La Science et l’Agriculture/02

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La Science et l’Agriculture
Revue des Deux Mondes4e période, tome 124 (p. 891-922).
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LA SCIENCE ET L’AGRICULTURE

I.
LES ENGRAIS

DEUXIÈME PARTIE


AMENDEMENS ET ENGRAIS MINÉRAUX

Pour que nos récoltes prospèrent, il faut que tous les individus de la même espèce qui croissent, à côté les uns des autres, dans le même champ, trouvent à chaque période de leur vie tous les alimens qui leur sont nécessaires ; il faut que le magasin dans lequel puisent les racines soit copieusement garni, non seulement de matières azotées, d’humus, dont nous avons indiqué les origines dans un article précédent[1], mais aussi de matières minérales. Quelques-unes d’entre elles sont directement assimilées par les végétaux : ce sont des alimens au même titre que les nitrates et les sels ammoniacaux, et le nom d’engrais minéraux leur convient. Il ne convient plus à d’autres substances, employées avec grand avantage, et qui ne sont pas utilisées directement : on sait, par exemple, que le plâtre ou sulfate de chaux répandu sur les prairies artificielles augmente les récoltes, parfois il les double ; cependant, quand on détermine la composition des cendres d’un trèfle plâtré, on n’y trouve pas plus d’acide sulfurique que dans les cendres d’un trèfle qui n’a pas reçu de plâtre : ce sel n’a donc pas pénétré en nature dans la plante, comme l’aurait fait un nitrate ou un phosphate, le plâtre n’est donc pas un engrais, c’est une matière destinée à agir sur la terre pour modifier, métamorphoser les substances qu’elle renferme à l’état insoluble, pour les rendre assimilables ; c’est un amendement. Il n’en est plus tout à fait de même de la marne et de la chaux, dont nous allons nous occuper d’abord : elles sont à la fois engrais et amendemens.


I

Pour que ces amendemens calcaires exercent leur action, il faut qu’ils soient incorporés à la terre, ce qui n’est possible qu’autant qu’ils sont réduits en poudre. Or, on trouve dans un grand nombre de terrains, souvent à une faible profondeur, des pierres formées d’un mélange de carbonate de chaux et de matières argileuses, désignées sous le nom de marnes, qui se délitent dans l’eau et se réduisent en poudre sous l’influence de la gelée : quand une marne déposée dans un champ est mouillée, l’argile qu’elle renferme se délaie : de là des ruptures dans la masse, qui se réduit déjà en menus fragmens. À cette première action de la pluie se joint, pendant l’hiver, la force expansive de la gelée : la marne gorgée d’eau, grâce à l’argile qu’elle renferme, se pulvérise au moment où l’eau augmente de volume en se solidifiant, et dès lors la poudre calcaire répandue sur le sol peut y être incorporée par les labours.

Il semble que l’emploi de la marne remonte à une haute antiquité ; au moins Pline rapporte-t-il que les Gaulois et les Bretons en faisaient usage. Pendant les temps troublés du moyen âge, l’épandage de la marne se conserva dans certaines contrées, notamment sur le plateau argileux de la Brie, dans le Valois : c’est là que Bernard de Palissy apprécia son heureuse influence et que, désireux de répandre en Saintonge l’usage de la marne, où il paraissait inconnu, il lui consacra, en 1580, un de ses fameux dialogues entre Théorique et Practique.

Bien que depuis les époques les plus reculées les hommes aient su calciner les calcaires pour les transformer en chaux, en séparant l’acide carbonique avec lequel la chaux est unie dans le marbre, la pierre à bâtir, etc., qu’ils aient remarqué, en outre, que la chaux, mouillée après calcination, se gonfle, foisonne, puis se brise et finit par tomber en poussière si blanche qu’elle a reçu le nom de farine de chaux, il ne semble pas qu’on ait habituellement employé la chaux aux usages agricoles avant le XVIe siècle ; on admet généralement que c’est dans le Théâtre d’Agriculture d’Olivier de Serres, écrit au commencement du XVIIe siècle, que pour la première fois son emploi a été préconisé.

Il n’a pu, toutefois, prendre d’extension que lorsque la construction des chemins de fer a facilité les transports. L’arrivée de la chaux du Berry en Limousin a métamorphosé le pays. Quand au XVIIIe siècle Arthur Young le parcourt, il est ravi des sites rians qu’il rencontre à chaque étape et navré de leur solitude ; la population, écrasée par des impôts trop lourds, luttait difficilement contre son sol ingrat, la misère était profonde. Dans l’Avis sur la taille de 1765, Turgot, qui administrait cette pauvre province, écrit : « La misère des métayers est telle que, dans la plupart des domaines, les cultivateurs n’ont pas, toute déduction faite des charges qu’ils supportent, plus de 25 à 30 livres à dépenser par an pour chaque personne (je ne dis en argent, mais en comptant tout ce qu’ils consomment en nature sur ce qu’ils ont récolté). »

En 1770, à la suite d’une mauvaise récolte, « la misère générale fut telle qu’il fallut pourvoir à la nourriture gratuite des habitans. » Le paysan vivait de sarrasin pendant l’été, de châtaignes pendant l’hiver ; le peu de froment ou de seigle récolté servait à acquitter les impôts…

L’Association française pour l’avancement des sciences a tenu un congrès à Limoges en 1890 ; une délégation fut reçue par M. Teisserenc de Bort, sénateur, ancien ministre de l’Agriculture, que nous avons eu le chagrin de perdre récemment. On nous fit visiter plusieurs métairies, elles étaient propres, bien tenues ; un magnifique troupeau de ces jolies bêtes limousines, aux cornes fines, à la robe blonde, au mufle noir, était réuni sous les ombrages du parc ; les bouviers étaient des gars solides, bien chaussés, bien vêtus, la mine réjouie… En les voyant, les lamentations du bon Turgot nous revenaient à l’esprit. D’où provenait un tel changement ? Sans doute, les impôts, mieux répartis, ne sont plus écrasans ; mais si l’aisance a remplacé la misère, l’abondance la famine, c’est surtout parce que, en 1856, le chemin de fer traversant des pays calcaires, prolongé de Châteauroux à Limoges, a jeté à pleins wagons sur les terres de la Haute-Vienne la chaux que fabrique à bas prix le département du Cher.

Transporter à de longues distances, une matière aussi encombrante sur des charrettes, par de mauvaises routes, est impraticable : il a fallu que les chemins de fer fussent construits pour que la chaux arrivât dans ce pays granitique, où elle faisait cruellement défaut.

Le Limousin est essentiellement un pays d’élevage ; le sous-sol imperméable force les eaux à courir à la surface des terres accidentées : on a su tirer parti de cette structure du terrain ; presque partout les prairies sont irriguées ; elles n’étaient cependant que d’un maigre profit tant que les amende meus calcaires ont fait défaut, et il est intéressant d’en chercher la raison.

Il n’est pas de plantes plus sensibles à l’action des engrais azotés que les graminées de la prairie : quand elles reçoivent des nitrates, elles deviennent vigoureuses et les coupes sont copieuses. En général la matière azotée, origine de ces nitrates, entretenue par les débris végétaux qui s’accumulent dans la prairie, par l’activité des microbes fixateurs d’azote, est en quantité suffisante pour nourrir d’abondantes récoltes. Il arrive souvent cependant qu’elles soient médiocres, et qu’il y ait un profond désaccord entre la richesse du sol et la pauvreté des produits qu’il fournit. Ce désaccord est dû à l’inertie de la matière azotée : les fermons qui doivent la transformer, les fermens nitriques, ne travaillent que dans les milieux très légèrement alcalins ; or l’accumulation des débris végétaux provoque au contraire la formation de substances acides, et la matière azotée s’accumule inutile : elle n’est pas assimilable. Tout change par l’addition de la chaux ; l’acidité du sol est neutralisée, bientôt les fermens nitriques se mettent à l’œuvre, la matière azotée évolue, les récoltes augmentent. Rien n’est plus facile que de montrer dans les laboratoires cette heureuse transformation : une terre acide de prairie régulièrement arrosée qui ne donne pas traces de nitrates, en fournit aussitôt que la chaux répandue s’est carbonatée à l’air.

La chaux, en outre, modifie profondément la flore des prairies granitiques ou schisteuses : à la place des joncs et des carex qui abondent dans les fonds humides, apparaissent les légumineuses. La chaux leur est indispensable, c’est pour elles un aliment nécessaire comme l’acide phosphorique. Or l’arrivée des légumineuses dans les prairies naturelles en accroît sensiblement la valeur, le foin devient plus nutritif ; et toutes les plantes médiocres qui constituent les prairies acides, dépérissent après le chaulage. Dans le combat pour la vie que livrent sans cesse les espèces des prairies, l’avantage reste aux bonnes graminées et aux légumineuses ; le petit trèfle blanc, la minette, qui ne croissent pas dans les terres privées de chaux, commencent d’apparaître, et finalement en quelques années, de simples pacages deviennent des prairies fauchables.

En Limousin, l’effet fut prodigieux : sur nombre de domaines qui naguère encore nourrissaient à peine le métayer et ne laissaient au propriétaire qu’un revenu insignifiant, il a suffi de chauler et d’ajouter des phosphates pour modifier la culture : les animaux, mieux nourris, ont donné de meilleur fumier ; toutes les récoltes s’en sont ressenties : en quelques années, les revenus ont doublé et même parfois quadruplé.

Dans tous les pays granitiques, les amendemens calcaires sont recherchés. Dans nos départemens de l’Ouest, on emploie, depuis un temps immémorial, des sables coquilliers qui se déposent dans les baies, les anses, principalement à l’embouchure des rivières de la basse Normandie et de la basse Bretagne. Ces sables, désignés sous le nom de tangues, sont obtenus par le raclage des plages ou le dragage régulier des bancs. L’action en a été observée dès le moyen âge : d’anciens cartulaires, des pièces relatives à des concessions de droit de tangage, permettent d’établir qu’au XIIe siècle les populations du Nord-Ouest se servaient de la tangue pour améliorer leurs terres.

Les variétés les plus recherchées sont les plus riches en carbonate de chaux. La tangue renfermant de petites quantités d’azote est parfois employée seule, plus souvent cependant on en fait des composts ; on la mélange à du fumier, des balayures, des curures de mares ou de fossés, qu’on stratifié régulièrement.

C’est aussi en mélange avec le fumier que la chaux est employée dans la Sarthe et la Mayenne. On a cru pendant longtemps que cette pratique était condamnable : on pensait que la chaux dégagerait, en pure perte, l’ammoniaque du fumier et qu’on ne répandrait plus après cette addition que du fumier appauvri ; mais ces critiques tombent quand on examine de plus près le mode d’opérer des cultivateurs de l’Ouest. Ils creusent un fossé, dans lequel ils déposent de la chaux vivo qu’ils couvrent de terre ; après quelques jours cette chaux s’est éteinte et réduite en poudre ; on incorpore à la terre la farine de chaux ainsi préparée ; on apporte alors le fumier le long de la fosse, puis on procède au mélange, on recouvre de terre, et on abandonne pendant quelques mois ce compost de fumier, de chaux et de terre, qui, présentant un volume plus grand que celui de la terre extraite du fossé, dépasse le niveau du champ, d’où le nom de « tombe » sous lequel ce compost est généralement désigné dans le pays.

Les cultivateurs qui ont imaginé ce mode de traitement du fumier ont, sans s’en douter, réuni toutes les conditions favorables à une nitrification active : l’ammoniaque dégagée du fumier par l’action de la chaux est retenue par les propriétés absorbantes de la terre, et bientôt devient la proie des fermens nitriques, qui travaillent bien plus activement dans ce compost que dans les terres schisteuses de la Mayenne ou de la Sarthe, où la chaux fait défaut.

Ce qui s’est passé dans ce même département de la Mayenne justifie un vieux dicton des paysans : « La chaux enrichit le père et ruine les enfans. » Il présente, en effet, un fond de vérité. Dans un sol dépourvu de calcaire, il faut sans cesse le répéter, la nitrification ne s’établit que très imparfaitement : les débris végétaux s’accumulent, les microbes fixateurs d’azote travaillent, et, comme la grande cause de mobilisation de l’azote, la nitrification, fait défaut, cet élément augmente peu à peu ; il abonde dans les vieilles prairies ; on y trouve, au lieu de 1 à 2 grammes d’azote combiné par kilogramme, taux habituel des bonnes terres arables, 5, 8, jusqu’à 10 grammes par kilogramme. Quand on chaule, le ferment nitrique auquel on a créé un milieu favorable commence son œuvre, la culture prospère, mais les nitrates formés surpassent les besoins des récoltes, ils sont entraînés pas les eaux souterraines, et la terre s’appauvrit. C’est l’histoire de la Mayenne : il y a quarante ans déjà, les cultivateurs de ce département se peignaient de l’épuisement de leur sol ; un directeur de ferme-école appelé devant une commission au ministère de l’Agriculture, disait en 1856 : « Quand on a employé la chaux sur des terrains acides, humides, chargés de débris végétaux, on en a obtenu des résultats admirables, et on a dit que la chaux était le meilleur des engrais. On s’est livré avec ardeur à la culture du trèfle et notamment de la graine : le trèfle couvrait le sol pendant dix-huit mois sur trois ans, on vendait la graine. La moitié des fortunes du pays venait de la graine de trèfle : aujourd’hui cette culture est perdue. »

Si nous avons réussi à faire bien saisir le rôle de la chaux, on conçoit qu’elle détermine la transformation de la matière organique inerte, insoluble, du sol, en substances solubles, assimilables, qu’en somme, en chaulant sans mettre d’engrais, on vit sur un capital accumulé pendant des siècles, on en jouit, mais on le dissipe. Il n’en est plus ainsi quand on fait alterner les chaulages avec de bonnes fumures de fumier de ferme.

La chaux exerce son action utile, non seulement dans les terrains granitiques ou schisteux, qui, provenant de la décomposition de roches dans lesquelles la chaux fait défaut, ne renferment même pas la petite proportion de calcaire nécessaire à l’existence des légumineuses, elle est employée aussi avec grand avantage sur les terres tourbeuses et sur les terres fortes, très riches en argile. J’en ai eu sous les yeux un exemple frappant. M. Porion, grand industriel du Nord, qui pendant plusieurs années m’avait demandé des conseils, possédait, à la limite du Nord et du Pas-de-Calais, un petit domaine situé sur la commune de Blaringhem ; il était affermé. Un beau jour, le fermier vint trouver son propriétaire, demandant la résiliation du bail : il ne pouvait, disait-il, tirer aucun parti de la terre lourde, tenace, qu’il avait louée, il perdait de l’argent ; en continuant, il marchait à la ruine. M. Porion lui rendit sa liberté, reprit le domaine, et se mit en mesure de l’exploiter lui-même ; il procéda à un drainage très soigné, chaula, puis distribua de très copieuses fumures de fumier de ferme. Toutes ces améliorations étaient réalisées quand je commençai à m’occuper de sa culture. Or, cette terre, dont un fermier, trop pauvre pour entreprendre les améliorations foncières, et même trop ignorant pour les demander, ne pouvait tirer aucun parti, a fourni des récoltes de blé qui se sont élevées en 1885 à 43 quintaux métriques de grain à l’hectare, à 45,3 en 1886 et à 36, 15 en 1887, c’est-à-dire très supérieures à la moyenne de cette région, qui est cependant celle qui fournit les plus hauts rendemens obtenus en France.

Le chaulage des terres fortes est donc souvent extrêmement avantageux. Il n’en est plus de même des terres légères : à Grignon, je cultive un sol qui souffre bien plus de la sécheresse que de l’humidité. C’est pendant les années pluvieuses qu’on y obtient les récoltes les plus élevées. Personne ne marne ni ne chaule dans le pays ; cependant, pour en avoir le cœur net, j’essayai, il y a déjà plusieurs années, de répandre de la chaux sur quelques parcelles du champ d’expériences… l’effet fut déplorable, les récoltes amoindries pendant plusieurs saisons.

À quelles causes attribuer des résultats si différens ? comment se fait-il que sur la terre forte de Blaringhem le chaulage ait été merveilleux, détestable sur la terre légère de Grignon ? Certainement ce dernier sol est plus calcaire que celui du Nord, mais les différences dans la teneur en chaux ne sont pas suffisantes pour expliquer ces résultats opposés.

Les effets multiples du chaulage sont bien loin d’être encore complètement élucidés ; cependant, en s’appuyant sur une très élégante expérience due à M. Schlœsing, on peut risquer quelques hypothèses. Quand on délaie de la terre argileuse non calcaire dans de l’eau distillée, puis qu’on abandonne au repos l’eau bourbeuse ainsi préparée, elle ne s’éclaircit pas ; le sable tombe au fond, mais l’argile reste en suspension pendant plusieurs jours. Il est facile cependant de clarifier l’eau rapidement ; quand on y verso un sel de chaux ou encore du sel marin, l’argile se coagule, s’agglutine, forme des flocons qui bientôt gagnent le fond du vase ; il se dépose une couche de boue, et l’eau devient limpide. La portée de cette expérience de laboratoire est considérable ; elle permet non seulement de concevoir comment les eaux calcaires sont limpides, tandis que celles qui coulent dans les terrains pauvres en chaux sont limoneuses, comment les eaux de l’Océan sont claires ; elle explique on outre la formation des deltas à l’embouchure de tous les grands fleuves. Au contact des eaux marines, les eaux douces chargées de limons se clarifient, les argiles qu’elles entraînaient se déposent et forment des dépôts de boue au travers desquels les fleuves ont peine à se frayer un passage, ils se divisent, [se bifurquent : le Nil, le Gange, le fleuve Rouge du Tonkin, l’Amazone, l’Orénoque, le Rhône, le Rhin, le Pô, n’arrivent à la mer que par des deltas.

L’expérience de M. Schlœsing peut-elle en outre expliquer les avantages qu’on trouve à chauler une terre forte, les inconvéniens qu’entraîne la même opération pratiquée sur les terres légères ? C’est ce qu’il nous reste à discuter. Une terre forte, riche en argile, est peu perméable à l’eau et à l’air. Si elle n’est pas drainée, il faut la cultiver en billon pour faciliter l’écoulement de l’eau, l’ennemi est l’excès d’humidité retenue par l’argile, qui forme comme une éponge toute gonflée de liquide ; la chaux coagule cette argile : elle comprime l’éponge et laisse l’eau s’échapper ; la terre devient plus filtrante, moins collante, plus abordable : le chaulage des terres fortes est avantageux. Dans une terre légère, le sable domine ; reçoit-elle une forte pluie, celle-ci s’infiltre, disparaît ; deux heures plus tard la terre est abordable, l’ennemi est la sécheresse. Si la chaux coagule l’argile peu abondante que cette terre renferme, elle diminue encore sa faculté de retenir l’eau, les défauts de la terre légère s’exagèrent ; l’opération est déplorable.

Toute la chaux employée aux usages agricoles n’est pas acquise pour être répandue sur les terres : dans le nord-est de la France, une fraction importante de la chaux utilisée provient des sucreries ; elle est contenue dans le produit désigné sous le nom d’écumes de défécation. On sait que, pour purifier les jus sucrés qui proviennent du traitement des betteraves, on les mélange à de la chaux éteinte, puis délayée dans l’eau, à du lait de chaux ; quand ce mélange a été effectué, on précipite la chaux à l’aide d’un courant d’acide carbonique provenant, comme la chaux elle-même, de la calcination du calcaire, de façon qu’on reforme, dans les cuves de jus sucré, le carbonate de chaux qu’on a décomposé dans les grands fours coulans qu’on voit dans toutes les sucreries. Le précipité de carbonate de chaux qui se produit dans le liquide, entraîne avec lui la plupart des impuretés que renfermaient les jus ; aussi, après cette purification sont-ils conduits aux appareils d’évaporation. Quant à la boue calcaire qui tombe au fond des cuves, on la soumet dans des appareils spéciaux dits filtre-presses à une pression suffisante pour en extraire tout le jus sucré qu’elle renferme. Les résidus pressés forment les écumes de défécation ; elles renferment, outre une grande quantité de chaux, les matières organiques azotées solubles extraites de la betterave en même temps que le sucre et qui n’ont pas été décomposées pendant le traitement ; elles augmentent quelque peu la valeur comme engrais des écumes de défécation, que les cultivateurs des terres fortes emploient avec d’autant plus d’avantage que le prix en est très bas.

Il n’en est pas ainsi de la chaux vive : aussi les chaulages à très forte dose, s’élevant à 3 ou 400 hectolitres, comme on les pratique quelquefois en Angleterre, sont-ils souvent onéreux, ou au moins représentent-ils une très grosse avance. Un hectolitre de chaux vaut au four environ 1 fr. 50 ; mais, conduit aux champs, incorporé au sol, sa valeur a au moins doublé : un chaulage à 100 hectolitres à l’hectare représenterait donc une avance de 300 francs, qui serait, dans les comptes, répartie sur une dizaine d’années. Les quantités de chaux répandue varient, suivant la nature des terrains, entre des limites très écartées ; on est guidé par les résultats obtenus : si, sur une terre qui ne portait, avant le chaulage, aucune légumineuse, on voit apparaître le petit trèfle blanc des prairies, la dose de chaux est suffisante ; si au contraire aucune modification sensible de la flore primitive ne se produit, la quantité de chaux employée est trop faible.


II

Bien que le plâtre soit du sulfate de chaux, et que par conséquent il renferme la même base que la marne ou les calcaires employés à la fabrication de la chaux, son action est très spéciale et tout à fait différente de celle des amendemens calcaires. Il n’agit que sur les prairies de légumineuses, sur les prairies artificielles : trèfle, luzerne ou sainfoin.

On n’a commencé à l’employer qu’à la fin du siècle dernier ; c’était le moment où Schubart, animé d’un ardent désir de faire progresser l’agriculture, cherchait à développer en Allemagne la culture du trèfle : il multipliait les essais, les recommençait chaque année, et sans cesse par ses écrits vantait sa plante de prédilection. Ces louanges étaient justifiées : à cette époque, on n’avait guère d’autre engrais que le fumier de ferme, dont la production est étroitement liée aux ressources fourragères ; il y a cent ans, aucune industrie agricole ne fournissait de résidus utilisables à l’alimentation du bétail ; on cultivait à peine la betterave ou la pomme de terre : par suite le foin de la prairie et les pailles des céréales étaient seuls distribués aux animaux. Or, la prairie établie en terres sèches ne donne que des produits aléatoires, les graminées qui la forment se défendent mal contre la sécheresse, on l’a bien vu l’an dernier, et on conçoit quel changement amena l’introduction d’une plante fourragère vivant sur les plateaux comme les céréales et y donnant des récoltes plus abondantes, plus nutritives que celles qu’on obtient des prairies naturelles.

On fut d’abord assez malhabile dans cette nouvelle culture, et les échecs étaient fréquens, quand, en 1765, le pasteur Mayer annonça qu’on doublait la récolte du trèfle en le saupoudrant de plâtre. Cette découverte provoqua un véritable enthousiasme ; ce fut, dit Schwertz, le commencement d’une ère nouvelle pour l’agriculture : à la jachère improductive, longtemps considérée comme une nécessité, on substitua avec un immense avantage la culture du trèfle.

Les expériences se multiplièrent en France, en Angleterre, en Amérique ; habituellement elles réussirent. Très vite, on arriva à l’engouement, on s’imagina que le plâtre était un engrais universel qui allait remplacer tous les autres. Il n’en était rien cependant : les mécomptes furent nombreux, et comme ces résultats contradictoires avaient jeté quelque trouble dans les esprits et qu’après avoir exagéré les effets utiles du plâtre il était à craindre qu’on le négligeât outre mesure, la Société d’agriculture de France jugea utile d’ouvrir une enquête. Une série de questions précises fut adressée aux cultivateurs ; des réponses, classées par Bosc, professeur au Muséum d’histoire naturelle, il résulta que le plâtre, très utile sur les prairies artificielles établies sur des terres riches en humus, n’exerçait pas d’action sur les légumineuses semées en terres stériles, non plus que sur les céréales. Ces conclusions ont été confirmées par toutes les observations ultérieures ; mais, quand il fallut essayer de comprendre le mode d’action du plâtre, on se trouva fort empêché.

La question est délicate en effet, et a exercé depuis longtemps la sagacité des agronomes. Rappelons d’abord que le mode d’alimentation des légumineuses, qui bénéficient de l’emploi du plâtre, est très particulier : elles ne prospèrent que dans les sols riches en humus, elles ne fournissent d’abondantes récoltes qu’autant que le sol présentera à leurs racines des matières ulmiques dissoutes ; or, dans la terre, les matières ulmiques sont souvent combinées à la chaux, qui les rend insolubles ; dans les laboratoires, quand nous voulons les extraire, il faut commencer par détruire cette combinaison à l’aide de l’acide chlorhydrique étendu : il dissout la chaux, et quand, après avoir expulsé le chlorure de calcium, formé par des lavages, on ajoute à la terre ainsi traitée du carbonate de potasse, on obtient une liqueur très colorée, très chargée de matières ulmiques.

Visiblement le plâtre, le sulfate de chaux, n’est pas par lui-même un dissolvant des matières ulmiques ; il ne peut agir qu’en provoquant des réactions secondaires, et j’ai reconnu, en effet, il y a très longtemps déjà, qu’une terre plâtrée abandonne à l’eau une quantité de potasse bien plus considérable que celle qu’on peut extraire d’une même terre sans addition. Boussingault avait trouvé, en outre, que les cendres d’un trèfle plâtré sont plus riches en potasse, mais non en acide sulfurique, que celles d’un autre trèfle venu sur une terre semblable privée de cet amendement. C’est, en effet, en agissant sur la potasse contenue dans le sol, en déterminant à l’aide de cette potasse la dissolution des matières ulmiques, que le plâtre est favorable.

Une expérience très simple permet de concevoir comment le plâtre mobilise la potasse du sol : on agite avec de la terre une dissolution de carbonate de potasse étendu dont la teneur en alcali a été rigoureusement déterminée ; si, après cette agitation, on filtre et qu’on détermine le titre de la dissolution alcaline, on voit qu’il a singulièrement baissé, souvent des quatre cinquièmes. La terre absorbe, retient, insolubilise la potasse ; c’est une action analogue à celle du noir animal retenant les matières colorantes.

Si, au lieu d’agiter avec de la terre du carbonate de potasse, on emploie une dissolution de sulfate de potasse, on trouve que l’absorption est infiniment moindre. Combinée à l’acide sulfurique, la potasse circule dans le sol, tandis qu’elle est arrêtée quand elle est unie à l’acide carbonique ; et tout de suite nous comprenons que le plâtre, le sulfate de chaux, en agissant sur le carbonate de potasse, l’amène à l’état de sulfate par échange des bases et des acides. Ajouter à un sol du plâtre, c’est donc y provoquer la formation du sulfate de potasse. Or, si on laisse en contact pendant quelques instans la combinaison des matières ulmiques et de la chaux, qui, nous l’avons dit, est très peu soluble, avec du sulfate de potasse, on voit la liqueur se colorer ; la matière ulmique se dissout, le sulfate de potasse a formé, au contact du carbonate de chaux qui englobait la matière ulmique, du carbonate de potasse qui la dissout ; de même, si on fait bouillir de la terre riche en matières organiques avec du sulfate de potasse, on voit la liqueur se colorer fortement, la matière ulmique est mobilisée.

En détruisant l’adhérence de la potasse au sol, en lui rendant sa faculté de dissoudre les matières ulmiques, aliment de préférence des légumineuses, le plâtre exerce donc une action favorable sur les terres riches en humus. On conçoit, en outre, qu’on puisse substituer au plâtre le sulfate de potasse quand son prix n’est pas trop élevé, comme l’ont fait MM. Lawes et Gilbert dans une expérience restée célèbre. Et on conçoit enfin que le plâtre soit sans effet sur une terre pauvre en humus, ce qu’avaient observé les correspondans de la Société d’agriculture dont les dépositions ont été résumées par Bosc.

On s’accorde à reconnaître que 300 ou 400 kilos de plâtre à l’hectare distribués au premier printemps sur les jeunes trèfles, luzernes ou sainfoins sont suffisans ; c’est là une très faible dépense, le plâtre cru ne valant guère que 20 francs la tonne. Aux environs de Paris, son effet est peu sensible ; il n’y a pas lieu de s’en étonner : le plâtre étant naturellement abondant dans le bassin parisien, une nouvelle addition n’est pas utile.

La culture n’a fait au XVIIIe siècle aucun progrès comparable à l’introduction dans les assolemens des prairies artificielles ; elles ne s’étendirent que lentement : pendant qu’il parcourt la France, quelques années avant la Révolution, A. Young note au passage les terres, encore peu nombreuses, sur lesquelles croît la luzerne ; et bien qu’il ignorât les raisons qui rendent cette culture si précieuse, les résultats qu’il en avait obtenus le poussaient à la recommander et à juger de l’état d’avancement de l’agriculture dans une région par la place qu’on y accordait au trèfle ou à la luzerne. Nous pouvons aujourd’hui, en connaissance de cause, admirer sa sagacité ; la découverte de MM. Hellriegel et Wilfarth, en nous apprenant que les bactéries qui peuplent les nodosités des racines des légumineuses fixent l’azote de l’air, nous explique comment les plantes de cette famille enrichissent les sols qui les ont portées ; elle nous fait comprendre enfin combien est précieux le plâtre, l’amendement qui, favorise le développement de ces plantes si justement nommées améliorantes.


III

Si le progrès agricole le plus marqué du XVIIIe siècle est l’introduction dans l’assolement des légumineuses, soutenues par l’addition du plâtre, il semble que l’acquisition la plus heureuse que nous ayons faite, pendant le siècle qui finit, soit l’emploi régulier des engrais phosphatés.

Il y a cent ans, nos connaissances relatives à la vie végétale étaient singulièrement bornées, et elles ne pouvaient s’étendre tant que la chimie n’avait pas trouvé les procédés d’analyse qui permettent d’établir la composition des végétaux. Aussitôt que ces méthodes commencèrent à se préciser, un physiologiste genevois, Th. de Saussure, dont la réputation est bien loin d’égaler le mérite, aborda l’analyse des cendres des plantes, et ce mode de recherche se trouva tellement fécond, qu’en 1804 de Saussure put écrire dans ses Recherches chimiques sur la végétation : « J’ai trouvé le phosphate de chaux dans les cendres de toutes les plantes que j’ai examinées, et il n’y a aucune raison de supposer qu’elles peuvent exister sans lui. »

Il semble que l’emploi régulier des phosphates dût découler de cette grande découverte… Point : la parole de Th. de Saussure sonne dans le vide, personne n’y prend garde, et ce n’est que dix-huit ou vingt ans plus tard, par simple empirisme, en répandant sur le sol du noir animal, que furent constatés les merveilleux effets des phosphates.

Sous la pression du blocus continental, qui avait déterminé en Europe une pénurie singulièrement gênante des denrées coloniales, on commença à extraire des betteraves le sucre qu’elles renferment : il est identique à celui que jusque-là fournissaient les cannes des régions tropicales. Le jus qui s’écoule des betteraves écrasées est très coloré ; pour le clarifier, on mit donc à profit les propriétés décolorantes du noir animal, de la substance obtenue par la calcination en vase clos, à l’abri de l’air, des os riches en phosphate de chaux. Mais, après avoir servi pendant quelque temps, le noir animal perd ses vertus décolorantes ; il s’accumulait inutile et gênant à la porte des usines ; pour s’en débarrasser, on le répandit sur les champs voisins. La fortune voulut que ces terres fussent pauvres en acide phosphorique, la récolte augmenta ; le fait fut connu, les essais se multiplièrent, et quand, après la chute de l’Empire, les sucres bruts des colonies arrivèrent de nouveau dans nos ports de l’Océan, que des raffineries s’y établirent et usèrent, comme les fabriques de sucres indigènes, du noir animal, celui-ci y devint abondant. Répandu sur les sols schisteux granitiques de la Bretagne, le noir provenant des raffineries de Nantes présenta une telle efficacité que bientôt les résidus des usines nantaises ne furent plus suffisans pour satisfaire aux demandes des cultivateurs bretons et que de toutes les parties du continent le noir animal afflua en Bretagne.

Quand on calcine les os pour en faire du noir animal, on détruit toute leur matière organique, mais le phosphate de chaux, qu’ils renferment en grande quantité, persiste, et il semble qu’en rapprochant leur efficacité, comme engrais, des analyses de Th. de Saussure, on aurait dû rapidement comprendre que la partie active des os est le phosphate de chaux. Il n’en fut pas ainsi ; pendant longtemps les os furent employés comme engrais sans qu’on sût à quelle cause rapporter leur heureuse influence, et c’est seulement en 1843 que le duc de Bedford découvrit qu’elle était due au phosphate de chaux.

À la même époque, Liebig avait reconnu qu’en traitant les os par l’acide sulfurique on rend leur action plus rapide ; ce fut là l’origine d’une industrie qui a pris un prodigieux développement : la fabrication des superphosphates[2].

Aussitôt qu’il fut établi que les phosphates sont des engrais efficaces, se présenta une question qu’il fallait tout d’abord résoudre : Où trouver ces phosphates ? Pendant longtemps on les crut très rares. En 1856, le célèbre géologue Elie de Beaumont, à ce moment secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, publia sur les gisemens géologiques du phosphore un mémoire qui eut un juste retentissement. Elie de Beaumont constatait avec effroi que le phosphore paraît peu répandu à la surface du globe : on connaissait en Estramadure un filon d’apatite, phosphate de chaux dur et cristallin ; on avait trouvé en Angleterre et dans le Pas-de-Calais en France quelques petits cailloux noirâtres riches en phosphate ; mais tout cela paraissait de peu d’importance, et on se demandait s’il ne faudrait pas faire rentrer dans la circulation les phosphates des os humains séquestrés dans les catacombes et même dans les cimetières, quand les recherches de nouveaux gisemens furent couronnées d’un succès éclatant. En France, cette découverte est liée au nom d’un industriel, chercheur infatigable, de Molon, qui le premier signala des quantités exploitables de phosphate de chaux en nodules sur le versant occidental de l’Argonne, là où le terrain crétacé repose sur le jurassique. C’est aussi à la limite de ces deux terrains que les nodules sont exploités dans le Boulonnais, dans la Côte-d’Or, dans l’Indre, etc. Dès 1856, l’extraction commença, et quand on eut appris à reconnaître ces cailloux noirâtres arrondis, appelés d’abord « coprolithes », qui, au premier aspect, attirent peu l’attention, on les trouva très répandus, non seulement en France et en Angleterre, mais encore en Russie, disséminés sur d’immenses étendues ; plus récemment enfin, on en a découvert d’importans gisemens en Algérie et dans le sud de la Tunisie.

Les phosphates minéraux ont des caractères si mal définis, ils ressemblent tellement aux pierres, aux sables les plus vulgaires, qu’il n’est pas étonnant que pendant des siècles ils aient passé inaperçus : tel est le cas des sables phosphatés de la Somme et du Pas-de-Calais, largement exploités aujourd’hui, mais qui ont été employés pendant longtemps à faire du ciment ou à couvrir les routes. Les phosphates des terrains primitifs, les apatites, les phosphorites, sont plus faciles à reconnaître : on en a découvert des gisemens dans le Gard, dans le Tarn et le Tarn-et-Garonne ; on les rencontre en Espagne dans la vallée de la Guadiana, en Norvège, au Canada ; enfin un immense gisement de phosphates, de formes diverses, très riches, a été mis récemment en exploitation au sud des États-Unis, dans la presqu’île de la Floride.

À ces phosphates naturels s’ajoutent depuis quelques années les scories de déphosphoration. Certains minerais de fer, communs dans notre pays, en Allemagne, en Angleterre, renferment du phosphore. Les fontes qui proviennent de la fusion de ces minerais se prêtent mal à la fabrication de l’acier : pour les employer, on est obligé de les priver de phosphore en les fondant en présence de la chaux. Les scories qui se forment pendant cette fusion, riches à la fois en chaux et en acide phosphorique, conviennent très bien aux terrains pauvres en chaux ; le prix des scories, même réduites en poudre très fine, est peu élevé, leur consommation s’accroît chaque année.

Nous pouvons donc puiser au milieu d’un immense approvisionnement : le monde ne périra pas faute de phosphore. Mais comment choisir parmi toutes ces variétés d’engrais que nous offre le commerce ? Et d’abord, les phosphates sont-ils d’un emploi universel ? faut-il en répandre sur toutes les terres ? et s’il faut en répandre, qu’acheter ? Des phosphates fossiles ou des os ? des scories de déphosphoration ou les produits traités par l’acide sulfurique désignés sous le nom de superphosphates ?

Visiblement, nos chances d’augmenter nos récoltes par l’apport des engrais phosphatés seront d’autant plus grandes que nos sols renfermeront moins d’acide phosphorique, et déjà la constitution géologique du domaine nous servira de guide. Les terres provenant de la désagrégation des roches primitives, dans lesquelles le phosphore n’existe pas, seront en général très pauvres ; tout à l’opposé se placeront les terres d’origine volcanique, habituellement très riches ; mais entre ces deux extrêmes se trouvent des sols pour lesquels l’analyse sera notre seul guide.

Les chimistes agronomes ont mis depuis vingt ans une sorte d’acharnement à perfectionner les méthodes de recherches et de dosage de l’acide phosphorique : elles sont excellentes aujourd’hui[3] et peuvent être employées avec sécurité. Un premier point ressort de ces dosages : on trouve l’acide phosphorique dans presque tous les sols cultivés, mais parfois en proportions très minimes ; quand l’analyse décèle moins d’un millième, les phosphates doivent être essayés, la chance de réussite est très grande ; elle est certaine si la proportion d’acide phosphorique dosé tombe à un demi-millième.

Dans la plupart des terres de la Bretagne on ne trouve même pas ce demi-millième, de sorte que les phosphates y exercent une action dont on a quelque peine à se faire une idée quand on ne l’a pas vue. Le sarrasin, qui dans le centre du pays est encore la culture la plus répandue, semé dans un sol sans phosphate n’a pas dix centimètres de haut, souvent la récolte avorte, elle ne porte pas de graines : elle est luxuriante à côté, là où les phosphates ont été répandus.

C’est en Bretagne que pendant trente ans a été employé tout le noir animal qu’amenaient à Nantes des centaines de bâtimens ; c’est la Bretagne qui est aujourd’hui le centre de consommation le plus actif des phosphates pulvérisés provenant de nos départemens de l’Est. Les phosphates ont fait mentir le mélancolique proverbe des cultivateurs bretons, qui disaient de leur terre stérile : « Lande tu as été, lande tu es, lande tu seras ! » La lande disparaît peu à peu ; grâce aux phosphates, la culture du blé y est devenue possible, les ensemencemens ont changé de nature : de 1862 à 1882, le froment a passé de 79 623 hectares à 99 195 dans les Côtes-du-Nord, de 38 923 à 47 992 dans le Finistère, de 115 589 à 139 811 dans l’Ille-et-Vilaine, de 124 633 à 152 617 dans la Loire-Inférieure.

Dans les sables de la Sologne, pauvres en acide phosphorique, les engrais phosphatés exercent également une action marquée. Si la Haute-Vienne est aujourd’hui prospère, c’est non seulement à la chaux qu’elle le doit, mais aussi à l’acide phosphorique. Les phosphates répandus à la fin de l’été sur les prairies les métamorphosent ; l’année suivante la flore a changé, et les légumineuses, déjà favorisées par les chaulages, prennent possession de terrains où elles étaient inconnues naguère.

L’expérience enseigne que sur les terres récemment défrichées, que sur les landes mises pour la première fois en culture, la poudre des nodules réussit admirablement… Dans une terre de défrichement les débris organiques abondent : quand cette terre est aérée, que tous ces résidus des végétations antérieures jusque-là ensevelis, enterrés, arrivent au jour, ils sont l’objet d’une combustion énergique ; le sol se charge d’acide carbonique, on y constate même de petites quantités d’acides plus énergiques, notamment d’acide acétique. Or ces acides attaquent, dissolvent, rendent assimilable la poudre des nodules. Aussi, quand pour donner à ces sols de landes tous les élémens minéraux qui leur manquent, on est conduit à les chauler, il faut prendre garde à ne pas donner la même année les phosphates et la chaux : en saturant les acides du sol, cette base empocherait la dissolution, par suite l’assimilation des phosphates. Les cultivateurs bretons ont même remarqué qu’un chaulage succédant brusquement à l’épandage des phosphates diminuait leur effet : « la chaux brûle le noir, » disaient-ils au moment où le noir animal était le seul engrais phosphaté employé.

Si le noir animal, les os, la poudre de nodules, ont été d’abord répandus avec grand avantage sur les terres granitiques ou schisteuses, sur les sables où l’acide phosphorique fait défaut, l’emploi des phosphates n’est pas limité à ces terres autrefois abandonnées, et on conçoit sans peine que les contrées qui depuis un temps immémorial sont en culture aient perdu peu à peu le stock d’acide phosphorique qui dès l’origine les avait rendues fertiles. L’épuisement est très lent, car l’acide phosphorique n’est pas entraîné par les eaux qui traversent le sol ; on n’en trouve pas dans les eaux de drainage : il n’est exporté du domaine que par les récoltes. Mais une bonne terre de Beauce ou de Brie qui depuis deux mille ans produit du froment exporte 900 grammes d’acide phosphorique par chaque quintal de blé qui sort du domaine : c’est cet acide phosphorique qui a formé les os des générations qui se sont succédé à Paris ; ces os tapissent aujourd’hui les longues galeries des catacombes, et on conçoit sans qu’il soit nécessaire d’insister que ce transport constant des phosphates, des champs cultivés aux ossuaires des grandes villes, ait déterminé un appauvrissement qui se manifeste par la diminution des récoltes.

J’ai rappelé plus haut la transformation qu’avait subie le domaine de Blaringhem entre les mains de mon collaborateur feu M. Porion ; j’ai rappelé qu’une terre forte, compacte, assouplie par la chaux, assainie par le drainage, avait fini par produire d’admirables récoltes de froment… On ne les obtenait qu’à la condition d’employer des engrais phosphatés ; le sol ne contenait, en effet par kilogramme, que 0gr, 7 d’acide phosphorique, ce qui est insuffisant.

Ce n’est plus cependant la poudre de nodules qu’il fallait employer sur ces terres en culture depuis un temps immémorial, elle n’exerçait pas d’action sensible ; il fallait répandre les phosphates traités par l’acide sulfurique, les superphosphates. C’est là l’engrais phosphaté qui convient aux vieilles terres, cultivées depuis longtemps. Son efficacité est telle, particulièrement pour les cultures de racines, que son emploi s’accroît constamment. En Angleterre, le fameux assolement quadriennal du Norfolk, qui a marqué le grand progrès accompli à la fin du XVIIIe siècle, s’ouvre par les turneps, les navels, auxquels on ne manque jamais de distribuer des superphosphates ; on ne les a remplacés que récemment sur les terres pauvres en calcaire par la poudre des scories de déphosphoration.

En France, la riche région qui s’étend au nord-est de Paris doit sa prospérité à la culture de la betterave à sucre ; l’épandage des superphosphates y est la règle. Il n’est pas cependant toujours utile. Sur nos terres de Grignon, les superphosphates n’exercent aucune action ; il en est de même dans la Limagne d’Auvergne. J’en ai cherché la raison : quand on incorpore au sol du superphosphate, on introduit de l’acide phosphorique libre, soluble dans l’eau, mais très vite cet acide est saturé par les bases du sol, par la chaux des calcaires, l’oxyde de fer ou l’alumine des argiles : on reforme ainsi, je l’ai déjà indiqué ailleurs, un phosphate insoluble dans l’eau, il est vrai, mais floconneux, gélatineux, très attaquable aux acides végétaux, une matière ouverte, comme disent les Allemands.

Il faut que cette saturation ait lieu ; si elle ne se produisait pas, l’influence des superphosphates serait déplorable : les tissus délicats des jeunes racines seraient rongés, corrodés, détruits par l’acide phosphorique libre. Sur les sols pauvres en chaux de la Bretagne, les superphosphates sont proscrits : leur influence est néfaste.

Quand nous avons incorporé à un sol légèrement calcaire un superphosphate, nous y avons formé un phosphate attaquable par les sucs acides des racines, et si la terre ne renferme pas naturellement des phosphates semblables, l’effet est admirable ; il est nul si la terre contient déjà un phosphate assimilable. Pour prévoir si les superphosphates augmenteront les récoltes ou seront répandus en pure perte, il fallait donc non seulement connaître la quantité d’acide phosphorique totale que le sol renferme, mais encore distinguer celui qui est actuellement assimilable de celui qui résiste à l’action dissolvante des racines. J’y ai employé un acide médiocrement énergique, l’acide acétique, et j’ai reconnu que lorsqu’une terre renferme par kilogramme : 1 gramme d’acide phosphorique total et 0gr, 2 d’acide phosphorique soluble dans l’acide acétique, les superphosphates sont sans action : c’est le cas de nos terres de Grignon, de celles de la Limagne et aussi d’une terre admirablement fertile, qui depuis l’antiquité la plus reculée est célèbre par sa fécondité : le limon du Nil[4].

Il est bien à remarquer au reste que les diverses substances qui existent naturellement dans le sol ou qu’on y ajoute, réagissent constamment les unes sur les autres, et que ces réactions conduisent parfois à des résultats très inattendus.

J’ai laissé sans engrais, depuis 1875, plusieurs parcelles de mon champ d’expériences de Grignon : naturellement, les récoltes y sont devenues très faibles. Frappé, il y a quelques années déjà, du maigre développement du trèfle que j’y avais semé, je me demandai si la diminution de l’humus, que j’avais constatée par l’analyse, était la seule cause de l’amoindrissement des récoltes et si la terre n’était pas épuisée d’acide phosphorique. Je ne le pensais pas, car l’acide phosphorique, n’étant pas entraîné par les eaux de drainage, n’est enlevé que par les récoltes ; je savais ce qu’elles avaient emprunté au sol de cette parcelle, et j’étais assuré que le stock d’acide phosphorique restant était considérable. Cependant je voulus en avoir le cœur net, et j’eus recours à l’ultima ratio dans nos sciences d’observation, à l’expérience : la moitié de la parcelle reçut du superphosphate, l’autre resta sans addition : l’effet sur le trèfle fut nul, et je ne pensais plus guère à cet essai, quand, l’année suivante, le blé qui succéda au trèfle prit sur la partie phosphatée un développement extraordinaire : il était plus haut, plus vert, plus dru que son voisin non phosphaté ; à la moisson, on trouva que la parcelle qui avait reçu le superphosphate donna la valeur de 24 quintaux métriques de grains à l’hectare, la partie non phosphatée, 8. Il y avait là de quoi surprendre, puisque, je le répète, des essais très nombreux avaient montré que sur les terres de Grignon les phosphates n’exerçaient aucune influence. L’analyse rendit compte de cette anomalie : l’acide phosphorique total n’était guère moindre dans le sol de ces parcelles que dans celui des autres où les superphosphates restaient sans action, mais cet acide phosphorique n’était plus assimilable, et nous trouvons là un nouvel effet très intéressant des fumures au fumier de ferme.

Non seulement il apporte son appoint d’acide phosphorique qui n’est pas à dédaigner, mais en outre, par son alcalinité, par son carbonate de potasse qui agit sur les phosphates du sol, le fumier maintient à l’état assimilable l’acide phosphorique ; aussi, voit-on souvent que les superphosphates qui exercent une influence manifeste quand on cultive exclusivement avec des produits chimiques, n’ont plus guère d’effets quand on distribue régulièrement du fumier.

Ces transformations de l’acide phosphorique dans les sols pauvres en calcaire sont heureusement combattues par les chaulages. Un inspecteur général d’agriculture, qui a laissé des travaux intéressans sur les prairies, M. Boitel, employait avec avantage des phosphates dans un domaine du Perche ; mais bientôt l’effet de ces engrais s’affaiblissait, et il fallait répéter les épandages bien plus souvent que ne semblaient l’indiquer les exigences des récoltes ; on reconnut à l’analyse que l’acide phosphorique introduit passait rapidement à l’état non assimilable ; un chaulage le ramena à sa forme utilisable.

En résumé, nos connaissances sur l’emploi agricole des phosphates sont aujourd’hui étendues ; nous savons par l’analyse indiquer sur quelles terres ces engrais doivent être répandus ; nous savons en outre dire quelle nature de phosphate il convient d’employer : aux défrichemens nous appliquons la poudre de nodules, aux terrains pauvres en calcaire les scories de déphosphoration, aux vieilles terres les superphosphates, et il ne faudrait pas croire que l’application de ces engrais n’est qu’accidentelle et ne représente qu’un petit mouvement d’affaires, il est énorme au contraire ; on en jugera par les nombres suivans :

En 1890, la quantité totale de phosphates extraite dans le monde s’est élevée à près d’un million et demi de tonnes ; les plus gros producteurs sont les États-Unis avec 600 000 tonnes et la France avec 400 000. Depuis cette époque les travaux d’extraction se sont développés très rapidement, en Floride : de 50 000 tonnes produites en 1890, les carrières de ce pays ont porté leur production à 175 000 tonnes en 1893.

À ces phosphates directement extraits des gisemens s’ajoutent les scories de déphosphoration ; leur production n’est pas tout à fait d’un million de tonnes, fournies pour la plus grande part par l’Allemagne, l’Autriche et le Luxembourg, et pour une fraction, importante encore, mais moindre, par l’Angleterre ; la France ne vient qu’au troisième rang avec une production qui oscille entre 80 000 et 100 000 tonnes.

La fabrication des superphosphates dépasse 2 millions de tonnes ; l’Allemagne, l’Angleterre et la France en produisent les trois quarts et consomment pour cette production environ 700 000 tonnes d’acide sulfurique. On estime qu’en France on répand chaque année 450 000 tonnes de phosphates minéraux simplement réduits en poudre, 70 000 tonnes de scories de déphosphoration et 500 000 de superphosphates. Les grandes usines de Saint-Gobain qui fabriquaient en 1889 : 100 000 tonnes de superphosphates en ont livré en 1893 : 200 000 ; la consommation s’accroît de 25 000 tonnes chaque année. Il est vraisemblable que ce mouvement se continuera ; l’acide phosphorique introduit dans le sol y persiste, les avances qui sont consenties ne sont jamais perdues, et on ne saurait qu’appuyer les sages conseils que donnait ici même récemment M. A. Muntz[5].


IV

Si le lecteur veut bien se reporter au début de l’article précédent[6], il verra que l’expérience enseigne que la potasse n’est pas moins nécessaire à l’alimentation végétale que l’acide phosphorique, et que des plantes semées dans un sol où la potasse ferait absolument défaut y languiraient quelque temps, mais finiraient par périr avant d’avoir mûri leurs graines ; si on se rappelle d’autre part que la plus grande partie de la potasse utilisée par l’industrie provient des terres cultivées, puisqu’elle a été longtemps exclusivement extraite des cendres, et qu’aujourd’hui même les salins de betteraves fournissent encore une fraction considérable de la potasse employée dans les arts, on serait conduit à penser que les engrais de potasse, ayant pour but de restituer au sol un élément qui lui est sans cesse ravi, doivent avoir la plus haute efficacité.

On le croyait, et le célèbre baron de Liebig, dont les écrits véhémens ont eu tant de retentissement il y a cinquante ans, avait puissamment établi cette croyance, quand la découverte d’un important gisement de sel gemme portant dans ses couches supérieures un énorme approvisionnement de sels de potasse, permit de soumettre cette croyance au critérium de l’expérience.

Jusque-là les sels de potasse étaient rares, coûteux, leur prix les écartait des usages agricoles ; tout à coup ils furent offerts à des prix abordables, et partout on les mit en expériences ; moi-même il y a trente ans je disposai un grand nombre d’essais, et ce fut avec une stupéfaction profonde que j’aboutis à l’échec le plus complet. Bien d’autres essayèrent comme moi, et ne réussirent pas mieux ; si dans quelques cas on enregistra des succès, dans bien d’autres on reconnut que les sels de potasse n’augmentaient pas les récoltes, et ces échecs portèrent un coup sensible à une théorie encore prônée dans les livres, dans les cours, mais abandonnée par tous les cultivateurs avisés ; cette théorie, imaginée par Liebig, s’appelle la théorie de la restitution.

L’idée est simple : c’est la composition de la plante qui règle la nature des engrais à employer ; vous avez conduit à la sucrerie voisine une bonne récolte de 40 tonnes de betteraves à l’hectare ; dans ces 40 tonnes il existe 64 kilos d’azote, 44 d’acide phosphorique et 160 kilos de potasse ; il faut les restituer au sol qui les a fournis. Si vous y manquez, si vous continuez à pratiquer la culture spoliatrice, la culture vampire des siècles d’ignorance, votre sol déjà affaibli ne portera plus que des récoltes chétives, votre ruine est prochaine ! La véhémence de Liebig en avait imposé, et quand, en 1865, les engrais de potasse furent offerts à des prix abordables, on se hâta d’autant plus de les employer qu’on commençait à reconnaître l’efficacité des engrais minéraux et notamment des phosphates ; habituellement cette addition des sels de potasse ne produisit aucun effet, et il est facile d’en saisir la raison.

Quand, à l’aide d’agens puissans comme les acides fluorhydrique et sulfurique, on réussit à dissoudre complètement quelques grammes de terre, et qu’à la suite de séparations laborieuses, on isole et on pèse la potasse qu’ils renferment, puis que par le calcul on rapporte à l’hectare, on arrive à des chiffres formidables ; les agronomes allemands ont trouvé de 36 à 40 tonnes de potasse à l’hectare, M. Berthelot en a dosé 35 à Meudon, j’en ai trouvé 32 à Grignon ; sans doute cette masse énorme d’alcali n’est pas engagée dans des combinaisons solubles, mais peu à peu les agens atmosphériques attaquent ces puissantes réserves, qui restent dans les argiles, que l’eau pure est impuissante à entraîner, mais que les sucs acides des racines dissolvent et s’approprient. Quand à des terres semblables on ajoute des engrais de potasse, on n’en tire aucun bénéfice, les récoltes n’augmentent pas.

Dira-t-on que peu importe et qu’il faut savoir s’imposer des sacrifices actuels pour se préserver des maux futurs ; nous répondrons que c’est prévoir le mal de bien loin, que nous voulons jouir de notre bien, qu’il n’y a aucune raison d’interdire à un cultivateur d’exporter la potasse de son champ, quand, à côté de lui, le mineur, à grands renforts de machine, extrait de la houille qu’il serait bien empêché d’avoir à restituer.

En réalité, la théorie de la restitution est une théorie de cabinet, à laquelle aucun praticien ne s’est jamais soumis ; elle s’appuie sur une idée fausse : ce n’est pas la composition de la plante qui règle la nature et le poids des engrais à fournir, c’est la composition du sol ; l’engrais est essentiellement une matière complémentaire, il doit subvenir aux défaillances de la terre. Si l’acide phosphorique fait défaut, il faut se hâter d’en ajouter, et le cultivateur n’y manque pas, car tout de suite sa récolte augmente, il est récompensé, son gain s’accroît ; mais s’il ajoute des sels de potasse, il ne reconnaît pas la place où il les a répandus, rien ne la marque, et le plus clair de l’opération c’est l’augmentation de la facture du marchand d’engrais… Il ne recommence pas.

Est-ce à dire que les engrais de potasse soient toujours sans action ? Non pas ; ils agissent, au contraire, et très bien, là où la potasse fait défaut ; dans les terrains calcaires, en Champagne, dans les terrains tourbeux, dans les grès, leur influence est sensible. Elle l’est surtout quand la culture est soutenue par des engrais chimiques, sulfate d’ammoniaque, nitrate de soude et superphosphates, sans fumier de ferme ; c’est qu’en effet, chaque tonne de fumier apporte 5 kilos de potasse qui, venant s’ajouter à ce que le sol fournit par lui-même, suffisent habituellement à satisfaire les exigences des récoltes.

Aussi bien, nous n’avons nulle inquiétude pour l’avenir : si dans plusieurs siècles l’épuisement en potasse des terres arables se faisait sentir, leur prix s’élèverait, et il deviendrait aisé d’en extraire autant qu’il sera nécessaire d’un réservoir inépuisable : l’Océan.


V

Les cultivateurs bretons ont payé cher la gloire d’avoir les-premiers en France employé régulièrement les engrais phosphatés ; quand il y a soixante ans le commerce du noir animal s’établit à Nantes, l’analyse chimique était encore peu répandue et les fraudeurs s’en donnèrent à cœur joie.

Un professeur de l’Ecole des sciences de Nantes, qui a consacré sa vie à lutter contre eux, Adolphe Bobierre, estime que, de 1840 à 1850, on a mélangé aux 1 800 000 hectolitres de noir animal vendu à Nantes comme engrais 2500 000 hectolitres de tourbe. « Cette substance vaut environ 0 fr. 80 l’hectolitre, on peut estimer au moins à 4 francs le prix auquel elle a été vendue dans les mélanges, c’est donc 10 millions de francs qui ont été prélevés sur l’agriculture bretonne par le commerce des engrais. »

Pour moraliser ce commerce, il fallut faire comprendre aux cultivateurs qu’ils n’avaient aucune sécurité s’ils n’achetaient pas sur analyse. Ce fut long, et bientôt même le mode de dosage rapide, qu’on avait imaginé, permit de nouvelles tromperies aussi préjudiciables que les anciennes. Le dosage régulier de l’acide phosphorique des engrais, très bien réglé aujourd’hui, était pénible jadis, et tant qu’on eut affaire à du noir animal fraudé seulement par des additions de tourbe ou de coke, on put employer, sans commettre de bien grosses erreurs, un procédé d’une exécution très facile, à la portée des chimistes les moins exercés. On attaquait l’engrais par de l’acide chlorhydrique bouillant qui dissout le phosphate de chaux ; on filtrait, et en saturant par de l’ammoniaque, on voyait apparaître un précipité blanc, floconneux, gélatineux de phosphate de chaux ; on recueillait sur un filtre, on calcinait et on pesait ; on avait ainsi avec une approximation un peu grossière la teneur en phosphate de l’engrais. Tolérable quand il s’appliquait à des os calcinés, ce dosage conduisit à des erreurs prodigieuses quand il fut employé pour déterminer la composition de la poudre de nodules qui s’est peu à peu substituée au noir animal ; en effet, l’acide chlorhydrique bouillant dissout dans cette poudre non seulement le phosphate de chaux, mais aussi de l’alumine et de l’oxyde de fer, et quand ensuite on sature par l’ammoniaque, on précipite pêle-mêle le phosphate, l’oxyde de fer, l’alumine, au grand préjudice de l’acheteur. Ce n’est pas tout : il existe dans le département d’Ille-et-Vilaine des schistes qui, réduits en poudre, présentent une couleur analogue à celle des nodules, et peuvent leur être mélangés sans que leur aspect soit changé ; en outre, ces schistes s’attaquent aisément par l’acide chlorhydrique, le mélange d’alumine et d’oxyde de fer qu’on précipite de cette dissolution a le même aspect que le phosphate de chaux ; de là l’addition, en proportions énormes, de ces schistes sans valeur fertilisante, aux engrais phosphatés. On vendait sur garantie à l’analyse commerciale, c’est-à-dire à celle qui se bornait à peser le précipité obtenu par la saturation ammoniacale. Combien de millions ont été extorqués de cette façon ? Nul ne le sait !

Ce ne sont pas seulement les phosphates qui sont fraudés : on vend du nitrate de soude mélangé à du sel ordinaire, même à du sable ; des tourteaux à la sciure de bois ; mais c’est surtout dans les mélanges formés de plusieurs matières fertilisantes et décorés de noms pompeux que tes prix sont majorés. De petits commerçans interlopes achètent, aux grandes usines, des matières premières, les mêlent, puis envoient, au travers des campagnes, des commis beaux parleurs… Ils s’adressent de préférence aux paysans les plus illettrés, font crédit… on ne paiera qu’après la récolte ; les paysans se laissent tenter et finissent par avoir donné des sommes assez rondes pour des engrais de médiocre valeur.

Il fallait mettre un terme à ces indignes tromperies ; on a multiplié les laboratoires agricoles, les chimistes qui les occupent n’obtiennent leur poste qu’après un examen très sérieux, démontrant leur habileté aux analyses ; si leurs résultats sont contestés, ils sont soumis à l’appréciation de chimistes experts choisis parmi les savans qui s’occupent des questions agricoles ; les méthodes analytiques à employer sont connues, fixées, enfin une loi sévère, promulguée le 4 février 1888, force les marchands d’engrais à indiquer la composition des matières fertilisantes qu’ils livrent au commerce. La fraude devient difficile, elle disparaîtra sans doute un jour, mais nous n’y sommes pas encore.

Les cultivateurs ont fini par reconnaître que le mieux cependant était de ne plus s’exposer à être trompés. Ils se sont associés, ont formé des syndicats, qui depuis plusieurs années fonctionnent régulièrement. À la fin de l’hiver, au moment où le cultivateur sait quels engrais de commerce il devra employer et quelles quantités lui sont nécessaires, il envoie sa commande au syndicat qui siège dans une ville voisine de son exploitation. Quand toutes les commandes sont arrivées, le syndicat fait venir de Dunkerque ou du Havre le nitrate de soude, des grandes usines les superphosphates, des consignataires de mines les phosphates pulvérisés, puis adresse à chacun des adhérens les matières fertilisantes demandées : elles proviennent d’établissemens considérables, dont la loyauté est connue ; aucune fraude n’est à craindre, puisque les intermédiaires ont disparu. Si même il reste quelques doutes, on prélève dans les magasins du syndicat les échantillons à analyser, et les dépenses qu’entraîne cette analyse, réparties entre de nombreux adhérens, deviennent insignifiantes pour chacun d’eux.

Grâce à cette série de sages mesures, le commerce des engrais s’est beaucoup étendu ; il a triplé depuis vingt ans ; la France consomme aujourd’hui plus de 200 000 tonnes de nitrate de soude, 30 000 tonnes de sulfate d’ammoniaque ; si on y joint les phosphates, les tourteaux, les engrais de potasse, on arrive à une somme totale de 120 millions de francs.


VI

Un effort considérable a donc été fait ; mais, tout de suite, on est frappé de la médiocrité des résultats obtenus. Comment se fait-il que les dépenses effectuées n’aient pas conduit à des rendemens suffisans pour assurer la rémunération du travail et qu’il faille sans cesse avoir recours à des remaniemens de douane pour élever artificiellement les prix ? Ces engrais n’ont donc pas toute l’efficacité qu’on leur avait attribuée ?

La question mérite qu’on s’y arrête, et tout d’abord il faut remarquer que les engrais de commerce ne sont employés que sur une faible fraction de notre territoire. La statistique de 1882 fixe à 26 millions d’hectares environ la surface des terres labourables de notre pays ; les 120 millions de francs consacrés à l’achat des engrais ne représentent pas 5 francs par hectare. Or une petite fumure aux engrais chimiques comprenant 150 kilos de nitrate de soude et 300 kilos de superphosphates vaut au moins 60 francs. Cette fumure ne s’applique donc qu’à 2 millions d’hectares, les 24 autres millions en sont privés. Si toutes nos terres labourables recevaient tous les deux ans cette fumure, ce ne serait pas 120 millions de francs qu’il faudrait dépenser chaque année, mais plus de 700 millions… Nous en sommes loin !

Le plus grand nombre de nos cultivateurs néglige encore les engrais du commerce : nos paysans économes et têtus ne se décident qu’à la longue ; ils y viendront, mais lentement, car si la grande armée agricole ignore les marches rapides, son mouvement est continu.

On ne saurait donc trouver un argument contre l’emploi des engrais dans la faiblesse des rendemens de l’ensemble de notre pays, puisque d’immenses étendues en sont privées ; et pour apprécier la valeur des matières fertilisantes nouvellement introduites, il faut concentrer son attention sur les régions où elles sont régulièrement utilisées.

Quand il y a trente ans les expériences de laboratoire eurent démontré l’influence qu’exercent sur la végétation le sulfate d’ammoniaque, le nitrate de soude, les superphosphates, le chlorure de potassium, il y eut un mouvement d’enthousiasme ; la parole ardente de M. Georges Ville suscita les plus brillantes espérances ; on crut que les engrais chimiques allaient profondément modifier notre système de culture… Il fallut en rabattre ; après des succès pompeusement annoncés, on enregistra de fréquens mécomptes, et l’expérience longtemps prolongée montra que la fumure aux engrais chimiques n’est pas plus efficace que celle au fumier de ferme.

Les exemples abondent : sir J.-B. Lawes et sir II. Gilbert ont maintenu pendant plus de quarante ans la culture du blé sur la même pièce dans le domaine de Rothamsted : les parcelles qui ont reçu chaque année du fumier de ferme ont fourni en moyenne 30 hectolitres de grain comme celles qui ont reçu un engrais composé de nitrate de soude, de superphosphates, de sulfates de potasse et de magnésie.

Sur les terres légères comme celles de Grignon, la fumure aux engrais chimiques sans fumier ne donne que de faibles récoltes de betteraves ; en 1887, j’obtenais 38 tonnes de betterave à sucre à l’hectare avec du fumier, 18 avec des engrais chimiques ; en 1888, les différences sont moindres, mais dans le même sens, 42 tonnes avec le fumier, 25 avec les engrais chimiques.

Sur les pommes de terre, les engrais chimiques sont plus avantageux ; mais, quoi qu’il en soit, leur efficacité n’est pas telle qu’on puisse avantageusement substituer à la vieille culture, s’appuyant sur la production du fumier, de nouvelles méthodes basées exclusivement sur l’emploi des engrais chimiques.

Parfois même cette substitution est désastreuse ; les terres privées de fumier mais additionnées de nitrate de soude, de superphosphates, de sels de potasse, changent de nature physique, elles deviennent dures, les argiles se lissent, forment des mottes irréductibles, les travaux ne peuvent plus s’exécuter ; plusieurs des parcelles de mon champ d’expériences de Grignon ont été stérilisées pendant plusieurs années par l’application de fortes doses de sulfate d’ammoniaque.

L’emploi exclusif des engrais solubles présente encore une autre difficulté : ils sont facilement entraînés par les pluies, de telle sorte qu’on est conduit à exagérer les doses dans l’espoir qu’une fraction de l’engrais distribué persistera et soutiendra la végétation pendant toute sa durée ; mais outre que ces copieux épandages sont fort coûteux, ils exercent, quand la saison n’est pas très pluvieuse, de fâcheuses influences : les céréales continuent de végéter jusqu’à une époque avancée, s’allongent, la paille devient démesurée, la maturation se fait mal. Pour les betteraves, les inconvéniens des fortes fumures azotées ne sont pas moindres ; les feuilles restent en pleine vigueur jusqu’à l’arrière-saison, les racines sont pauvres, elles se chargent de salpêtre qui nuit à la santé des animaux qui consomment ces racines ou gêne l’extraction du sucre.

Après des essais généralement malheureux, on a renoncé presque partout à l’emploi exclusif des engrais salins ; on leur a réservé le rôle d’engrais complémentaires, venant soutenir, fortifier les fumures de fumier de ferme, de tourteaux, d’engrais vert ; c’est à cet emploi qu’ils sont propres et ainsi employés ils rendent des services inappréciables. Parmi les milliers d’exemples qu’on pourrait présenter pour appuyer cette méthode universellement appliquée aujourd’hui dans la région septentrionale de notre pays, où l’on pratique la culture intensive, en Belgique, en Angleterre ou en Allemagne, je choisirai une série d’expériences très bien disposée par le docteur Gilbert. Elle porte sur une culture de pommes de terre continuée pendant dix ans ; on ne plantait pas à ce moment les variétés prolifiques utilisées aujourd’hui, et les rendemens ne sont que médiocres, mais la comparaison est instructive. De 1876 à 1881, on récolte sans engrais 5 711 kilos de tubercules à l’hectare, 13 138 avec du fumier de ferme, 14 012 avec du fumier et du superphosphate, 17 856 avec du fumier, du superphosphate et du nitrate de soude : sur ces dernières parcelles, on cesse de répandre les engrais chimiques de 1882 à 1887, on se borne au fumier de ferme, la récolte tombe à 10 070 kilogrammes.

Quand on ajoute ainsi les engrais chimiques à une bonne fumure de fumier de ferme, on augmente la récolte, et c’est là un point important, mais ce qui l’est davantage encore, c’est qu’on peut impunément réduire la fumure de fumier. En 1885, j’ai essayé sur une variété de blé nouvellement introduite à Grignon de très fortes fumures de fumier de ferme pour apprécier la résistance à la verse qu’elle présentait.

J’ai répandu la valeur de 50 tonnes de fumier à l’hectare, sur une parcelle et sur les champs voisins 30 tonnes seulement, mais en outre 200 kilos de nitrate de soude ; la saison a été très favorable et, contrairement à ce que je supposais, la fumure excessive employée n’a pas fait verser le blé à épi carré ; les récoltes ont été très fortes, j’ai obtenu sur l’une des parcelles 40 quintaux métriques de grains et sur l’autre 41 quintaux métriques, c’est plus de 50 hectolitres. En 1888, les rendemens du champ d’expériences ont été excellens, mais tandis que le blé à épi carré, fumé à raison de 30 000 kilos de fumier, ne donnait que 35hect, 3, il en fournissait 52 hect, 5 avec 10 000 kilos de fumier et 200 kilos de nitrate de soude ; la même année, des récoltes de betteraves à sucre s’élevant à 40 tonnes à l’hectare ont été identiques soit avec 60 tonnes de fumier, soit avec 30 tonnes et 200 kilos de nitrate de soude.

Ce n’est pas sur l’abondance de ces récoltes exceptionnelles que je veux insister, c’est sur la possibilité de les obtenir en remplaçant une partie de la fumure au fumier de ferme par des engrais salins, car ce résultat maintes fois obtenu est du plus haut intérêt.

Ce qui a longtemps paralysé nos cultivateurs, c’est l’impossibilité matérielle où ils se trouvaient de produire une quantité de-fumier suffisante pour soutenir énergiquement leurs récoltes. La production du fumier est, en effet, étroitement liée aux ressources fourragères du domaine ; ces ressources elles-mêmes sont sous la dépendance des saisons ; naguère une mauvaise récolte de foin entraînait la vente à bas prix du bétail ; c’est là ce que nous ne savons pas encore éviter, et nous avons décrit ici même les pertes que la sécheresse de l’an dernier a causées dans la plupart de nos départemens[7] ; mais jadis la diminution du bétail avait un retentissement plus funeste qu’aujourd’hui sur les récoltes suivantes. Pas de bétail, pas de fumier ; diminution des fumures, amoindrissement des rendemens.

Le mal est moindre maintenant, car nous pouvons substituer au fumier manquant les engrais du commerce ; c’est là leur rôle ; il ne s’agit plus, comme on la cru à l’origine, de transformer toute l’économie rurale, d’abandonner l’élevage ou l’engraissement des animaux et de proscrire les fumures organiques : les engrais chimiques ne sont pas destinés à remplacer le fumier de ferme, mais à parer à son insuffisance.


VII

Nous voici arrivé à la fin de cette longue étude, et il faut conclure. Le fumier de ferme, partout où sa production n’est pas onéreuse, reste la base de tout notre édifice agricole ; le produire à bon compte, le problème dont la solution est la plus urgente ; et comme nous osions le prédire l’an dernier, la terrible sécheresse que nous avons subie, la pénurie de fourrages qu’elle a occasionnée, n’ont pas été sans quelques avantages. Tous les journaux agricoles sont remplis d’indications sur l’utilisation, par le bétail, des feuilles d’arbres, des ramilles, et il est vraisemblable qu’une fois l’habitude prise de ne plus dédaigner les ressources forestières, de soumettre à une exploitation régulière les prairies en l’air, on n’y renoncera plus.

En outre, là où le fumier est rare, on commence à employer plus souvent les engrais verts ; depuis que MM. Hellriegel et Wilfarth nous ont démontré que les légumineuses fixent l’azote de l’air, nous commençons à comprendre l’immense parti qu’on en peut tirer, non plus seulement comme ressource fourragère, mais comme productrices d’engrais, soit que dans les terres à bon marché on consacre toute une saison à les cultiver pour les enfouir à l’automne, soit, ce qui est facile à pratiquer, même dans les pays où le prix de location est élevé, qu’on les sème seulement après la moisson, en cultures dérobées, pour les enterrer par les grands labours d’automne. Les engrais verts sont les succédanés du fumier, ils apportent comme lui, outre des matières azotées, les principes végétaux qui se transforment en humus, et conservent au sol un de ses plus précieux élémens.

Enfin, nous savons où trouver aujourd’hui les phosphates ; le marché est bien garni, l’Europe, l’Amérique, exploitent régulièrement les gisemens signalés ; notre Algérie et notre Tunisie ajoutent leur contingent, et les découvertes de ces engrais se sont succédé si rapidement depuis trente ans, que l’avenir nous réserve certainement des ressources inépuisables. Nous n’avons donc aucune crainte que les phosphates fassent défaut ; il en est de même de la potasse, dont au reste l’efficacité est moindre, car la plupart des sols argileux renferment d’assez larges approvisionnemens pour que l’acquisition des sels de potasse soit souvent inutile.

Ainsi à l’aide du fumier de ferme ou des engrais verts nous assurons à nos sols l’humus et les matières organiques azotées nécessaires à la végétation ; les gisemens de phosphates et de sels de potasse actuellement en exploitation nous fourniront pendant de longues années tous les engrais minéraux nécessaires… Tout cela cependant est encore insuffisant. Pour atteindre les hauts rendemens, seules sources des bénéfices qui fuient devant nous, malgré la condescendance du législateur à remanier, à chaque crise, les tarifs de douane, il nous faut des engrais azotés à évolution rapide, et ici, il convient de s’arrêter encore un instant.

En vingt-cinq ou trente ans, l’agriculture européenne a épuisé le guano : elle exploite aujourd’hui avec une fiévreuse ardeur le nitrate de soude du Pérou ; combien de temps cette exploitation pourra-t-elle durer, nous l’ignorons ; mais ce nitrate a la même origine que le guano, il ne se reproduit pas… on en verra la fin ; d’autre part les progrès de l’hygiène rendront bientôt impossible la préparation du sulfate d’ammoniaque ; il faut donc prévoir le moment où nous serons privés de ces deux puissans agens de fertilité. À ce moment, que ferons-nous ?

Leur rôle est parfaitement défini : nous avons besoin, pour pousser nos récoltes jusqu’à les rendre rémunératrices, de répandre, au printemps, 100 kilos par hectare d’azote assimilable ; en général nos fumures de fumier de ferme, d’une lente évolution, ne les produisent pas, et c’est pour compenser leur insuffisance que nous distribuons nitrate de soude ou sulfate d’ammoniaque.

La situation est singulière ; d’innombrables analyses nous ont enseigné que nos terres cultivées renferment de un à deux millièmes d’azote combiné[8], c’est-à-dire par hectare : de 4 000 à 8 000 kilos, par conséquent de 40 à 80 fois la quantité qui nous est nécessaire ; notre maladresse actuelle est telle que nous sommes incapables d’arracher à cette masse de matière inerte de quoi soutenir nos récoltes, et que nous sommes contraints d’envoyer voiliers sur vapeurs doubler le cap Horn pour aller nous chercher sur la côte du Pacifique l’azote combiné, qui est là, sous nos pieds, et que nous ne savons pas utiliser.

Est-il donc impossible de tirer de notre sol lui-même les nitrates dont nous avons besoin ?

Pendant l’année, mars 1892-mars 1893, les eaux qui ont traversé une terre des cases de végétation de Grignon, qui venaient d’être construites, laissée en jachère sans fumure, ont entraîné la valeur de 221kiI, 4 d’azote nitrique à l’hectare ; c’est plus du double de ce qu’exige une récolte très abondante. Pendant l’année suivante : mars 1893-mars 1894, cette quantité d’azote nitrique est tombée à 79kil, 198. Pourquoi cette différence ? C’est que pendant la première année d’observations, les eaux traversaient une terre qui avait été remuée au moment de son extraction, aérée pendant la construction des cases, remuée de nouveau au moment du remplissage, tandis que pendant l’année suivante elle n’a été travaillée qu’à la surface par la bêche de l’ouvrier[9].

Ainsi, et c’est là un point sur lequel on ne saurait trop insister, quand une terre est convenablement remuée, aérée, travaillée, l’azote habituellement inerte qu’elle renferme, évolue, devient soluble, assimilable ; la matière organique azotée de l’humus, attaquée par les fermens, se réduit en acide carbonique, en eau, en nitrates, et si nous en sommes encore réduits à acquérir ces nitrates, c’est que le travail du sol, tel que nous le pratiquons aujourd’hui, est inefficace. C’est aux ingénieurs à se mettre à l’œuvre, c’est à eux qu’il appartient d’imaginer un instrument qui divise, remue, secoue, aère le sol tout autrement que ne le font encore nos charrues et nos herses, qui certainement, dans cinquante ans d’ici, seront reléguées dans les magasins de curiosités à côté des pieux durcis au feu des sauvages ou des araires des Gaulois.

Nous n’avons même aucune crainte que, par ce travail énergique, le stock d’azote de nos sols s’épuise rapidement. Non seulement les recherches de M. Berthelot nous ont enseigné que nos terres sont peuplées de micro-organismes qui fixent l’azote de l’air, mais en outre, tout récemment, l’illustre secrétaire perpétuel, puis M. Winogradsky, ont isolé, décrit, cultivé ces microorganismes ; ces dernières découvertes datent de quelques mois. Qui peut prévoir ce que leur réserve l’avenir !

Nous savons encore que les fermens nitriques de MM. Schlœsing, Muntz et Winogradsky travaillent dans le sol pour rendre assimilable l’azote qu’il renferme ; ce qu’il nous faut apprendre maintenant, c’est à créer un milieu de culture favorable à leur action, et quand nous saurons disséminer les fermens dans une terre meuble et bien aérée, nous pourrons envisager sans crainte l’épuisement du nitrate de soude du Pérou. On peut le dire avec certitude : le règne des engrais azotés finit, celui des bactéries commence !


P.-P. DEHERAIN.

  1. Revue du 15 juillet 1894.
  2. On désigne sous ce nom le produit obtenu en traitant les os ou les phosphates minéraux par l’acide sulfurique. Cet acide s’empare partiellement de la chaux des phosphates, et met en liberté de l’acide phosphorique. Quand les superphosphates, dont la réaction est très acide, sont répandus dans le sol, l’acide phosphorique libre entre rapidement en combinaison, il s’unit à la chaux des calcaires, à l’oxyde de fer, à l’alumine des argiles, il cesse d’être soluble dans l’eau et, au premier abord, on peut être étonné qu’il y ait eu avantage à lui donner une solubilité aussi éphémère, si on ne reconnaissait que les phosphates, insolubles il est vrai, reformés dans le sol, sont gélatineux, floconneux, infiniment plus attaquables par les sucs acides des racines que les pierres dures compactes, ou les os à tissu serré employés à la fabrication.
  3. Le progrès le plus saillant réalisé dans cette voie est dû à l’emploi du nitromolybdate d’ammoniaque qui permet de précipiter l’acide phosphorique dissous dans l’acide azotique, dans une liqueur très chargée de ce même acide azotique qui maintient en dissolution tous les élémens attaquables par les acides : chaux, oxyde de fer, alumine, magnésie, potasse, silice, etc.
  4. Tout récemment, on a proposé de substituer, dans cette recherche, à l’acide acétique que j’avais employé, l’acide citrique que sécrètent les racines des végétaux ; l’expérience a montré un accord remarquable entre les prévisions déduites de l’analyse du sol par cette méthode, et les résultats obtenus de l’emploi des superphosphates. Annales agronomiques, tome XX, p. 291, juillet 1894.
  5. Revue du 15 août 1892.
  6. Revue du 15 juillet 1894.
  7. Revue du 15 octobre 1893.
  8. Revue du 1er et du 15 mai 1893.
  9. Revue du 15 mai 1893. Voyez aussi : le Travail du sol et la nitrification. — Annales agronomiques, t. XIX, p. 401.