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La Science expérimentale/La sensibilité dans le règne animal et dans le règne végétal

La bibliothèque libre.
Librairie J.-B. Baillière & fils (p. 218-235).



LA SENSIBILITÉ
DANS LE RÈGNE ANIMAL ET DANS LE RÈGNE VÉGÉTAL

Mon but est de montrer que les plantes possèdent comme les animaux, au degré ou à la forme près, la sensibilité, cet attribut essentiel de la vie.

Réunissant la sensibilité consciente, la sensibilité inconsciente, l’irritabilité, je crois établir, en m’appuyant de mes recherches nouvelles, que ce sont là trois expressions graduées d’une seule et unique propriété, la sensibilité, la possession de cette faculté commune démontrant l’unité fonctionnelle des êtres vivants, depuis la plante la plus dégradée jusqu’à l’animal le plus élevé en organisation[1].

Les philosophes ne connaissent et n’admettent en général que la sensibilité consciente, celle qu’atteste le moi. C’est pour eux la modification psychique, plaisir, douleur, déterminée par les modifications externes. Une telle définition ne s’applique guère qu’à l’homme seul, puisqu’elle fait intervenir la conscience : le phénomène qu’elle caractérise est sans analogue, sans pair, on pourrait dire sans signification, dès que l’on sort du sujet pensant.

Les physiologistes se placent nécessairement à un autre point de vue. Il ne leur suffit pas de définir, ils doivent étudier le phénomène objectivement, sous toutes les formes qu’il revêt. Ils observent qu’au moment où un agent modificateur vient agir sur l’homme, il ne provoque point seulement le plaisir ou la douleur, il n’affecte pas seulement l’âme : il affecte le corps, il détermine d’autres réactions que les réactions psychiques, et ces réactions automatiques, loin d’être la partie accessoire du phénomène, en sont au contraire l’élément essentiel, persistant, survivant aux autres réactions chez l’homme même, seules saisissables chez les autres animaux.

Le nom de sensibilité désigne donc, aux yeux du physiologiste, l’ensemble des modifications de toute nature, déterminées dans l’être vivant par les stimulants, ou mieux l’aptitude à répondre par ces modifications à la provocation des stimulants.

Quand l’œil, l’oreille ou les papilles de la peau subissent l’action des agents physiques, vibration lumineuse, vibration sonore, vibration calorifique ou contact, la modification physiologique qu’ils subissent, le physiologiste doit l’appeler sensibilité. La sensation n’est qu’un élément de ce complexus qui peut faire défaut, les autres subsistant.

Le musicien qui déchiffre machinalement un morceau de musique, emporté dans une distraction qui voile sa conscience, reçoit l’impression lumineuse et réagit de la même manière, au phénomène psychique près, que lorsque son attention est éveillée.

Les choses se passent de même quand les aliments pénètrent dans l’estomac et viennent irriter la membrane muqueuse qui le tapisse : l’observateur dont le regard pourrait pénétrer jusque-là verrait, comme l’a vu le docteur W. Beaumont, sur un Canadien dont l’estomac était resté ouvert à la suite d’une blessure d’arme à feu, il verrait, disons-nous, sous l’action des aliments ou de toute substance introduite dans la cavité, la muqueuse rougir, se tuméfier et se couvrir d’une sécrétion particulière. Voilà une réaction bien remarquable et bien évidente dont le moi n’a pas connaissance.

Il en est de même pour le cœur qui réagit à ses stimulants, sans que nous en soyons directement prévenus[2].

Il en est encore ainsi de tous les mouvements organiques soustraits à notre connaissance et à notre volonté.

Dans tous ces exemples, la nature des réactions vitales est variable, la propriété de réagir est commune. En dehors du système nerveux, la propriété de réagir, identique au fond, appartient à tous les tissus, à tous les éléments anatomiques de l’organisme. Les physiologistes, depuis Haller et Glisson, ont désigné par le nom d’irritabilité ce privilège commun des tissus animaux. Toutefois, bien des idées confuses ont obscurci la notion de l’irritabilité, jusqu’au jour où Bichat la présenta sous un aspect nouveau.

Bichat distinguait trois expressions de la sensibilité :

1o La sensibilité consciente, qui préside à la vie de relation ou aux mouvements extérieurs ;

2o La sensibilité inconsciente, qui se traduit par les mouvements internes ;

3o La sensibilité insensible, c’est-à-dire insaisissable à l’œil parce qu’elle se manifeste autrement que par des mouvements, par exemple par des actions nutritives ou trophiques.

Pour moi, me plaçant au point de vue de la conception des organismes vivants, telle que je l’ai exposée ailleurs, je considère la sensibilité comme une des propriétés fondamentales de tous les éléments organiques, de toute cellule vivante. Quand la sensibilité se traduit dans un élément isolé, nous ne lui connaissons pas d’appareils nerveux distincts ; quand elle est l’expression plus complexe de la sensibilité de divers éléments, tissus ou organes, qu’elle harmonise, elle emprunte des appareils nerveux qui se montrent eux-mêmes plus ou moins compliqués suivant la nature des phénomènes qu’ils expriment. Enfin, quand la sensibilité nous apparaît comme une réaction de l’organisme entier, elle représente le consensus vital le plus élevé, et c’est dans ce cas seulement qu’elle devient consciente dans l’homme et dans les organismes supérieurs.

À considérer les choses objectivement, on trouve donc tous les degrés et toutes les formes depuis la sensibilité consciente jusqu’à l’obscure réaction du tissu, le fait conscience qui vient compliquer le complexus sensibilité qui dépend de cette circonstance que l’irritation a porté sur une partie en relation avec le cerveau, siège du sensorium commun. En un mot, la sensibilité est la propriété de réagir d’une façon appréciable mais plus ou moins visible, sous l’influence d’une sollicitation extérieure.

Prise dans ce sens général, la sensibilité se confond avec l’irritabilité. La sensibilité proprement dite et l’irritabilité particulière du tissu ou de l’élément nerveux, comme l’irritabilité d’un tissu quelconque, peut être appelée la sensibilité particulière de cet élément ou de ce tissu.

Toutes ces formes de la sensibilité se confondent et sont identiques. La communauté d’essence et l’identité fondamentale est démontrée par la communauté des anesthésiques de l’identité des circonstances qui la font disparaître ou l’abolissent.

C’est ainsi que la sensibilité nous apparaîtra maintenant comme la propriété la plus caractéristique et la plus générale de la vie. Tout ce qui vit sent et peut être anesthésié ; tout ce qui ne sent pas ne vit pas et ne peut être anesthésié, dirons-nous[3].

La sensibilité ou irritabilité considérée ainsi comme l’attribut universel de la vie doit appartenir dès lors tout autant aux végétaux qu’aux animaux, sans quoi notre formule serait inexacte et notre généralisation illégitime.

Et en effet, les végétaux possèdent la sensibilité au même titre et aux mêmes conditions que tous les êtres animés. La diagnose exclusive de Linné : vegetabilia crescunt et vivunt ; animalia crescunt, vivunt et sentiunt, n’est pas exacte en ce qu’elle s’en tient aux apparences et comme à l’écorce des choses.

On sait depuis longtemps que certaines plantes réagissent quand on les touche : ainsi la sensitive ferme ses feuilles au contact des mains qui veulent les saisir.

Mais ces phénomènes étaient regardés comme tout à fait exceptionnels, et leur réalité ne passait même pas pour absolument démontrée.

La généralisation que j’ai présentée a pris un caractère tout nouveau parce qu’on connaît maintenant un véritable réactif de la vie et de la sensibilité qui permet d’en reconnaître partout avec certitude l’existence.

Ce réactif c’est l’agent anesthésique, soit l’éther, soit le chloroforme.

Tout le monde connaît l’emploi de l’éther ou du chloroforme pour suspendre momentanément la sensibilité consciente, et chacun sait que le but poursuivi est précisément la suppression de la douleur qui accompagne cette sensibilité consciente pendant les opérations chirurgicales.

On fait respirer les vapeurs d’éther ou de chloroforme qui arrivent dans les poumons, à travers les parois des vésicules pulmonaires, elles pénètrent alors dans le sang qui les conduit au contact des éléments nerveux de l’encéphale ; c’est alors que le moi s’endort et avec lui la sensibilité consciente.

On ne pousse pas l’action plus loin parce qu’elle n’aurait plus aucune utilité chez le malade qu’on opère. Mais si nous éthérisons des animaux, comme des grenouilles, en continuant indéfiniment l’introduction des vapeurs d’éther, nous voyons successivement s’éteindre, après la sensibilité consciente, toutes les manifestations de la sensibilité inconsciente dans l’intestin et les glandes, et nous finissons par arrêter l’irritabilité musculaire et les agitations si vivaces des cils vibratils implantés en très-grand nombre comme les poils d’une brosse dans certaines membranes muqueuses, par exemple celle qui tapisse les voies respiratoires.

L’éther ou le chloroforme n’exercent donc pas seulement leur action sur les organes nerveux : quand on laisse leurs effets se compléter, ils agissent de la même manière en supprimant la propriété de réagir dans tous les tissus, quelle qu’en soit la nature et la forme. Il n’y a d’autre différence que celle même qui sépare l’intensité de ces diverses réactions ou le degré de leur rapidité.

Ce sont aussi des différences du même genre qui séparent les plantes des animaux, c’est-à-dire les simples différences de degré, et l’éther, comme le chloroforme, exerce sur elles une action identique à celle qu’on vient de constater chez les animaux. Soumettez aux vapeurs d’éther ou de chloroforme les feuilles d’une sensitive, et vous pourrez toucher ces feuilles sans qu’elles réagissent comme d’ordinaire : elles ne sentent plus le contact des mains (fig. 1).

Ce premier fait déjà constaté me conduisit à croire qu’on pouvait le reproduire sur les autres organes et à propos des autres fonctions des plantes ; comme on avait étendu chez les animaux l’anesthésie du cerveau, qui est le siège de la sensibilité consciente, à tous les autres tissus où résident la sensibilité inconsciente et l’irritabilité.

Figure 1 : Sensitive (Mimosa pudica) placée dans une atmosphère éthérée.

Fig. 1. Sensitive (Mimosa pudica) placée dans une atmosphère éthérée. —
e, éponge imbibée d’éther[4].

Prenez une graine à germination très-rapide, comme celle de certains cressons, et placez-la sur une éponge imbibée d’eau : le lendemain elle aura déjà germé et poussé une tigelle et une radicelle. Répétez maintenant l’expérience en plaçant l’éponge sous une cloche dans laquelle parviennent des vapeurs d’éther, la graine y restera inerte, quoiqu’elle ait à sa disposition de l’oxygène, de l’eau, de la lumière, de la chaleur ; elle ne sent plus les excitants qui l’entourent.

Ne croyez pas cependant qu’elle soit morte ou atteinte dans quelque organe essentiel : elle dort simplement, comme vous pouvez vous en convaincre aisément.

Levez la cloche, les vapeurs d’éther se dissiperont, la graine sortira de son sommeil, et dès le lendemain, elle entrera en germination[5].

On reproduira la même observation sur un œuf de poule qui ne serait jamais couvé efficacement dans une atmosphère éthérée.

Passons maintenant à un autre phénomène de la vie des plantes, celui qu’on appelle encore improprement leur respiration, je veux parler de la fonction au moyen de laquelle la plante absorbe de l’acide carbonique et rejette dans l’air de l’oxygène.

Tout le monde sait que ce phénomène siégeant dans les parties vertes exige l’action de la lumière ; il se produit ailleurs tout aussi bien, si ce n’est mieux, dans les feuilles des plantes aquatiques plongées sous l’eau, que dans les feuilles des plantes aériennes.

Eh bien, prenez une plante aquatique et placez-la dans un bocal que vous aurez rempli d’eau tenant en dissolution de l’éther ou du chloroforme. C’est une expérience que chacun peut répéter aisément, sans aucun appareil spécial ; il suffit d’agiter dans une carafe un mélange d’eau et d’éther ou de chloroforme, puis de séparer par une simple décantation la matière en excès qui surnage au-dessus de l’eau, si c’est de l’éther, et s’accumule au fond, si c’est du chloroforme.

En plaçant alors une cloche au-dessus de la plante plongée dans l’eau anesthésique, il sera facile de constater par les moyens ordinaires qu’elle n’absorbe plus d’acide carbonique et n’émet plus d’oxygène. Elle reste cependant parfaitement verte et ne paraît pas souffrir.

Bien plus, elle respire alors à la manière des animaux, c’est-à-dire en absorbant de l’oxygène et en exhalant de l’acide carbonique. C’est là une respiration véritable, marquée auparavant par le phénomène prédominant de l’assimilation du carbone et l’exhalation d’oxygène.

Voulez-vous maintenant réveiller votre plante pour vous convaincre qu’elle vit toujours, placez-la dans une eau non éthérée, et elle recommencera à s’assimiler de l’acide carbonique et à dégager de l’oxygène sous l’influence des rayons solaires.


On peut aller plus loin encore et s’attaquer à un des phénomènes les plus intimes de la vie végétale, les fermentations.

La fermentation alcoolique du jus de la vigne ou du moût de la bière en offre des exemples bien connus. Ces fermentations sont produites par une sorte de petit champignon microscopique, la levûre du vin, ou la levûre de la bière. Ce champignon décompose la matière sucrée pour s’en nourrir ; il la dédouble en alcool qui reste dans la liqueur, et en acide carbonique qui, grâce à son état gazeux, peut s’échapper dans l’atmosphère.

Eh bien, plongez la levûre de bière avec une matière sucrée dans un appareil convenablement préparé, contenant de l’eau éthérée comme tout à l’heure, elle ne fermentera plus. Elle dort et ne sent plus la présence du sucre qui doit la nourrir. Quand votre conviction sera faite, retirez cette levûre, jetez-la sur un filtre pour la laver à l’eau ordinaire, et mettez-la ensuite dans une autre eau que l’éther n’a pas rendue soporifique, elle fermentera bientôt.

Mais si vous examinez la matière sucrée qui est restée avec la levûre de bière dans l’eau éthérée, vous y constaterez un phénomène singulier. Vous aviez mis du sucre de canne, vous retirez du sucre de raisin qui possède sans doute la même composition en poids, mais avec un autre groupement moléculaire.

Cette transformation bien connue est produite par un ferment inversif non organisé, qui accompagne dans la levûre de bière le ferment-champignon organisé dont nous avons seul parlé jusqu’ici. En effet, ce ferment-champignon n’est pas capable de s’assimiler le sucre de canne en nature ; il faut que ce sucre soit digéré et transformé en sucre de raisin, exactement d’ailleurs comme cela se passe dans notre propre intestin. Le ferment-champignon a donc à côté de lui, dans la levûre même, une sorte de domestique donné par la nature pour opérer cette digestion à son profit, c’est le ferment inorganisé inversif. Ce ferment est soluble, ce n’est plus une plante, et comme il n’est pas organisé et qu’il n’a pas de sensibilité, il ne s’est pas endormi sous l’action de l’éther, et il a continué à remplir sa tâche, sans savoir que le sommeil de son maître le rendait pour le moment inutile.

Puisque les animaux et les plantes possèdent tous une même sensibilité révélée par l’action des anesthésiques, il faut que cette sensibilité réside dans quelque chose de matériel, dans une substance qui se trouve chez tous ces êtres.

Pour atteindre ce siége de la sensibilité, il faut d’abord savoir que tous les tissus organiques, animaux ou végétaux, sont uniformément composés de cellules microscopiques infiniment petites, qui constituent le véritable siége de la vie et des phénomènes vitaux élémentaires.

C’est là que résident en réalité toutes les propriétés qui se manifestent ensuite dans les tissus organiques, simples agglomérations de ces individus cellulaires.

C’est dans ces cellules qu’est le siége de la sensibilité. Il s’y trouve une matière protéique, le protoplasma, qu’un naturaliste anglais, Th. Huxley, a nommé avec raison la base physique de la vie[6]. Cette matière se trouve partout, élément de la cellule dans les êtres complexes formant à elle seule l’être tout entier, lorsque celui-ci est réduit au dernier degré de simplicité. On trouve de ces êtres protoplasmiques même au fond des mers, êtres bizarres, dont on ne peut dire s’ils sont animaux ou végétaux, car ils n’ont aucune forme déterminée et peuvent les prendre toutes successivement. Huxley en a trouvé, à un millier de mètres au-dessous de la surface de l’Océan, un type fort curieux qu’il a nommé Bathybius Hæckelii, et Hæckel a même fait de ces êtres étranges un règne nouveau, celui des protistes.

Ce protoplasma, qui constitue seul certains protistes, se trouve dans toutes les cellules animales ou végétales ; sous l’influence de l’éther, la cellule perd sa transparence, prend une légère opacité comme la vapeur d’eau qui se dépose sur un globe de verre ; puis quand l’action de l’éther a cessé, le protoplasma, sans doute, redevient fluide, à peu près comme la vapeur déposée sur le globe de verre à l’état vésiculeux lui laisse de nouveau sa transparence en s’évaporant.

La sensibilité reparaît alors. On peut donc croire que c’est dans cette substance primordiale protoplasmique que réside l’irritabilité ou la sensibilité initiale de l’être. Si l’unité du protoplasma établit l’unité physiologique des deux règnes organiques, en leur donnant à tous les deux un substratum de sensibilité, cela


  1. Voy. Cl. Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux. Paris, 1878.
  2. Voy. le Cœur, p. 316.
  3. Voy. Claude Bernard, Leçons sur les anesthésiques et sur l’asphyxie. Paris, 1875.
  4. Les feuilles de la plante sont étalées, sont devenues insensibles, et ne se ferment plus quand on vient à les toucher.
  5. Voy. Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux. Paris, 1878, p. 73.
  6. Huxley, Les sciences naturelles et les problèmes qu’elles font surgir. Paris, 1877, p. 167.