si les prairies des environs de Milan régulièrement arrosées fournissent des rendemens tels qu’elles se louent 500 francs l’hectare, celles de Provence, partout où l’eau arrive, ne sont pas moins belles. Je ne crois pas qu’il soit possible de voir ailleurs une démonstration plus saisissante de la transformation qu’amène dans une contrée l’arrivée des eaux d’irrigation. Aux environs de Marseille, on parcourt au printemps des prairies dont l’herbe bien verte, touffue, épaisse, est ombragée par des pommiers en fleurs, et si, à l’horizon, on ne voyait miroiter la mer de ce bleu sombre, violent, inconnu à la Manche, on se croirait en Normandie ; puis, on s’élève de quelques mètres et au-dessus des pentes verdoyantes qu’on vient de quitter, là où l’eau n’arrive plus, on retrouve la colline grise, sèche, couverte des aiguilles que laissent tomber de maigres pins rabougris, languissant sous les ardeurs du soleil.

Quoi qu’il en soit, le fumier de ferme fait défaut en Provence, pour soutenir les belles cultures de fleurs de Saint-Rémy, celles de légumes de Cavaillon, et le blé, et la vigne, et l’olivier ; et l’on aurait été très empêché, si l’on n’avait trouvé un engrais précieux dans les résidus de l’extraction de l’huile des graines oléagineuses, dans les tourteaux.

On sait que les savonneries de Marseille importent de grandes quantités de graines exotiques. Or ces graines renferment, comme celles qui mûrissent sous notre climat — comme notre colza, notre lin, ou notre pavot — outre de l’huile, des matières azotées et des substances minérales riches en acide phosphorique et en potasse. Quand la graine est moulue, que par la pression on en a extrait l’huile, le tourteau restant sert, suivant sa nature, à l’alimentation du bétail ou à la fumure du sol. Si les tourteaux de lin, de colza conviennent dans le premier cas, ceux de ricin, de croton, de pignon d’Inde, de moutarde, dangereux pour les animaux, sont pulvérisés et vendus comme engrais ; très employés dans toute la région méridionale, ils y portent le nom de trouille.

Les tourteaux ne sont par les seules matières d’origine végétale employées comme engrais ; depuis un temps immémorial, on fait usage, sur les côtes, des plantes marines ; la pêche en a même été réglée dès le moyen âge : on distinguait le goémon d’épave, celui qui entraîné par les vagues vient échouer sur la grève, du goémon de coupe directement exploité sur les rochers voisins du littoral. Les uns et les autres, exposés à la pluie pendant quelques temps, perdent le sel dont ils sont imprégnés ; enfouis alors dans le sol, ils s’y décomposent facilement et suffisent à soutenir les récoltes. Hervé-Mangon a décrit, il y a déjà plusieurs années, le mode de culture très particulier, suivi à Noirmoutiers, dont le sol conserve depuis des siècles une fertilité moyenne par l’emploi exclusif des goémons ; les déjections solides du bétail sont séchées et employées comme combustible, remplaçant le bois qui fait défaut. Pendant leur calcination, les matières animales laissent échapper des eaux ammoniacales et on assure que si l’azoture d’hydrogène, l’alcali volatil, est encore désigné sous le nom d’eau égyptienne, d’eau d’Ammon, d’ammoniaque, c’est que cette base nous est venue d’Egypte ; l’absence de bois dans la vallée du Nil y ayant toujours fait employer comme combustible les déjections animales.

J’ai eu occasion, il y a une dizaine d’années, de parcourir l’île de Ré : à cette époque elle était entièrement couverte de vignes ou de céréales ; pas de prairie, par suite, pas de bétail ; le goémon seul servait d’engrais. C’est encore à lui que Jersey doit sa prospérité ; on sait que grâce à la culture des primeurs pour le marché de Londres, le produit brut à l’hectare y atteint de 1 800 à 2 000 francs. Enfin la ceinture dorée de la Bretagne, cette région voisine du littoral oh la culture est luxuriante, ne doit sa richesse qu’à l’emploi simultané des goémons et des sables marins, apportant les uns les matières azotées, les autres le calcaire, qui font défaut dans l’intérieur du pays.

Les tourteaux et les goémons ne sont pas les seules matières fertilisantes que le règne végétal fournisse à la culture, il lui donne encore les engrais verts. On désigne sous ce nom les plantes cultivées spécialement pour être incorporées au sol qui les a portées et les débris laissés par les récoltes dont une partie seulement est utilisable par l’industrie.

Si on compare à l’immense quantité d’azote que les fleuves conduisent à la mer à l’état de nitrates, les minimes proportions de matières azotées que nous rend l’Océan sous forme de poisson, de guano ou de plantes marines, on est convaincu que la partie émergée du globe donne infiniment plus qu’elle ne reçoit ; elle s’épuiserait d’azote combiné et la vie y deviendrait impossible si l’azote de l’air ne se fixait dans le sol[5]. M. Berthelot nous a enseigné depuis plusieurs années que cette fixation est due à l’activité vitale des bactéries ; plus récemment l’éminent secrétaire perpétuel et M. Winogradsky ont réussi à isoler les espèces particulièrement aptes à cette fonction capitale. Nous savons en outre que les diverses plantes appartenant à la famille des légumineuses, portent souvent sur leurs racines des nodosités peuplées de bactéries fixatrices d’azote gazeux ; que, par suite, ces plantes enrichissent d’azote le sol qui les a portées et méritent absolument le nom de plantes améliorantes que leur ont donné les cultivateurs, bien avant qu’on eût découvert le rôle capital qu’elles remplissent dans le maintien de la fertilité.

Les notions nouvelles acquises à la suite des remarquables travaux de MM. Hellriegel et Wilfarth expliquent que, depuis l’antiquité la plus reculée, on ait semé, puis enfoui comme engrais vert, des légumineuses. Il y a plus de vingt siècles que les agronomes latins conseillaient de semer la vesce ou le lupin pour les retourner au moment de la floraison et enrichir ainsi les terres inaccessibles aux chariots chargés de fumier. Dans les contrées où le loyer de la terre est élevé, nous ne consentons pas à sacrifier toute une saison pour obtenir une plante destinée à être enfouie comme engrais ; nous tournons la difficulté par deux méthodes différentes : ou bien nous semons du trèfle dans une avoine, ou bien nous donnons après la moisson un léger labour de déchaumage, puis nous semons de la vesce ; ces deux plantes occupent le sol pendant tout l’automne, mais tandis que le trèfle est conservé, passe l’hiver, donne deux coupes l’année suivante et n’est enfoui qu’après avoir vécu seize mois, la vesce, qui gèle facilement, est retournée par les grands labours de novembre.

Ce semis des cultures dérobées d’automne en usage dans quelques-uns de nos départemens depuis un temps immémorial, tend à se généraliser, et il se répandra d’autant plus vite qu’on en comprendra mieux les avantages. J’en ai déjà entretenu les lecteurs de la Revue[6], je n’y reviendrai que pour indiquer un résultat nouveau qui démontre combien on diminue les pertes d’azote en maintenant le sol couvert de végétaux le plus longtemps possible.

Pendant l’hiver 1892-1893, une terre de Grignon découverte laissait couler des eaux de drainage renfermant 145 grammes d’azote nitrique par mètre cube ; les eaux qui avaient traversé une prairie de graminées n’en contenaient que 13 grammes par mètre cube ; en calculant pour un hectare, la terre nue perdait 81 klit,185 d’azote nitrique, la terre de prairie 10 klit, 3 : les eaux qui traversent les cultures de blé d’automne sont aussi pendant l’hiver beaucoup moins chargées que celles des terres découvertes.

Ainsi les nitrates sont retenus ; comment le sont-ils ? Pendant l’hiver la croissance des plantes est ralentie, la formation des principes immédiats azotés faible ou nulle ; les nitrates que les eaux de drainage n’avaient pas entraînés, que l’activité vitale n’avait pas transformés, devaient se retrouver en nature dans les racines et dans les tiges, et en effet il est facile de les y caractériser[7]. Ils sont engagés dans une combinaison assez stable pour résister aux lavages à l’eau froide ; un de mes élèves, M. Demoussy, a montré qu’il faut tuer la cellule à l’aide du chloroforme pu par la dessiccation pour lui arracher les nitrates qu’elle renferme. Pendant l’hiver les plantes herbacées emmagasinent dans leurs racines et leurs tiges les nitrates qu’ils utiliseront au réveil de la végétation au printemps, et cette curieuse propriété explique comment les pertes par les eaux de drainage s’atténuent dans les terres emblavées.

Toutes les plantes que nous cultivons abandonnent au sol qui les a portées, des résidus, des débris qui servent à l’alimentation des récoltes suivantes : ce sont encore des engrais végétaux mais de valeur très inégale. Si les racines et les chaumes des céréales, les fanes de pommes de terre ne présentent qu’une médiocre richesse, il n’en est plus ainsi des feuilles qui restent sur le sol après le fanage du foin des prairies artificielles et des racines qu’elles laissent dans le sol. De toutes les plantes de grande culture, c’est cependant la betterave qui fournit les résidus les plus abondans ; on ne conduit aux sucreries, aux distilleries, ou même aux silos que les racines ; le collet qui porte encore les feuilles est séparé au moment de la récolte et reste sur le sol ; or, la betterave est une plante bisannuelle ; quant à la fin de la première saison, la végétation est brusquement interrompue par l’arrachage, les feuilles encore bien vertes sont très chargées de matières azotées et quand on les laisse en tas sur le sol exposées à l’air humide, elles se décomposent très vite ; après quelques jours on perçoit une très forte odeur d’ammoniaque qui montre à quelles pertes on s’expose quand on tarde à enfouir ces résidus ; quand, au contraire, on les enterre rapidement, on peut compter qu’ils équivalent à une bonne demi-fumure de fumier de ferme.

Il y a quelques années, j’ai fait succéder, dans mes cultures de Grignon, du maïs fourrage à des betteraves ; l’arrière-saison avait été pluvieuse, les voitures avaient peine à pénétrer dans les terres pour enlever les racines, et les tas de betteraves qu’on avait pris la précaution de recouvrir de feuilles afin de les préserver de la gelée restèrent sur le sol un peu plus longtemps qu’à l’ordinaire. Or, l’année suivante, dès le mois de juin, la végétation du jeune maïs marquait très clairement les places où avaient séjourné les tas de betteraves ; ces places étaient nettement dessinées par de grosses touffes où les tiges étaient plus hautes, plus vigoureuses, les feuilles plus vertes que celles du maïs qui couvrait le reste du champ ; on avait sous les yeux une démonstration éclatante de la valeur comme engrais de ces résidus, et en outre de la négligence qu’on avait mise à enlever les betteraves à l’automne précédent. Les cultivateurs sont humiliés quand, au printemps, ils voient dans un champ des places où les plantes sont plus vigoureuses que les autres ; c’est une preuve que les engrais ont été mal distribués.

Si riches en azote combiné, en humus, que soient les engrais organiques, leur action est faible ou nulle, ainsi qu’il a été dit au début de cet écrit, quand ils sont distribués à des terres où font défaut les matières minérales nécessaires au développement des plantes. Quelles sont les matières désignées sous le nom d’engrais minéraux ; où la culture peut-elle se les procurer ; comment doit-elle les employer ? C’est là ce que nous exposerons dans un prochain article.


P. -P. DEHERAIN.

  1. Voir la Revue du 15 octobre 1893.
  2. Voir la Revue du 15 mai 1893.
  3. Voir la Revue du 1er mai 1893.
  4. Rien n’est plus facile que de constater la présence du sulfocyanure de potassium dans un engrais ; il suffit de dissoudre un peu du produit suspect dans l’eau et d’ajouter du perchlorure de fer qui donne, avec le sulfocyanure, une magnifique coloration rouge.
  5. Voir la Revue du 1er mai 1893.
  6. Ibid. du 15 mai 1893.
  7. Nous avons actuellement dans les laboratoires un réactif qui nous permet de caractériser très nettement de faibles quantités de nitrates, c’est le sulfate de diphénylamine ; on présence de ces sels il prend une coloration bleu indigo ; or si, en hiver, on arrache quelques racines de graminées ou de légumineuses, qu’on les sèche 100 », puis qu’on y ajoute du sulfate de diphénylamine, on leur voit prendre la coloration bleue, démontrant qu’elles sont gorgées de nitrates.