La Science moderne et la philosophie des causes finales/02

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La Science moderne et la philosophie des causes finales
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 17 (p. 38-70).
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LA PHILOSOPHIE
DES CAUSES FINALES

II.[1]
LA CAUSE PREMIERE


I

La philosophie des causes finales peut se résumer en deux questions : 1° le principe de finalité est-il applicable aux œuvres de la nature comme aux œuvres de l’homme ? 2° Comment faut-il concevoir le mode d’action de la cause finale dans les œuvres de la nature ? Sur le premier point, nous croyons avoir établi avec M. Janet, dans une première étude, que l’accord de la science et de la philosophie est possible, en ce que celle-ci, loin de contredire les explications de celle-là, les complète par l’adjonction d’un principe supérieur aux causes invoquées par la science. Sur le second point, nous voudrions montrer dans quelle mesure la science peut servir à rectifier et à préciser la doctrine des causes finales en la dégageant des abstractions et des fictions qui la rendent suspecte aux partisans des méthodes scientifiques. Ainsi peut-être arriverons-nous à faire voir comment la science et la philosophie tendent, par une coopération réciproque, à se rapprocher dans leurs conclusions définitives. Assurément l’heureuse révolution dont nous saluons les futurs résultats n’en est qu’à son début ; elle n’a pas encore changé les allures de la méthode scientifique et de la méthode philosophique au point de préparer une entente complète. A lire, même en ce moment, l’ardente polémique soutenue par les écoles du matérialisme et du spiritualisme à outrance, on pourrait prendre nos paroles de paix et d’alliance pour de paradoxales illusions. Néanmoins il est facile de juger combien le contact de l’esprit scientifique et de l’esprit philosophique a modifié les tendances des deux directions. On nous permettra donc d’espérer que le dernier mot de la pensée contemporaine n’est pas dans les protestations et les déclamations des écoles exclusives, et de chercher les signes de ralliement dans ces études sérieuses et fécondes, riches de faits et d’analyses, qui font moins de bruit que de lumière dans le monde des esprits libres de préventions et de préjugés.

Pour peu que l’on connaisse l’histoire de la philosophie et celle des sciences, on est frappé du contraste que présente le spectacle du développement et du progrès de l’esprit humain dans ces deux sphères de son activité. Tandis que la science, simple dans ses procédés tout d’abord et pauvre dans ses résultats, va se divisant et se subdivisant en questions de plus en plus spéciales, s’étend et se ramifie en variétés de plus en plus nombreuses et plus riches, la philosophie ne se développe guère que par le renouvellement de ses formules et de ses argumens, gardant invariablement ses problèmes et ses conclusions générales. Pendant que la science compte ses progrès par ses découvertes et ses inventions, la philosophie mesure les siens au degré de rigueur, de précision, de clarté des formes sous lesquelles se posent et se résolvent les mêmes problèmes. Quelle merveilleuse histoire que celle des sciences, si on la suit depuis les premiers savans grecs, physiciens, géomètres, astronomes, naturalistes, jusqu’aux savans de nos jours ! Combien de sciences nouvelles créées, et dans chacune quel trésor de vérités successivement acquises et précieusement conservées ! Dans la première époque de la science grecque, on compte déjà des savans comme Thalès, Pythagore, Démocrite, Euclide, Philolaüs, Empédocle, Hippocrate, qui trouvent et recueillent les élémens de la géométrie, de l’astronomie, de la physique, de la physiologie, de l’histoire naturelle. Vient ensuite le génie encyclopédique par excellence de l’antiquité, Aristote, qui crée réellement la plupart de ces sciences en en définissant l’objet, la méthode et le programme. Après une éclipse dans la nuit du moyen âge, l’esprit scientifique reparaît avec l’âge moderne et se manifeste par d’éclatans résultats. La science de l’antiquité n’avait eu pour instrument de découverte que l’observation fortuite. La science moderne eut à son service, outre cette observation superficielle et bornée, l’observation aidée du télescope et du microscope, l’expérimentation, l’induction, l’analyse algébrique, la dissection, la vivisection et toutes ces ingénieuses et délicates méthodes que nos savans inventent chaque jour. Aussi quelle transformation de la science avec de pareils instrumens ! quelle révélation cosmique dans l’infinie grandeur et l’infinie petitesse des choses ! Les plus simples manuels suffisent à nous l’apprendre.

L’histoire de la philosophie n’offre ni la même variété de résultats, ni la même série de progrès. Déjà, dans la première période de son développement en Grèce, de grands problèmes sont posés, de hautes et profondes vérités sont entrevues. Dès la seconde période, la philosophie atteint les sommets les plus élevés de la pensée, et proclame de sa voix la plus éloquente les vérités essentielles qui survivront à la ruine de tous les systèmes. Ce ne sont pas seulement des philosophes comme Socrate, Platon, Aristote, Zénon, Plotin, qui ont compris les principaux attributs de Dieu et les grands caractères de l’ordre universel. Les moralistes et les poètes en ont eu le vif sentiment, qu’ils ont exprimé dans leur noble et divin langage. Seulement ces vérités devaient rester des généralités vagues, tant que la science n’avait pas fait connaître les lois de ce cosmos dont on célébrait la mystérieuse beauté dans des hymnes sublimes. Si la philosophie moderne n’a pas trouvé plus de beaux génies, plus de grands écrivains pour concevoir et exprimer ces vérités de tous les temps et de tous les lieux, elle a eu à son service ce qui manquait à son aînée, une science de la nature plus étendue, plus exacte, plus profonde, surtout depuis les étonnans progrès des sciences physiques et naturelles, dans les deux derniers siècles. En s’instruisant à l’école des savans, en se pénétrant de leurs découvertes et de leurs théories, elle a pu mieux définir la nature et le mode d’action de cette cause finale dont aucune doctrine peut-être dans l’antiquité, sauf celle d’Aristote, n’a donné une formule précise. Elle a pu, par la connaissance tout expérimentale de la nature, mieux montrer en quoi consiste cet ordre sur lequel la science antique n’avait pu donner que de vagues et souvent fausses notions. Déjà les systèmes des grands philosophes du XVIIe siècle, Descartes, Malebranche, Leibniz surtout, se ressentent de cette éducation scientifique ; mais c’est principalement aux sciences de la nature, à la mécanique, à la physique, à la chimie, à la biologie, à l’histoire naturelle qu’il appartenait de transformer les conceptions spéculatives de la philosophie sur les hauts problèmes métaphysiques, particulièrement en ce qui concerne la nature et le mode d’action de la cause finale.

Nous abordons, comme M. Janet, ce problème avec une entière liberté d’esprit. Loin de redouter pour la solution qui pourrait avoir nos préférences les nouvelles théories de la science, nous pensons que la philosophie des causes finales ne peut que gagner en exactitude, en précision, en profondeur, à s’approprier ce qui, dans ces théories, semble devoir passer à l’état de vérités acquises. Si le philosophe répugnait à ce travail de transformation rendu nécessaire par les progrès de la science, c’est qu’il aurait fait son siège d’avance, c’est qu’une solution philosophique serait pour lui un dogme, c’est en un mot que la métaphysique aurait l’autorité et le prestige d’une religion. Où prendrait-elle cette autorité et ce prestige, du moment que le philosophe ne connaît d’autre source de vérité que l’expérience et la raison ? Qui pourrait le nier aujourd’hui ? en changeant l’aspect du monde par des révélations merveilleuses, la science a renouvelé la philosophie des causes finales. Il n’est pas un problème métaphysique pour la solution duquel la philosophie ne doive tenir compte de ses expériences et de ses théories. Comment agit, dans l’immense série des phénomènes cosmiques, cette cause finale dont la science ne peut méconnaître l’intervention sans tomber dans l’hypothèse impossible du hasard ? Agit-elle d’une façon naturelle ou surnaturelle, c’est-à-dire en se conformant toujours aux lois physiques dont elle est l’auteur, ou en suivant, quand il lui convient, d’autres lois supérieures et parfois contraires aux lois découvertes par la science ? Agit-elle sur le monde comme un principe moteur sur une masse inerte ? Son action cosmique est-elle une véritable création, en ce sens qu’elle aurait fait sortir le monde du néant ? Cette cause finale est-elle une ou multiple ? N’est-elle que l’immense collection d’activités finales élémentaires dont l’accord aurait produit l’ordre universel, ou bien cette collection ne serait-elle elle-même que l’épanouissement d’une pensée unique, principe caché de cette ravissante harmonie ? Enfin où réside la cause unique et première de l’ordre cosmique ? Est-ce dans le monde qu’elle gouverne, ou en dehors du monde, au-delà des régions de l’espace et du temps ? Autant de questions sur lesquelles il n’est plus permis à la philosophie de s’en fier à ses vieilles méthodes et à ses spéculations abstraites.


II

Dans la seconde partie de son œuvre, M. Janet discute avec autant de vigueur que d’impartialité le problème de la nature et du mode d’action de la cause finale. « Si l’on admet, dit-il, la série des inductions que nous avons développées dans le livre précédent, on sera amené à cette conclusion, qu’il y a des buts dans la nature ; mais entre cette proposition et cette autre qu’on en déduit généralement, à savoir : qu’un entendement divin a tout coordonné vers ces buts, il y a encore un assez large intervalle. » Assez large en effet pour fournir un champ de bataille aux plus grandes écoles de l’antiquité. et des temps modernes. De bons et simples esprits ont cru, dans tous les temps, que la transition entre les deux propositions est naturelle et même nécessaire. S’il y a des buts dans la nature, c’est qu’il y a un plan, un dessein, une pensée dans l’ordre des choses naturelles. Et comment peut-il y avoir un plan, un dessein sans une cause intelligente qui l’ait conçu et exécuté ? Oui, sans doute, le sens commun, le simple bon sens, si l’on veut, raisonne ainsi : Voltaire ne conclut pas autrement avec sa comparaison de l’horloge et de l’horloger. Seulement on supprime ainsi d’avance une grave difficulté de méthode. On confond deux opérations logiques très distinctes : conclure de la finalité des œuvres de l’industrie à la finalité de la nature, en vertu de la frappante analogie qui les rapproche ; conclure de cette finalité à l’existence d’une cause finale semblable à celles qui président à la création des œuvres de l’industrie. On ne peut douter de l’intelligence, de la volonté, de l’intention consciente des causes finales dans les œuvres humaines, parce que la conscience nous révèle tous ces caractères dans la cause finale qui est notre propre personne, et que l’induction qui nous les fait attribuer à nos semblables ne souffre aucun doute. Ici, pas même de problème. Où le problème commence, c’est quand il s’agit de conclure, non plus des effets aux effets, mais des causes aux causes. Qu’il y ait des fins dans la nature, que le monde entier soit un tout intelligible, grâce à l’ordre, à l’harmonie résultant du concours des causes finales qui le remplissent et l’animent, cela n’est pas contesté par les grandes écoles de philosophie. Oui commence le doute et l’objection, c’est lorsqu’il s’agit d’assimiler aux causes finales des œuvres humaines, sinon les causes finales secondaires, du moins la cause finale suprême qui les embrasse toutes dans son. universelle activité.

M, Janet a l’esprit trop exact, trop rigoureux, pour se faire illusion à cet égard. « La finalité est une des propriétés de la nature : voilà ce qui résulte de l’analyse ; mais comment cette analyse nous ferait-elle sortir de la nature ? Comment nous ferait-elle passer des faits à la cause ? La force de notre argument consiste précisément en ce que nous ne changeons pas de genre ; mais que dans un seul et même genre, à savoir la nature, nous poursuivons le même fait ou la même propriété sous des formes différentes. Si au contraire, au lieu de suivre la même filière, soit en la montant, soit en la descendant, nous passons subitement de la nature à sa cause, et si nous disons : il y a dans la nature tel être, lui-même membre et partie du tout, qui agit d’une certaine manière, donc la cause première de ce tout a dû agir de la même manière, il n’est pas douteux que nous ne fassions là un raisonnement bien hardi et bien téméraire, qui, en tout cas, n’est pas contenu dans le précédent. » M. Janet n’est pas le premier qui ait vu la difficulté. Sans parler d’Aristote et de Leibniz » qui ont résolu le problème de la nature et de l’action de la cause finale première par une tout autre méthode que l’induction purement psychologique, Kant avait déjà démontré, avec cette profondeur d’analyse qui lui est propre, l’insuffisance de l’argument téléologique, comme on dit dans l’école, à prouver l’existence et les attributs de Dieu, et comment la preuve des causes finales ne nous permet de conclure qu’à une cause relative et indéterminée, nous laissant dans une complète ignorance sur la nature de cette cause. M. Cousin lui-même l’avoue dans ses leçons sur la philosophie de Kant : « Nous ne craignons pas la critique pour le principe des causes finales, mais nous croyons avec Kant qu’il ne faut pas en exagérer la portée… Si nous ne sortons pas de l’argument des causes finales, cette grandeur de l’ouvrier que nous concevons proportionné à ses œuvres n’a rien de bien déterminé, et l’expérience ne nous donnera jamais l’idée de la toute-puissance, de la parfaite sagesse, de l’unité absolue de l’auteur suprême. »

Bossuet n’a pas montré qu’il avait le sentiment de la difficulté quand il a dit : Tout ordre, c’est-à-dire toute proportion entre les moyens et les buts, suppose une cause intelligente. Que l’ordre de la nature, ainsi que le fait observer M. Janet, que la finalité du monde suppose une cause, c’est ce qui peut être accordé ; mais ce principe est-il nécessairement un entendement, une volonté, une réflexion libre et capable de choix ? C’est là une autre question. La conscience l’affirme, nous le savons ; mais la conscience a-t-elle le droit d’affirmer autre chose que ses propres phénomènes ? a-t-elle le pouvoir d’imposer ses révélations intimes à la philosophie, qui spécule sur les causes premières ? La métaphysique n’a-t-elle autre chose à faire que de répéter mot pour mot ses enseignemens sur la nature humaine, avec l’unique réserve d’élever à la hauteur de l’idéal et de l’absolu, dans la nature de la Cause finale suprême, les facultés et les attributs que la psychologie constate dans la nature humaine ? Voilà ce que l’esprit méthodique et sagace de M. Janet ne peut admettre sans examen. L’autorité d’une pareille méthode ne lui parait pas incontestable, et la vérité de la solution à laquelle elle aboutit ne lui semble pas tellement évidente qu’on puisse dédaigner d’autres méthodes et d’autres solutions. Il se demande donc si la finalité qu’on aperçoit dans la nature, est bien une loi de la nature elle-même ou une simple loi de notre esprit, si en outre la cause de cette finalité, en la supposant réelle, est nécessairement antérieure et extérieure à la nature, et si enfin il ne serait pas de l’essence de la nature de chercher spontanément la finalité. En un mot, la finalité est-elle objective ou purement subjective, comme le soutenait Kant ? La cause finale est-elle transcendante, c’est-à-dire hors de la nature, selon l’opinion de Socrate, de Platon, de Leibniz, de tous les chefs anciens et modernes de l’école spiritualiste, ou immanente, c’est-à-dire inhérente à la nature, ainsi que l’ont pensé Bruno, Schelling, Hegel ? Nous ne parlons pas de Spinoza, qui ne croyait point aux causes finales. Enfin est-elle consciente, comme le pensaient les premiers, ou inconsciente, comme ont paru le croire les seconds ?

Nous ne pouvons suivre M. Janet dans la discussion très serrée à laquelle il se livre sur les diverses hypothèses imaginées en réponse à ces trois questions. Il nous suffira d’en résumer les conclusions. Quant à l’hypothèse kantienne de la finalité subjective, il fait une distinction. Il accorde à Kant qu’il y a quelque chose de subjectif dans le principe de finalité ; c’est le caractère inductif, résultant de l’analogie. Déjà il avait fait observer précédemment que ce principe n’a ni la même nécessité logique, ni la même évidence intuitive que le principe de causalité. En revanche, le principe de finalité est objectif, au même titre que toutes les hypothèses inductives qui atteignent au plus haut degré de probabilité. Il est bien entendu que cette distinction est relative au principe de finalité seulement, quelle qu’en soit la cause, et non à la cause finale elle-même, sur l’existence et l’action de laquelle il n’a pas encore eu à s’expliquer. Quant à la doctrine de la cause finale immanente, M. Janet procède encore par une distinction entre la finalité proprement dite et la cause finale. La finalité des œuvres de la nature n’est pas, comme celle des œuvres humaines, extérieure à l’œuvre elle-même ; elle y réside comme un principe interne et immanent. En est-il de même de la cause finale ? L’immanence de la finalité est une vérité d’analyse, tandis que l’immanence de la cause finale n’est qu’une hypothèse. Dans la nature, tout est réuni en un seul et même être ; la fin se réalise elle-même ; la cause atteint sa fin en se développant. L’image de ce développement est dans la graine qui contient tout l’être qu’elle doit réaliser. Elle atteint sa fin sans sortir d’elle-même. De cette finalité immanente est-il possible de conclure à une cause immanente de la finalité ? Ce serait mettre dans la conclusion ce qui n’est pas dans les prémisses, car c’est dire que toute cause qui poursuit des fins spontanément et intérieurement est par là même une cause première. Sur ce point grave et difficile, M. Janet fait ses réserves ; il va bien jusqu’à reconnaître que l’opposition de la transcendance et de l’immanence est loin d’être aussi absolue en réalité qu’elle le parait aux philosophes allemands. Avec la finesse d’analyse qui lui est habituelle, il fait remarquer qu’il n’y a pas de doctrine de transcendance qui n’implique en même temps quelque présence de la cause suprême dans le monde et, par conséquent, quelque immanence, de même qu’il n’y a pas de doctrine d’immanence qui n’implique quelque distinction de la cause première et de ses œuvres, par conséquent, quelque transcendance. La transcendance absolue serait une telle séparation de Dieu et du monde, qu’ils n’auraient plus rien de commun, qu’on ne pourrait concevoir une action quelconque de Dieu sur le monde. L’immanence absolue serait une telle identité de Dieu et du monde que la cause ne ferait plus qu’un avec son effet, la substance avec ses phénomènes, l’absolu avec le relatif. « Or il n’y a, dit M. Janet, aucun exemple en philosophie de l’une ni de l’autre de ces deux conceptions. Même dans le théisme scolastique, ou dans celui de Descartes et de Leibniz, quiconque approfondira la théorie du concursus divinus ou de la création continuée, verra des traces profondes de la doctrine de l’immanence. Réciproquement, dans le panthéisme de Spinoza ou de Hegel, quiconque réfléchira sur la distinction de la natura naturans et de la natura naturata, de l’idée et de la nature, reconnaîtra manifestement une doctrine de transcendance. »

On ne pourrait dire que la pensée de M. Janet oscille entre la transcendance et l’immanence. Il est encore trop de l’école de nos maîtres pour hésiter. Il conclut donc à la transcendance de la Cause finale suprême, mais avec beaucoup de distinctions, de concessions, d’explications plus ou moins favorables à la thèse de l’immanence, toujours inspiré par le sentiment de la vérité et de la mesure, et éclairé par les lumières d’une science aussi profonde qu’étendue. Nous permettra-t-il toutefois une réflexion ? Cet esprit si ferme, si sûr et si net semble avoir conscience de la subtilité des solutions du spiritualisme sur de tels problèmes. Ce n’est plus cette discussion irrésistible du premier livre sur le principe de finalité. Malgré son aisance en tout exercice de la pensée, on dirait qu’il sent un pareil terrain mal affermi sous ses pas. Citons encore quelques lignes, afin que le lecteur puisse mieux en juger : « En résumé, l’idée d’une nature douée d’activité interne, travaillant à une finalité interne, quoique relative et subordonnée, et qui n’est autre chose que la pensée leibnizienne bien comprise, n’a rien en soi qui exclue une cause supra-mondaine. Cette cause se distingue de la nature en ce qu’elle est d’avance tout entière, et ramassée en soi, un absolu, tandis que la nature ne peut qu’exprimer et manifester cet absolu à travers le temps et l’espace, sans jamais le réaliser complètement. C’est cette impuissance même de la nature qui doit nous forcer à conclure qu’elle n’est pas elle-même l’absolu, car un absolu qui se cherche sans cesse sans se trouver est une notion contradictoire. »

Reste la question de la finalité consciente ou inconsciente. M. Janet en sent toute la difficulté, et se prête encore, à toutes les distinctions et à toutes les réserves qui lui semblent permettre un accord entre les grandes écoles métaphysiques. Avec Hegel, Schopenhauer et presque toute la nouvelle philosophie allemande, il distingue la finalité de l’intention, qui n’en est pas le caractère essentiel. « On ne doit pas concevoir, dit Hegel, le but sous la forme qu’il revêt dans la conscience, c’est-à-dire sous la forme d’une représentation[2]. Ce qui fait surtout la difficulté, c’est qu’on se représente ordinairement le rapport de finalité comme un rapport extérieur, et qu’on pense que la finalité n’existe que là où il y a conscience[3]. » Le but n’est pas nécessairement un effet réalisé d’après une idée préconçue ; il est la conformité interne des choses à leur idée ou essence. La finalité n’est donc pas seulement immanente : elle est inconsciente. L’instinct offre la preuve que l’intention n’est pas une condition essentielle de la finalité. Aussi la difficulté du problème posé par M. Janet n’existe-t-elle point, tant qu’il ne s’agit que des êtres de la nature. C’est quand on arrive à la cause finale première que la question soulève des doutes sérieux. Après avoir exposé et discuté les solutions contradictoires de la philosophie contemporaine, il résume sa pensée dans une conclusion éclectique qui montre tout à la fois sa préoccupation des difficultés du problème et son désir de rester fidèle au principe de l’école à laquelle il s’honore d’appartenir : « La doctrine du Νοΰς ou de la finalité intentionnelle, n’a d’autre sens pour nous que celui-ci : c’est que l’intelligence est la cause la plus élevée et la plus approchante que nous puissions concevoir d’un monde ordonné. Toute autre cause, hasard, lois de la nature, force aveugle, instinct, en tant que représentation symbolique, est au-dessous de la vérité. Que si maintenant l’on soutient, comme les alexandrins, que la vraie cause est encore au-delà, à savoir au-delà de l’intelligence, au-delà de la volonté, au-delà de l’amour, on peut être dans le vrai, et même nous ne risquons rien à accorder que cela est certain, car les mots des langues humaines sont tous inférieurs à l’essence de l’absolu. » Se réfugier dans l’absolu, pour échapper à la difficulté, n’est-ce pas se perdre dans une abstraction inintelligible ? N’y a-t-il pas une solution plus simple, plus claire, plus philosophique du problème ? Nous dirons toute notre pensée dans la conclusion de cette étude, sur un sujet qui semble se dérober aux prises de la science humaine.


III

Nous ne connaissons pas de philosophe qui manie aveu plus de vigueur et de dextérité que M. Janet les problèmes de la métaphysique. Instruit de toutes les difficultés, familier avec toutes les solutions, ouvert à toutes les idées, il produit souvent sur les questions qu’il traite l’évidence irrésistible de la vérité, et quand certains problèmes semblent résister à la clarté de ses analyses et de ses explications, on peut dire que c’est plutôt la faute du sujet que de l’auteur ; mais alors même, il laisse encore de la lumière sur ces questions qu’il n’a pu résoudre à l’entière satisfaction de ses lecteurs. Invincible sur le principe de finalité, sa démonstration ne s’impose pas avec la même force sur la nature et l’action de la cause finale. Ce n’est pas que sa discussion soit moins ferme, moins claire, d’un bout du livre à l’autre, Est-ce qu’il y aurait, en philosophie, des problèmes qui défieraient le génie même de la méthode et de la pensée, ainsi qu’on le croit généralement dans le monde savant ? Est-ce que toutes les questions qui concernent l’existence, la nature, les attributs, le mode d’action de la cause finale seraient de ce nombre ? Ou bien ne pourrait-on pas trouver dans l’insuffisance ou l’impuissance de la méthode les causes de l’incertitude et de l’obscurité qui semblent inhérentes à certaines questions de haute métaphysique ? Nous aimons mieux croire à cette dernière cause, qui n’est point de nature à décourager l’initiative de la pensée philosophique. C’est en dégageant le principe de finalité de toute induction psychologique sur le caractère intentionnel de l’acte, sur la conscience ou l’inconscience de l’agent, que M. Janet a pu mettre ce principe hors de question, Ne faudrait-il pas en faire autant pour la cause finale elle-même ? C’est la psychologie qui a compromis la thèse de la finalité aux yeux du monde savant, par les fictions qu’elle a mêlées au vrai caractère des œuvres de la nature. N’est-ce pas encore la psychologie qui compromet la thèse de la grande cause finale par les assimilations anthropomorphiques qu’elle a fournies à la philosophie des causes finales ? Le moment n’est-il pas venu de laisser un peu la psychologie dans son propre domaine, ou nous serions les premiers à la défendre contre les empiétemens de la physiologie, et de voir si la science n’a pas à dire son mot sur cet ordre de questions ?

Nous le pensons, et nous ne croyons pas que M. Janet répugne à une méthode qui laisse une part à la science dans la solution des problèmes relatifs au mode d’action de la cause finale. Si l’on reprend en effet ces problèmes un à un, on voit bien vite que les anciennes solutions de la philosophie ne peuvent se concilier avec les théories de la science moderne. Premier exemple : la doctrine du surnaturel. Quand nous excluons ce mot de la langue scientifique, nous ne voulons pas dire qu’il n’y a pas, soit dans l’ordre des choses morales, soit même dans l’ordre des choses physiques, des lois supérieures à celles dont les sciences physiques et naturelles poursuivent la recherche ; nous entendons seulement par là la doctrine qui fait entrer la dérogation aux lois de la nature dans le gouvernement du monde. Avant que ces lois ne fussent connues, la philosophie, se plaçant d’emblée dans l’absolu, avait imaginé au-delà du temps et de l’espace, la cause finale créant le monde et pouvant le détruire, le gouvernant par sa propre volonté, laquelle serait la loi même des choses ; — si bien que des philosophes eux-mêmes, sans parler des théologiens, n’ont pas craint d’avancer que c’est la volonté de Dieu qui fait la vérité des choses, même dans l’ordre des axiomes mathématiques. La doctrine du surnaturel avait beau jeu dans cette conception a priori, où rien de fixe ni de stable n’était reconnu dans le développement des phénomènes cosmiques. La Providence, dans un pareil gouvernement du monde, ne connaît pas d’autre loi que sa volonté.

On a beau dire que cette volonté est celle d’une suprême sagesse, et qu’elle n’a pas créé le monde pour le détruire, ni fait les lois de la nature pour les violer. Comme on reconnaît que sa sagesse est supérieure à ces lois, si elle emploie parfois, pour arriver à ses fins, ces moyens extraordinaires pour lesquels la théologie a un nom bien connu, qui pourrait s’en étonner ? C’est ce qui explique pourquoi la philosophie, qui a de tout temps répugné à une pareille doctrine contraire à ses idées sur la Divinité, n’a pu cependant en triompher tant qu’elle a ignoré les lois de la nature révélées par la science moderne. Il n’y avait que cette révélation qui pût ruiner le surnaturalisme, en en rendant le principe incompatible avec les résultats scientifiques acquis. Aujourd’hui, si la théologie peut encore, en vertu d’une mystérieuse autorité, affirmer la toute-puissance d’une volonté souveraine changeant au gré de ses desseins, nous ne disons pas de ses caprices, le cours ordinaire des choses naturelles, la philosophie ne le peut plus. Nulle théologie, à ses yeux, ne prévaut contre l’astronomie des Copernic, des Kepler, des Galilée, nulle métaphysique ne résiste à la mécanique et à la physique des Newton, des Herschel, des Fresnel, des Laplace, découvrant les lois de la pesanteur, de la chaleur, de la lumière, de l’électricité, du magnétisme. En constatant l’existence de toutes les grandes lois qui régissent le monde entier, les sciences de la nature, la mécanique, la physique, la chimie, la biologie ont banni du domaine de la philosophie la doctrine du surnaturel. Donc, alors même qu’elle maintiendrait la cause finale en dehors et au-delà du monde, la philosophie ne peut pas ne point tenir compte des enseignemens de la science. Aussi en est-elle arrivée, chez ses organes les plus libres de préjugés théologiques, à considérer les lois naturelles comme la manifestation nécessaire, éternelle et universelle de la volonté et de la sagesse confondues dans l’essence même de la divinité ; de telle sorte que Dieu ne pourrait violer ces lois sans agir contrairement à sa propre nature. Quand M. Renan, dans un livre intéressant, trop charmant peut-être, met au nombre des certitudes cette croyance invincible à la fixité et à l’absolue stabilité des lois de la nature, il est assurément en cela l’organe autorisé de la philosophie contemporaine[4].

Si la science résiste absolument à toute intervention accidentelle et surnaturelle de la Cause finale dans le cours régulier des phénomènes de la nature, qui aurait pour effet de le changer brusquement, l’esprit scientifique ne répugne guère moins à l’idée d’une création consistant à faire sortir l’être du néant. Le mystère n’est pas plus de son goût que le miracle. Or, pour la science habituée à ne croire qu’à ce qu’elle voit, observe et expérimente, le plus inintelligible des mystères, c’est la création e nihilo. Il faut reconnaître du reste que la philosophie ne l’a jamais acceptée que comme une de ces explications absolument incompréhensibles qui tranchent les difficultés sans les résoudre. L’ancienne métaphysique répugnait à cette hypothèse tout autant que la science moderne, et l’on peut dire que la raison spéculative ne s’en arrange guère mieux que l’expérience. Et cela est tout simple : pour qu’une explication, si hypothétique qu’elle soit, devienne intelligible, il faut qu’elle se fonde sur une analogie quelconque. Or il n’est aucune opération, aucune génération, aucune création, même dans le sens propre du mot, qui puisse éveiller dans l’esprit l’idée de la création e nihilo. La philosophie grecque, qui ignorait les lois de la nature, pour rendre intelligible et en quelque sorte sensible son explication de l’origine du cosmos, cherchait ses exemples dans les œuvres de l’art : de là le Démiurge tirant le monde du chaos, comme l’artiste fait à coups de ciseau sortir sa statue d’un bloc informe. L’antique théologie elle-même n’avait point eu l’idée du néant, et il est fort douteux qu’on la retrouve dans le premier chapitre de la Genèse exactement interprété. C’est la théologie chrétienne, dont la philosophie moderne n’a fait que suivre les enseignemens, qui a introduit et établi, en s’appuyant sur certains textes de l’Ancien-Testament, l’idée d’une puissance absolue et surnaturelle qui n’a qu’à parler pour faire sortir le monde du néant et pour l’y faire rentrer, pour suspendre l’action des lois qu’elle a faites, pour tout faire, en un mot, tout changer, tout détruire au gré de sa volonté.

Mais ici encore, bien qu’elle n’ait jamais accepté sans contestation ou sans réserve la doctrine théologique de la création absolue, la philosophie n’avait pas d’argument plus puissant à opposer à cette hypothèse que l’impossibilité rationnelle de la comprendre » Il fallait que la science positive vint l’éclairer de ses expériences. C’est ce qu’elle a fait en démontrant, la balance à la main, l’indestructibilité de la substance matérielle. On pouvait croire, on avait cru même que la matière perd ou gagne en substance dans les incessantes transformations qu’elle subit, quand elle passe par exemple de l’état solide à l’état fluide, de l’état fluide à l’état gazeux, et réciproquement. On ne le croit plus depuis les expériences décisives qui ont prouvé que la même quantité de matière, attestée par le poids, subsiste sous toutes les formes que prend la substance pondérable. On avait hésité devant les objections de la philosophie demandant à la théologie comment la substance matérielle peut commencer ou finir avec ses diverses formes, si le néant n’est pas un mot vide de sens, s’il peut y avoir autre chose, dans les prétendues créations de la nature, qu’un changement d’état, s’il est possible enfin de concevoir l’hypothèse d’un néant absolu précédant l’acte de la création divine. Toutes ces raisons, qui sont certainement d’un grand poids pour les esprits philosophiques, ne pouvaient fermer la bouche aux partisans de la création e nihilo. Il est bien difficile aujourd’hui de la maintenir devant les enseignemens de la science expérimentale.

Ce n’est pas seulement l’hypothèse de la création primitive et absolue que la science prétend supprimer ; c’est encore et surtout ce système de créations partielles, de révolutions brusques, de genèses grandioses d’une foudroyante rapidité, sortes de coups de théâtre venant renouveler en un instant la scène du monde, qu’elle tend à remplacer par sa théorie de l’évolution, moins nouvelle encore par la pensée générale qui la domine que par les analyses, les développemens et les applications qui en ont fait toute une philosophie. Le grand Leibniz en avait posé les bases par sa théorie des perceptions insensibles, par son principe des infiniment petits, par sa loi de continuité. N’a-t-il pas dit : « Le présent est gros du futur, de même que le passé est gros du présent ? » Et même, en remontant jusqu’à l’antiquité, ne pourrait-on pas retrouver le germe de cette théorie dans la distinction péripatéticienne de l’être en acte et de l’être en puissance ? Mais la science contemporaine s’est approprié la doctrine de l’évolution en la dégageant de toute spéculation métaphysique et particulièrement de toute considération des causes finales. Nous ne pouvons que la résumer en quelques mots avec M. Janet, Aucune chose de la nature ne se produit tout d’abord d’une manière complète ou achevée ; rien ne commence par l’état adulte ; tout être au contraire commence par l’état naissant ou rudimentaire et passe par une succession de degrés, par une infinité de phénomènes infiniment petits, jusqu’à ce qu’il apparaisse enfin sous sa forme précise et déterminée, laquelle elle-même à son tour se dissout de la même manière, par une décadence d’états successifs analogues au progrès qui l’a amenée par une succession de mouvemens ascendans. C’est ce que l’école, dans son langage plus précis qu’élégant, appelle la loi d’intégration et de dissolution. L’univers, dans son ensemble aussi bien que dans toutes ses parties, est soumis à cette loi. Bornée d’abord à la physiologie, cette théorie a été étendue peu à peu à la géologie, a l’astronomie, à la zoologie, à l’histoire, à la politique. Partout, au lieu d’apparitions subites, on a vu des progrès insensibles, des développemens lents et continus.

Grâce à ce travail secret et jamais interrompu de la nature, en vertu duquel chaque organisme finit toujours par s’accommoder à son milieu, les partisans de la nouvelle théorie ont cru pouvoir rendre compte des appropriations et adaptations que la philosophie des causes finales avait toujours opposées comme une barrière infranchissable aux entreprises de la philosophie mécanique. « De quelque manière, dit M. Herbert Spencer, que ce principe (la loi d’adaptation et d’intégration) soit formulé, sous quelque forme de langage qu’il soit dissimulé, l’hypothèse qui attribuerait l’évolution organique à quelque aptitude naturelle possédée par l’organisme ou miraculeusement implantée en lui, est antiphilosophique. C’est une de ces explications qui n’expliquent rien, un moyen d’échapper à l’ignorance par un faux semblant de science. La cause assignée n’est pas une vraie cause, c’est-à-dire une cause assimilable à des causes connues : ce n’est pas une cause qui puisse être signalée quelque part comme apte à produire des effets analogues ; c’est une cause qui n’est pas représentable à l’esprit, une de ces conceptions symboliques illégitimes qui ne peuvent être transformées par aucun processus mental en conceptions réelles. En un mot, l’hypothèse d’un pouvoir plastique persistant, inhérent à l’organisme et le poussant à se déployer en formes de plus en plus élevées, est une hypothèse qui n’est pas plus tenable que celle des créations spéciales, dont elle n’est à vrai dire qu’une modification, n’en différant qu’en ce qu’elle transforme un processus fragmenté en processus continu, mais de part et d’autre avec une égale ignorance de sa nature[5]. » M. Herbert Spencer n’abuse-t-il pas de la théorie de l’évolution en l’opposant à la philosophie des causes finales ? C’est notre conviction très arrêtée. Comme le dit fort bien M. Janet, non-seulement l’idée d’évolution n’exclut pas le principe de finalité, mais il semble au contraire qu’elle l’implique naturellement. Évolution n’est autre chose que développement ; or qui dit développement semble bien dire un mouvement vers un but[6]. Les deux philosophes qui dans l’antiquité et les temps modernes ont fortement exposé et défendu la doctrine des causes finales, Aristote et Leibniz, sont aussi ceux dont la philosophie se prête le mieux à la théorie de l’évolution.

La théorie spéciale connue sous le nom de transformisme n’est pas une doctrine indépendante de celle de l’évolution ; elle n’en est que le dernier terme et en quelque sorte le couronnement. Tout est difficile à expliquer dans cette mystérieuse transformation des êtres de la nature, depuis le plus humble état de l’être, nous ne disons plus le néant, jusqu’à cet état supérieur dont les caractères sont la sensibilité, l’intelligence, la raison, la volonté. Assurément l’origine du moindre spécimen de vie, du simple brin d’herbe, devient un problème redoutable, même pour l’imagination, en dehors du principe de l’évolution. Comment l’être vivant a-t-il apparu un jour sur la scène du monde, dont il n’est pas contemporain, ainsi que la science l’a prouvé ? Tant que la science n’est pas entrée dans la voie de l’explication par l’évolution, elle en était réduite à trancher là difficulté par l’hypothèse inintelligible de la création absolue. C’était toujours répondre à la question par le mystère. Le problème devient bien plus difficile à mesure que l’on s’élève dans l’échelle zoologique. Comment l’animal, comment l’homme a-t-il apparu un jour dans le monde ? En un mot, quelle est l’origine des espèces ? C’est à cette question que répond M. Darwin et son école par l’ingénieuse hypothèse de la sélection. Toute espèce supérieure a son origine dans l’espèce inférieure qui la précède immédiatement. Une loi de la nature voulant que la vie des animaux soit une lutte perpétuelle pour l’existence, il s’ensuit que les forts seuls survivent au combat. Or, comme ils n’ont pu triompher des faibles que par l’exercice constant de facultés, d’aptitudes supérieures, naturelles ou acquises par l’habitude, cette supériorité finit par devenir, en vertu de l’hérédité, un caractère saillant et fixe, propre à déterminer ce qu’on appelle une espèce. On comprendra d’ailleurs d’autant mieux cette transformation qu’elle se fait par degrés, lentement et insensiblement accumulés sous l’influence du milieu où vit l’individu qui devra devenir le père d’une espèce nouvelle, car l’école transformiste n’a garde de négliger aucune des causes secondaires qui peuvent concourir à la production du phénomène, et en rendre par là l’explication plus plausible. Que cette hypothèse soit en ce moment autre chose qu’une application hardie de la méthode scientifique qui a conduit à la théorie de l’évolution, l’esprit prudent et réservé de M. Darwin ne l’affirme point et laisse à quelques-uns de ses disciples les allures d’un dogmatisme trop confiant. Jusqu’ici, elle ne peut invoquer comme preuve de fait que les expériences de sélection artificielle faites par l’industrie de nos éleveurs de plantes et d’animaux. Seulement ces preuves ne seront décisives que le jour où l’éducation aura produit, dans le règne animal spécialement, non pas simplement des variétés de plus en plus différentes de leurs types originels, mais de véritables espèces, telles que la science les reconnaît et les définit dans ses classifications.

Quoi qu’il en soit de l’avenir de ces diverses hypothèses, on peut affirmer que le principe restera, de même que la méthode qui doit le faire prévaloir, dans toutes les explications qui auront désormais l’origine des choses pour objet. La doctrine de la création, universelle ou spéciale, perd de plus en plus tout crédit dans le monde de la science et même de la philosophie, bien moins devant les progrès croissans des doctrines de l’évolution et du transformisme que devant, les répugnances de plus en plus fortes de l’esprit scientifique et de l’esprit philosophique. Et comment ces répugnances ne deviendraient-elles pas invincibles pour une doctrine qui répond à toute question d’origine par un mystère ? Qu’est-ce autre chose en effet que l’idée inintelligible de la création, de la création universelle, comme de toutes les créations spéciales ? Qu’il s’agisse de l’origine du monde ou de l’origine d’une espèce quelconque, comment veut-on que la science et la philosophie ne finissent point par se détacher d’une explication qui n’en est pas une, en ce qu’elle ne se fonde sur aucune analogie ? Hypothèse pour hypothèse, elles préféreront toujours celle qui peut se faire comprendre par des exemples. C’est donc en vertu d’une loi de l’esprit humain que l’idée de l’évolution tend à se substituer partout à l’idée de révolution et de création dans l’explication des phénomènes de l’histoire et de la nature. Cette loi, c’est que l’imagination se retire de plus en plus devant la raison, la fiction psychologique, toute subjective, devant la notion expérimentale et objective. Voilà pourquoi l’avenir est à la philosophie de l’évolution, quels que soient les tâtonnemens et les bégaiemens, si l’on veut, des écoles qui la. professent. Ni la métaphysique, ni la théologie elle-même ne pourront longtemps s’en défendre. Et pourquoi s’en défendraient-elles ? Le mystère n’a jamais profité à la vérité. L’univers, tel que nous le fait voir la science, n’en témoigne que plus haut de la puissance, de la bonté, de la sagesse infinie de la cause qui le produit éternellement et incessamment.


IV

La science en a fini, nous le croyons, avec la doctrine du surnaturel et des créations absolues. Elle en finira également avec la grave question de la finalité immanente ou transcendante, discutée par M. Janet avec non moins de force que d’impartialité. La cause finale réside-t-elle dans le temps et dans l’espace, dans le monde qui est son œuvre, ou faut-il la reléguer, comme disait jadis Cousin, sur le trône désert de son éternité silencieuse, au-delà du temps, de l’espace et du monde ? Dans son activité créatrice, opère-t-elle du dehors ou du dedans ? Que la science puisse admettre une cause finale opérant, dans la nature et par la nature elle-même, il ne semble pas qu’aucune de ses observations et de ses théories s’y oppose, et ce n’est pas trop présumer de l’avenir que de croire qu’elle finira par se rallier à la philosophie des causes finales ainsi entendue. Quand on lui parle d’une cause qui habite hors de l’espace et du temps, elle se voit en face d’une abstraction inintelligible et ne peut s’habituer à concevoir la cause suprême dans de telles conditions d’existence. Et si l’on essaie d’expliquer au savant comment elle crée le monde, comment elle le meut, comment elle l’organise et le gouverne, il déclare ne rien entendre à toutes ces sublimes conceptions et les renvoie dédaigneusement à la métaphysique. La science a-t-elle tort ? La philosophie incline de plus en plus à penser là-dessus comme la science.

Et comment garderait-elle ses vieilles idées sur la cause finale en face des nouveaux enseignemens de la science ? On comprend facilement qu’elle n’ait pu comprendre autrement son existence et son action, tant qu’elle n’a pas connu la nature. Quoi de plus simple, de plus clair, de plus facile à concevoir que le Démiurge de Socrate et de Platon, travaillant comme un incomparable artiste cette matière cosmique que l’ignorance des lois de la nature devait faire considérer comme une masse inerte, confuse, réduite à l’état de chaos ? Aristote avait trouvé une explication supérieure, plus simple et plus intelligible, de l’action de la cause finale, parce qu’il connaissait et comprenait mieux la nature. Il ne faisait plus mouvoir le monde par une sorte d’impulsion mécanique, mais par une attraction naturelle et nécessaire vers le bien, la vraie et seule cause première des choses, puisqu’elle en est la fin. Seulement sa conception devait rester, sinon stérile, du moins incomplète, tant que la philosophie ignorait les propriétés élémentaires de la matière et les lois qui les régissent. Descartes ne demandait que l’étendue et le mouvement pour expliquer le monde des corps. Et, bien qu’il n’eût guère besoin que d’une simple chiquenaude du grand moteur, selon le mot de Pascal, pour mettre en branle toute la machine de l’univers, encore lui fallait-il emprunter le mouvement à une cause étrangère au monde, dont la matière se réduisait pour lui à l’étendue géométrique. C’est Leibniz qui, devançant les révélations de l’expérience, comprit le premier la vraie nature de cette matière dont l’antiquité et la scolastique, jusqu’à la philosophie mécanique de Descartes inclusivement, avaient conçu une si fausse idée, dans leur ignorance profonde des lois de la nature. L’étendue, selon Leibniz, n’est qu’une propriété de l’espace, une propriété géométrique et non physique, comme ou dirait aujourd’hui. Elle ne peut donc être considérée, ainsi que le voulait Descartes, comme la propriété essentielle, l’essence même de la matière, dont toutes les autres propriétés ne seraient que des modes. Ce qui fait l’essence, la nature même de la matière, c’est la force, en sorte que ce n’est point assez de dire que la matière compte la force parmi ses diverses propriétés ; c’est la force qui est la propriété génératrice de toutes les autres. Toute la substance matérielle de l’univers se ramène donc à un nombre infini de forces simples, indivisibles, individuelles, de monades qui une fois créées produisent d’elles-mêmes L’ordre universel du Cosmos, en vertu de cette loi de l’harmonie préétablie, conséquence nécessaire de la nature et de l’action des principes élémentaires.

La science, par l’observation et l’expérience, a confirmé cette définition anticipée de la matière. Tant que les principes abstraits de la mécanique ont prévalu, elle n’a pas été bien comprise, et la philosophie du sens commun ne l’a prise que pour l’ingénieux paradoxe d’un esprit trop enclin aux hypothèses. Et c’est précisément ce paradoxe qui est devenu une vérité positive, grâce aux progrès des sciences de la nature. L’ancienne notion de la matière, vue de près et rigoureusement analysée, n’était qu’un préjugé de l’imagination dû à la représentation des apparences, et nullement à l’analyse de la réalité. Si l’on ne veut pas entendre Diderot, juge un peu suspect en pareil cas, malgré sa connaissance étendue des résultats de la science nouvelle, on ne récusera pas l’autorité d’un savant qui a mis au service de la philosophie sa méthode d’analyse toute scientifique. C’est dans les livres excellens, mais trop peu lus, de M. Cournot, qu’on peut voir jusqu’à quel point la science a changé la notion de la substance matérielle, et la célèbre théorie des qualités premières et secondes des corps. C’est ce philosophe, aussi modeste qu’éminent, qui a montré comment la balance et les réactifs sont les seuls moyens de constater les propriétés réelles, les propriétés physiques de la matière, comment il appartient aux sciences expérimentales seules, à la physique, à la chimie, et non aux sciences mathématiques et abstraites, telles que la géométrie et la mécanique, de définir les propriétés des corps et la vraie nature de leurs principes élémentaires.

Il n’est donc plus besoin de moteur pour expliquer le mouvement universel des choses, pas plus quand il s’agit des révolutions des grands corps célestes que s’il est question : des actions moléculaires qui concourent à la composition des êtres inorganiques. Si la loi de la pesanteur suffit à rendre raison de l’activité du système solaire et même des autres systèmes stellaires, la loi des affinités, mise en jeu par les réactifs, suffit également à expliquer l’activité des atomes invisibles qui forment la substance des corps. La prétendue inertie de la matière n’est pas plus que l’étendue une véritable propriété des corps : c’est une loi d’équilibre entre les forces composantes qui fait que tout mouvement tendant à changer la position d’un corps est impossible, sans l’action extérieure d’un autre corps étranger. Cette loi purement mécanique ne s’applique qu’aux rapports des corps entre eux ; elle n’a rien à faire, s’il s’agit des mouvemens internes et tout spontanés qui agitent l’intérieur de ces corps. La vérité prévue par Leibniz, célébrée par Diderot, établie et consacrée par la science expérimentale, c’est que toute matière est active par elle-même, ou pour mieux dire, que toute matière est force par essence, que toute substance se réduit à une force, de même que toute propriété se ramène à un mouvement. Force et mouvement ; voilà le dernier mot de l’analyse, l’alphabet de la langue de la science et de la philosophie. Le jour n’est pas loin, nous le croyons, où en dépit des abstractions scolastiques et des préjugés vulgaires, nul philosophe, de même que nul savant, ne s’écriera plus, comme Rousseau et tant d’autres écrivains éloquens : qui a suspendu ces globes sur nos têtes ? Qui a donné le branle à cette immense machine de l’univers ? Qui a fait sortir le mouvement de l’inertie, la vie de la mort ? S’il reste un problème à résoudre, c’est le problème, non de la cause du mouvement, mais de la cause de l’ordre qui le régit dans le monde inorganique.

Dans le monde organique, le mouvement, c’est la vie. Ici le problème change. La physique et la chimie ne permettent pas de douter que le mouvement soit inhérent aux élémens des corps bruts. Il n’est point aussi facile de concevoir comment la vie peut sortir de l’organisation des élémens des corps vivans. Leibniz l’avait déjà expliqué par la théorie des monades, mais l’observation et l’expérience manquaient à ses conclusions. Il fallait les études de la micrographie contemporaine pour établir la vérité contenue dans cette théorie. Or il est une chose démontrée par les vivisections de la physiologie expérimentale et les observations de l’anatomie microscopique, grâce surtout aux travaux de MM. Claude Bernard et Charles Robin ; c’est que les êtres vivans sont des agglomérations de particules infiniment ténues et délicates, véritables monades vivantes sous la forme de cellules. Ces unités actives déterminent, par des unions multiples, toute l’organisation et tout le fonctionnement des parties animales et végétales. Animaux et plantes ne sont plus des machines animées par cette puissance distincte que l’école avait supposée jusqu’ici sous le nom de principe vital ; ce sont des systèmes d’individualités actives, possédant la vie en propre, et concourant seulement, en s’entremêlant les unes aux autres, à la formation et au développement d’un tout qui est lui-même une individualité plus complète et plus vivante. Ainsi la vie engendre la vie, et, comme l’a dit Leibniz, chaque vivant est constitué par une infinité d’autres vivans.

Qu’est-ce qui distingue une cellule morte d’une cellule vivante ? Rien, aux yeux du géomètre, du physicien, du chimiste, rien qui soit appréciable, soit au mètre, soit à la balance, soit aux réactifs. Elles diffèrent en ceci seulement, que la première ne possède pas l’espèce d’activité qui anime la seconde. Voilà tout le mystère de la vie, dans la génération des êtres organisés, plantes et animaux. La différence des parties au tout est de degré, non de nature ; les parties y ont les mêmes propriétés essentielles que le tout. C’est la seule différence de la vie fragmentaire à la vie totale, de l’individualité simple à l’individualité complexe, avec cette particularité que plus la vie monte dans l’échelle des êtres organisés, plus s’accentuent les différences entre les propriétés des élémens et du tout. C’est ainsi que, sans avoir l’air de s’en douter, et sans trop s’en soucier, en tout cas, nos éminens physiologistes contemporains s’entendent avec des métaphysiciens comme Leibniz et peut-être Aristote. Au lieu d’admettre que le corps est animé par un principe vital qui coordonne et dirige les mouvemens des particules dont il se compose, ils considèrent que, grâce à un parfait accord en vertu duquel chaque cellule vivante se rencontre avec les autres dans une suite de mouvemens indépendans et pourtant harmoniques, l’unité organique se forme, se développe et s’achève. C’est exactement le système de l’harmonie préétablie, moins l’existence et l’activité créatrice de la grande monade qui explique tout cela dans la philosophie de Leibniz. Nul philosophe de nos jours n’a mieux compris et fait ressortir ce rapprochement, que le jeune savant qui a été si cruellement enlevé par une mort prématurée aux espérances de la philosophie[7]. Ainsi, ni pour expliquer le mouvement, ni pour expliquer la vie, la science n’a besoin de recourir à l’hypothèse d’un principe étranger et extérieur au monde. C’est dans la substance cosmique elle-même qu’elle nous montre l’activité créatrice de la cause finale opérant d’après des lois immuables, éternelles et universelles, conformes à son essence même. Le grand Ouvrier du Cosmos ne fait point son œuvre à la manière de l’artiste qui regarde son modèle en façonnant une matière inerte et rebelle à son ciseau ; il est à la fois l’artiste et le modèle, et c’est de son propre sein qu’il tire cette série infinie de créations qui manifestent sa puissance, sans jamais l’épuiser.


V

La science a révélé à l’esprit moderne un monde dont l’antiquité ne s’était pas doutée. Celle-ci avait parlé avec grandeur, avec éloquence de l’ordre universel, sans en connaître les lois, ni les principes élémentaires. Il n’y a rien de vil dans la maison de Jupiter, avait dit un de ses sages les plus renommés ; mais il fallait les enseignemens de la science, surtout dans les deux derniers siècles, pour juger de la vérité de cette belle pensée. Oui, tout est bon, tout est beau, tout est grand, dans cet immense univers, pour qui le contemple à la lumière des notions scientifiques, soit dans l’ensemble de ses grandes masses, soit dans le détail de ses atomes. Partout, en effet, l’ordre se manifeste, et là où paraît l’ordre, éclatent la bonté, la beauté, la grandeur des œuvres. Il y a deux genres de progrès qui n’ont manqué ni l’un ni l’autre au travail de la science. En même temps qu’elle a observé les faits, elle a découvert les lois. Si elle s’étend de plus en plus, par la variété croissante de ses expériences, elle s’élève de plus en plus par la généralité de ses théories. Pendant que la physique est en voie de ramener aux lois mécaniques du mouvement les lois de la lumière, de la chaleur, de l’électricité, du magnétisme, la chimie ne désespère point de réduire la loi des affinités à une loi plus générale qui ferait revivre, dans de nouvelles conditions, cette vieille hypothèse de l’unité de composition tant rêvée et jamais démontrée par l’alchimie du moyen âge. Ne va-t-elle pas plus loin encore ? Cet ordre du monde fondé sur le concours d’atomes séparés entre eux par le vide ne satisfait qu’une école de savans, l’école atomistique, à laquelle manque le sentiment de l’unité. On se demande plus que jamais, dans le monde savant, si c’est là le dernier mot de la science sur l’ordre cosmique, si le vide n’est pas comme le néant, un mot vide de sens, si le monde n’est pas plein d’êtres, si, en un mot, l’être universel ne serait pas une vérité scientifique. L’hypothèse s’accrédite de plus en plus d’une matière impondérable, l’éther, véhicule nécessaire de la transmission de la lumière, comblant tous les vides que l’imagination se représente entre les particules de la matière pondérable ; et c’est ainsi que la science tend à faire du monde un tout absolument continu, une sorte d’unité cosmique.

Si l’on compare le cosmos de la science, tel que de Humboldt l’a retracé dans son admirable esquisse, au monde imaginé par la théologie ou rêvé par la métaphysique des anciens temps, on comprendra que le savant de nos jours se sente quelque orgueil en face du philosophe et du théologien. Où est la vraie beauté, la vraie grandeur, dans le firmament de la Genèse ou dans le ciel de Newton, d’Herschel et de Laplace ? dans le chaos informe des poètes, dans l’impossible néant des théologiens ou dans l’activité universelle et incessamment créatrice des forces atomiques ? Et que toutes ces grandes révélations soient sorties de la lunette de nos astronomes, du creuset de nos chimistes, du microscope et du scalpel de nos physiologistes, des merveilleux instrumens de nos physiciens et surtout des exactes et rigoureuses méthodes de nos savans, n’est-ce pas une leçon de modestie pour les métaphysiciens qui ont compté dans tous les temps sur le génie de la spéculation pour nous révéler et nous expliquer le monde ? Cela nous fait comprendre la confiance exclusive, intolérante même, de la science dans ses procédés et dans ses œuvres. Toujours plus loin et toujours plus haut : nous trouvons la devise vraiment digne de ses grandes destinées. Un philosophe qui sait tout ce que la philosophie doit savoir des faits et des théories scientifiques pour poursuivre son œuvre avec succès, M. Taine, a célébré avec un véritable enthousiasme ces méthodes si simples et ces merveilleux résultats de la science. « Supposez que ce travail de simplification soit fait pour tous les peuples et pour toute l’histoire, pour la psychologie, pour toutes les sciences morales, pour la zoologie, pour la physique, pour la chimie, pour l’astronomie. A l’instant, l’univers, tel que nous le voyons, disparaît. Les faits se sont réduits, les formules les ont remplacés ; le monde s’est simplifié, la science s’est faite. Seules, cinq ou six propositions générales subsistent. Il reste des définitions de l’homme, de l’animal, de la plante, du corps chimique, des lois physiques, du corps astronomique, et il ne reste rien d’autre… Nous osons davantage ; considérant que ces formules sont plusieurs et qu’elles sont des faits comme les autres, nous y apercevons et nous en dégageons par la même méthode que chez les autres le fait primitif et unique d’où elles se déduisent et qui les engendre. Nous découvrons l’unité de l’univers et nous comprenons ce qui l’a produite. Elle ne vient pas d’une chose extérieure, étrangère au monde, ni d’une chose mystérieuse, cachée dans le monde. Elle vient d’un fait général semblable aux autres, loi génératrice d’où les autres se déduisent, de même que de la loi d’attraction dérivent tous les phénomènes de la pesanteur, de même que de la loi des ondulations dérivent tous les phénomènes de la lumière, de même que de l’existence du type dérivent toutes les fonctions de l’animal[8]. »

Une loi suprême, qui relie et embrasse toutes les autres, de telle façon que toutes puissent s’en déduire comme des conséquences inévitables : tel est en effet l’idéal que poursuit la science proprement dite. Elle aussi, de même que la philosophie, aspire à l’unité ; elle aussi aspire à l’explication universelle des choses par une loi, par un principe unique. On dit même, dans le monde savant, qu’elle est sur la voie de cette vérité première, en poursuivant l’identité des forces naturelles. L’école mécaniste croit déjà tenir la formule de la loi mécanique qui doit expliquer toute chose, dans le monde moral comme dans le monde physique. Nous ne dirons point que c’est là que nous l’attendons. Nous supposons cette loi trouvée, et nous acceptons d’avance l’explication que la science en pourra tirer. Nous nous bornons à redire qu’à ce monde ainsi expliqué il manque une dernière et plus haute explication, s’il ne doit rester une énigme pour la pensée philosophique.

Entre la science et la philosophie, il n’y a donc plus aujourd’hui d’autre difficulté que celle-ci : d’où vient cet ordre admirable, cette étonnante harmonie de toutes choses, dans ce mouvement prodigieux de la vie universelle ? La philosophie ne conteste aucun des résultats obtenus par l’observation, l’expérience et l’analyse scientifique ; elle n’entend élever aucune chicane sur les théories, et même sur les hypothèses plus ou moins fondées de la science. Elle se croit seulement en droit de lui demander, au nom de l’esprit humain, comment il peut se faire que tous ces élémens, tous ces atomes se soient en quelque sorte donné le mot, comme des ouvriers intelligens, pour concourir à une œuvre aussi complexe, aussi difficile que l’ordre cosmique. Qu’à cela la science ne réponde rien et n’ait rien à répondre, la philosophie le comprend. Mais que la science ne permette même pas de poser la question, ainsi que le veulent MM. Littré, Robin, Berthelot et Taine, la trouvant oiseuse et insoluble, c’est là un arrêt que la philosophie ne peut accepter. Laissons pour un moment le problème de la Cause première, et toute conception synthétique du cosmos ; reprenons la question des causes finales au point de vue de la pure analyse. Voici les atomes de M. Berthelot en mouvement pour former les corps en vertu des lois chimiques. Voici les grandes masses planétaires et sidérales en révolution pour produire l’harmonie des sphères célestes. Voici les cellules vivantes de MM. Claude Bernard et Robin qui s’unissent pour engendrer les êtres organisés. Comment cela se fait-il ? Impossible de l’expliquer, si l’on s’en tient aux lois constatées par la science. Rien de plus simple et de plus facile à comprendre, du moment qu’on fait intervenir le principe de finalité. Il ne s’agit point d’évoquer ici le machina Deus, en allant chercher, par delà l’espace et le temps, une cause extérieure, étrangère au monde qu’elle gouverne ; non, il s’agit seulement de ne pas fermer les yeux à la réalité, de ne point se refuser à l’évidence du principe qui ressort du fond même des choses. La vérité que la science n’a point à observer, mais qui éclate aux yeux de la philosophie, c’est que tous ces mouvemens imperceptibles des corps ne sont point des mouvemens abstraits, tels que les conçoit la mécanique pour expliquer leurs rapports d’équilibre, mais des mouvemens qui tendent à une fin ; c’est que toutes ces forces simples qu’on appelle atomes sont non-seulement actives, mais d’une activité déterminée et finale. Tout mouvement est une tendance ; nous n’irons pas jusqu’à dire, avec Leibniz et surtout Schopenhauer, un instinct, une volonté. Toute force simple est une cause finale, nous ne disons pas, avec les mêmes philosophes, une âme douée de perception indistincte et de sourde conscience. C’est une fausse méthode, ou tout au moins un abus de langage, que de mêler ainsi la psychologie et la physique. Une métaphysique exacte ne confond rien, elle n’affirme point que tout est vie dans l’univers, parce que tout y est force ; elle ne se risque pas à qualifier d’instinct, de pensée, de volonté ce que l’analyse ne nous montre que comme pure et simple activité. Et enfin, parce que l’univers est partout intelligible, sous quelque face qu’on l’observe, une philosophie qui pèse ses mots n’ira point jusqu’à dire qu’il est intelligent.

Ainsi donc la philosophie, en introduisant le principe de finalité dans les élémens des choses, n’est point dupe d’une illusion psychologique. Elle ne prête à ces élémens aucune des propriétés propres aux causes finales qui opèrent dans les œuvres de l’industrie ; elle ne fait que leur attribuer un caractère sans lequel il serait impossible de rendre raison de leur mouvement vers l’ordre et l’harmonie finale. Ce caractère, aux yeux de la philosophie, est le fonds même de l’être, en ce sens qu’il n’en est pas seulement une propriété telle quelle, qu’on pourrait ignorer, si l’expérience ne nous en avait appris l’existence, mais une propriété essentielle et, si l’on nous passe le mot par trop métaphysique, consubstantielle avec le mouvement qui lui est propre. Dire que toute substance est force ne suffit pas ; il faut ajouter que toute force simple a en elle le principe de sa direction, et que le mouvement par lequel elle se produit est une tendance vers une fin. Et si le savant veut savoir quelle méthode expérimentale ou spéculative donne cette certitude au philosophe, celui-ci peut répondre : ni l’une ni l’autre. C’est dans l’analogie qu’il puise le principe de finalité. Que si on lui conteste cette source d’inductions, pour le cas dont il s’agit, il demandera au savant dans quel cas il est permis de s’y fier. Où l’analogie offre-t-elle des caractères plus frappans ? Où impose-t-elle avec plus d’autorité une conclusion ? Si l’esprit scientifique résiste à supposer entre les œuvres humaines et les œuvres naturelles un rapport commun de moyen à un, il retombe dans l’hypothèse insoutenable du hasard. Il y retombe avec d’autant plus de désavantage qu’il a plus fait pour démontrer l’ordre qui règne partout dans la nature, Entre l’incroyable coup de des qui a improvisé cet ordre, dont on ne s’explique pas plus la conservation que la création, et la cause finale opérant partout et toujours, il faut choisir.

Nous ne comprenons donc pas comment M. Renan a pu dire, dans le chapitre de ses Probabilités, que « l’univers est un tirage au sort d’un nombre infini de billets, mais où tous les billets sortent. Quand le bon billet sortira, ce ne sera pas un coup de providence ; il fallait qu’il sortit[9]. » Nous le comprenons d’autant moins que dans le chapitre des Certitudes, il avait dit : « Le monde va vers ses fins avec un instinct sûr. Le matérialisme mécanique des savans de la fin du XVIIIe siècle me paraît une des plus grandes erreurs qu’on puisse professer. » Et un peu plus loin : « la philosophie des causes finales n’était erronée que dans la forme. Il ne s’agit que de placer dans la catégorie du fieri, de la lente évolution, ce qu’elle plaçait dans la catégorie de l’être et de la création, » C’est dans cette dernière doctrine qu’il faut voir la vraie pensée de l’auteur, car il la classe dans la catégorie des certitudes, tandis qu’il laisse flotter la première dans la catégorie des probabilités, parmi lesquelles nous croyons apercevoir beaucoup de rêves. Le monde des causes finales n’est rien moins qu’une grande loterie dont la main du hasard tire les billets ; c’est un immense concert, au contraire, dont les innombrables exécutans ont tous en eux-mêmes leur note écrite comme par la main d’un chef d’orchestre invisible. Et alors que ce maître incomparable resterait caché aux regards de la philosophie, elle n’en croirait pas moins que la sublime harmonie de ce concert n’est pas un jeu du hasard.

Voilà déjà une explication de l’ordre cosmique. La pensée philosophique peut-elle s’y arrêter ? Cette finalité disséminée dans l’infinie multitude des forces élémentaires est-elle le dernier mot de la doctrine des causes finales ? Comment comprendre que tous ces exécutans, pour continuer la comparaison, puissent ainsi se rencontrer dans une note commune, sans la direction d’un maître unique ? ici apparaît la radicale impuissance de toute philosophie atomistique ; c’est l’insuffisance notoire de la pure analyse. Aucune révélation de la science positive sur le jeu des actions moléculaires, même obéissant au principe de finalité, n’arrêtera l’essor de la pensée s’élevant de toutes ces causes finales atomiques jusqu’à la cause unique sous la direction de laquelle elles travaillent avec tant de précision et de sûreté à l’œuvre totale. Unité de fin, unité de cause, ce qui est tout un, n’est-ce pas là une synthèse nécessaire pour l’esprit ? En pourrait-il être autrement de l’harmonie universelle que de celle des êtres particuliers, où se réalise cette unité de fin et de cause, au sein des activités finales en nombre infini ?

Mais comment l’unité est-elle possible dans l’immense cosmos ? Nous n’aurions pas la prétention de proposer une méthode de solution pour un tel problème, après toutes celles que le génie de la spéculation métaphysique a essayées avec plus ou moins de succès, si la science ne venait ici encore éclairer la philosophie de ses lumières et la mettre en quelque sorte sur la voie de l’unité qu’a tant cherchée la métaphysique pure. Cette synthèse, il faut l’avouer, n’a jamais été comprise jusqu’ici du monde savant, qui répugne à l’unité abstraite du spiritualisme et ne comprend pas l’unité cosmique du naturalisme. Qu’il permette donc au philosophe de faire ici pour l’explication d’une vérité dite métaphysique ce que fait le savant pour l’explication d’une vérité astronomique. Quand un professeur d’astronomie commence l’exposition du système céleste, il ne manque jamais de mettre l’auditeur en garde contre ce préjugé de l’imagination qui fait tourner le système solaire autour d’un centre considéré a priori comme fixe, et qui est la terre. L’observation et le calcul ont démontré au contraire, de la façon la plus rigoureuse, que c’est la terre qui tourne autour du soleil, lequel tourne lui-même avec toutes les planètes autour d’un centre supérieur, et ainsi de suite à l’infini. Les esprits esclaves de l’imagination ont quelque peine à s’orienter de nouveau et à s’habituer à un changement de point de vue aussi complet. Cette illusion n’est pas sans analogie avec celle qu’entretient l’imagination sur la conception générale du cosmos. Rien de plus simple et de plus clair en apparence que la représentation qu’elle s’en fait. Le vide, le plein, le mouvement, la matière cosmique disséminée en poussière atomique dans l’espace, un moteur distinct des atomes ou qui leur est inhérent : tels sont les principes avec lesquels l’imagination matérialiste construit toutes choses, les grands corps qui se meuvent dans l’espace, comme les corpuscules qui s’agitent dans le monde des infiniment petits, sous l’œil du microscope. Rien de plus clair, disons-nous, mais rien de plus grossier et de plus contraire aux données mêmes de la science positive.

La physique moderne, pas plus que la philosophie, ne connaît de substance inerte, distincte de la force qui la meut. Pour l’une et l’autre, le monde n’est qu’un système de forces agissant-de concert, tout en ayant, chacune en elle-même ; leur centre d’activité propre et individuelle. Là-dessus les savans ne pensent pas aujourd’hui autrement que les philosophes, et Biot et Humboldt sont d’accord avec Leibniz et Schelling. Le matérialisme, dans le sens propre du mot, est ruiné par la base ; le dynamisme devient le principe de toute la philosophie naturelle. Et, par parenthèse, il est curieux de voir quel abus on a fait de ce mot, soit pour glorifier, soit pour flétrir la doctrine qu’il est censé exprimer. Que de matérialistes sans le savoir parmi les adeptes les plus fervens du spiritualisme, à commencer par Platon et par Descartes, dans leur philosophie de la nature ! Et parmi ceux qu’on accuse de l’être, en leur qualité de positivistes, combien, sur la foi de l’expérience, en rejettent la donnée première. Au fond, le matérialisme n’est que la métaphysique de l’imagination ; il suffit, pour en finir avec cette doctrine, de n’être plus dupe des représentations illusoires d’une faculté aussi trompeuse.

Quand l’esprit est affranchi des préjugés de l’imagination sur l’étendue, le vide, le plein, la matière, alors seulement la lumière se fait devant lui, et il peut contempler le monde que la science lui révèle. Alors il comprend comment l’être est infini dans sa continuité, comment il remplit l’univers sans une seule lacune, comment il est à la fois le contenu et le contenant. C’est l’imagination seule qui résiste aux analyses et aux hypothèses fondées de la science. C’est la distinction toute relative du plein et du vide qui ne permet pas de concevoir la réalité autrement que comme interrompue et limitée. C’est la fausse représentation de la substance matérielle sous la forme de l’étendue, propriété purement géométrique, qui fait du monde une masse inerte, une sorte de cadavre absolument rebelle au mouvement, s’il ne lui vient pas d’ailleurs. Ici, comme dans le système du monde céleste, l’image fait obstacle à l’idée ; l’esprit ne pense pas l’univers, il ne fait que se le représenter ; mais, le nuage dissipé, le véritable aspect des choses se montre à l’intelligence, non sous le mirage du rêve métaphysique, mais sous la pure lumière de la science. Le vrai cosmos lui apparaît à la fois dans l’infinie variété et dans l’unité de ses forces distinctes et individuelles. L’être est partout, et comme l’être, tel que l’analyse scientifique nous le fait pénétrer, c’est la force, il s’ensuit que tout être n’est que force ou système de forces, et que l’univers est le mouvement universel, nous n’allons pas jusqu’à dire la vie et la pensée universelle, bien que toutes ces forces microscopiques soient des causes finales dans le sens strict du mot.

On comprend maintenant comment la science aide la philosophie à résoudre le problème de la cause première. Déjà l’on a pu voir combien le dynamisme tout scientifique, deviné par le génie de Leibniz avant d’être expérimenté par la physique et la chimie, rend la conception de l’unité cosmique plus facile à saisir que la fausse science et la fausse philosophie du matérialisme. Tandis que celui-ci supprime radicalement l’idée de l’unité, celui-là en fait tout au moins une hypothèse possible et naturelle. Un système de forces s’y prête beaucoup mieux qu’un système d’atomes étendus. Nous disons qu’il s’y prête, sans affirmer qu’il l’implique logiquement. Pour arriver à une unité de la force universelle, plus réelle que l’unité de continuité, il faut une nouvelle révélation de l’expérience. Quelle sera cette révélation ? Est-ce la conscience qui la dictera ? Rien de plus simple aux yeux de certains spiritualistes. Nous aurons la cause finale première avec tous les attributs que la conscience découvre dans la nature humaine, mais élevés à la catégorie de l’idéal. C’est l’intelligence, la sagesse, la volonté, la sensibilité même, telles qu’elles peuvent exister chez un être parfait dont le type grossier serait l’homme. La méthode psychologique ne laisse rien à désirer en fait de précision ; comme c’est à la conscience qu’elle emprunte tous les traits dont elle compose l’image de la cause première, elle dessine la figure divine dans tous ses détails. Malheureusement une pareille induction n’est pas tout à fait acceptée par les philosophes sévères, par M. Janet entre autres, dont nous avons signalé la répugnance à passer si vite et si facilement du principe de finalité à la personnification anthropomorphique de ce principe. Il nous faut donc laisser là la méthode psychologique et ce miroir de la conscience où l’être universel ne trouve pas son reflet.

La méthode dite métaphysique est-elle plus sûre ? Nous ne le pensons pas. D’abord, qu’est-ce que la méthode métaphysique, sinon l’abstraction ? Et, sauf dans les sciences mathématiques, qui n’ont pour objet que des rapports de nombre ou d’étendue, qu’a jamais découvert l’abstraction seule, sinon des entités scolastiques ? Par exemple, le dieu d’un Parménide, d’un Plotin, d’un Spinoza, nous dirions encore d’un Schelling ou d’un Hegel, si la subtile dialectique de ces derniers n’était pas dirigée et fécondée, à leur insu peut-être, par les leçons de l’expérience. C’est donc à la science seule qu’il faut s’adresser si l’on veut des enseignemens sûrs et des conclusions certaines. Seulement, ce n’est plus l’analyse, mais la synthèse scientifique qui nous donnera ce que nous cherchons. Le livre du Cosmos, tel que l’a conçu l’illustre Humboldt, n’est pas assez philosophique pour nous élever jusqu’à la pensée de l’unité de la cause finale. C’est un magnifique tableau, non un système. Et d’autre part les grandes synthèses de la philosophie allemande sont trop des systèmes et pas assez des tableaux. La logique y surabonde et la vie en est absente. L’histoire du monde ne se laisse pas enfermer dans une série de formules, quoi qu’en dise M. Taine.

En attendant ce grand livre qui devra réunir les enseignemens de la science et de la philosophie sous le principe des causes finales, il est possible d’en prévoir les conclusions. La science ne suivra pas la philosophie dans ses abstractions métaphysiques ou dans ses inductions psychologiques sur la nature et l’action de la cause finale. De même la philosophie ne suivra pas la science dans ses négations et ses exclusions systématiques concernant le principe de finalité. L’idée d’une puissance infinie, une dans son but et son action, multiple dans ses moyens et ses types de création, créant éternellement et incessamment, ne détruisant jamais que pour créer, poursuivant dans son œuvre immense, dont la perfection est le but et le progrès la loi, le développement d’un dessein que toutes les découvertes et toutes les théories de la science révèlent et démontrent : voilà ce que tout savant, comme tout philosophe, peut admettre, pourvu qu’il ait l’esprit élevé. Quels sont les attributs de cette puissance que la philosophie puisse lui prêter sans tomber dans l’illusion ou l’abstraction ? Pense-t-elle, veut-elle, agit-elle, sent-elle, a-t-elle conscience, comme la cause finale qu’on appelle l’homme ? ou ne faut-il la concevoir qu’avec les attributs de l’aveugle destin ? Nous ne craindrons pas de répondre que nulle science et nulle philosophie n’a le droit de risquer de telles hypothèses. Que connaît-on de cette Cause dont l’Écriture sainte a dit que nul mortel n’a vu la face ? Ses œuvres. Et que nous disent ses œuvres ? Que la Cause est éternelle, tandis que les œuvres sont éphémères, qu’elle est partout, tandis que les œuvres occupent un espace déterminé, qu’elle est infinie dans sa puissance créatrice, tandis que les œuvres sont bornées dans leur perfection et leur durée. Qui pourrait dire qu’une telle cause n’a pas plus d’intelligence que l’animal suivant son instinct, pas plus de volonté que la pierre qui roule, emportée par la force d’attraction ? Mais qui pourrait dire aussi que cette intelligence voit comme la nôtre, que cette volonté délibère comme la nôtre ?

Quelque arrêtée que soit notre doctrine sur l’immanence de la Cause finale créatrice, nous n’aimons pas qu’on vienne nous dire, avec Hegel et M. Renan, que Dieu se fait. « L’œuvre universelle de tout ce qui vit est de faire Dieu parfait, de contribuer à la grande résultante définitive qui clora le cercle des choses par l’unité. » Sans doute ni Hegel, ni M. Renan, ne sont dupes des formules qu’ils emploient ; nous croyons les voir sourire quand de graves docteurs en théologie, ou d’excellens professeurs de logique leur disent que ce langage est d’une révoltante absurdité, que l’essence même de la nature divine, c’est l’être, par opposition au devenir. Nous n’en trouvons pas moins ce langage incorrect. Nous consentons bien à ne pas faire du Dieu vivant quelque chose d’immuable et d’immobile dans sa nature abstraite, relégué par delà le temps et l’espace, et dont l’existence et l’action créatrice restent un mystère pour la pensée. Est-ce une raison pour le soumettre à la catégorie du devenir, comme ses œuvres ? Non, nous comprenons tout autrement la Cause finale suprême. Puissance éternelle, universelle, infinie en tous sens, elle reste distincte de ses créations, non pas comme cause étrangère et extérieure au monde qu’elle crée éternellement et incessamment, mais en ce sens qu’elle garde toute sa fécondité, toute son activité, tout son être, après toutes les œuvres qui s’échappent surabondamment de son sein, en ce sens qu’elle seule demeure, quand tout le reste ne fait que passer, qu’elle demeure, non pas immobile dans la majesté de sa nature silencieuse et solitaire, puisque sa nature est l’activité même, mais toujours avec la même énergie de création, en sa qualité de puissance infinie. Et d’autre part nous ne comprenons pas davantage le mystère de l’existence d’un être absolu conçu sous deux faces contradictoires, la substance et la cause, immuable et immobile en tant que substance, mobile et changeante en tant que cause. Si l’essence de l’être est la force, si être, c’est agir, pour Dieu est-ce autre chose que de créer ? Est-il possible à la pensée de séparer dans le Créateur ce que la science et la philosophie ne peuvent séparer dans la créature ? Qu’est-ce au fond qu’une pareille conception théologique, sinon une conséquence de la vieille et fausse doctrine de la substance ? Être, agir, créer, c’est tout un pour la Cause première, comme pour les causes secondes.

Laissons donc la catégorie du devenir quand il s’agit de la cause première. Laissons aussi la catégorie de l’idéal qui ne s’applique à rien de mobile ni de vivant. C’est un concept de l’entendement, rien de plus, concept qui nous permet de juger du degré de beauté et de perfection des œuvres de l’art ou de la nature, mais qui n’est point une mesure applicable à l’infini. L’infini et le parfait : que d’obscurités, de contradictions et de non-sens la philosophie des causes finales eût évités si elle ne les eût pas confondus ! Que de difficultés insolubles, d’ailleurs, le concept de l’idéal introduit dans la théologie, n’a pas engendrées ! Ce concept admis pour définir un des attributs de la Cause première, comment résoudre les objections tirées de l’imperfection des œuvres de la nature ? Comment expliquer qu’un Dieu, parfait dans sa nature, ne le soit pas dans ses œuvres ? Comment ce Dieu, si parfaitement sage et bon, maître absolu d’ailleurs de sa matière, puisqu’il la crée, aussi bien que la forme, ait opéré, en certains cas, un peu comme l’artiste qui trouve la matière rebelle à sa main ? Et quant au terrible problème de l’origine du mal, les plus grands maîtres de la théologie ont-ils trouvé le secret de l’énigme ? En se mettant l’esprit à la torture, ont-ils jamais imaginé autre chose que des subtilités inintelligibles ou des hypothèses chimériques ? Voilà où la métaphysique en vient, quand elle s’avise d’enfermer Dieu dans l’étroite mesure d’un concept vide et négatif, qui ne prend corps et vie qu’autant qu’on lui donne une matière, ainsi que l’a prouvé Kant. L’infinie puissance, l’infinie sagesse, l’infinie bonté qui crée à tout instant de nouveaux types, toujours plus beaux et plus parfaits, pour lesquels l’entendement est sans cesse forcé de changer son idéal, d’en retrancher, d’y ajouter certains caractères et certains traits, selon les indications de l’expérience, quelle formule peut définir la Cause suprême ? La fin des fins, la cause des causes, l’Être des êtres, le suprême Créateur de toutes choses, selon la loi de l’évolution universelle : voilà des définitions qui n’enferment la nature divine ni dans les représentations de notre imagination, ni dans les catégories de notre entendement. Un autre mot vaudrait peut-être encore mieux, le vieux mot d’Aristote, le bien, qui enveloppe toute cause efficiente dans la cause finale, toute cause physique dans la cause métaphysique.

M. Janet pense avec nous qu’en parlant de l’intelligence, de la volonté, de la sagesse, de la bonté de l’auteur de la nature, il faut se garder de prendre ces mots à la lettre. « Nous avons trop le sentiment des limites de notre raison pour faire de nos propres conceptions la mesure de l’être absolu ; mais nous avons trop confiance dans sa véracité et sa bonté pour ne pas croire que les conceptions humaines ont un rapport légitime et nécessaire avec les choses telles qu’elles sont en soi[10]. » Pour nous, qui avons aussi plongé notre pensée dans les profondeurs du problème, à l’âge où l’ivresse de la métaphysique gagne les esprits ardens à la recherche des hautes vérités, nous n’avons pas voulu autre chose, en le reprenant avec l’un des plus habiles maîtres contemporains, que de nous entendre avec nous-même d’abord, ce que Voltaire n’accorde pas toujours aux métaphysiciens, et surtout de nous entendre avec la science de notre temps sur un ordre de questions que la philosophie ne peut abandonner. Nos amis de l’école spiritualiste nous trouveront peut-être trop favorable à ces nouvelles théories qui leur font peur. Nos vieux adversaires de l’école théologique verront, dans notre doctrine sur la cause première, un certain air de parenté avec celle que Lessing et Goethe résumaient d’un mot : έν χσί πάν. Si le spirituel et regretté M. Doudan, dont M. Caro a eu la bienveillante malice de citer un mot charmant sur l’auteur de la Métaphysique et de la Science, était encore de ce monde, il pourrait nous demander quel genre de piété nous recommandons pour le Dieu qui nous compte parmi ses croyans. Nous l’avouons franchement, avec le sentiment de l’humilité profonde qui convient à notre néant, nous ne pourrions répondre que par un salut d’enthousiasme à ce Père de la création. Nous n’oserions le prier, n’étant pas bien sûr qu’il entendît nos supplications sur nos misères, et nos confidences sur nos vœux et nos espérances. Ce Père-là, nous en convenons, n’est pas tout à fait celui que Jésus implorait en mourant sur sa croix. Il est trop haut, dans le ciel de la science moderne, pour entendre nos plaintes et communiquer à ceux qui le contemplent d’autre grâce que celle d’une stoïque résignation. Épictète et Marc-Aurèle avaient-ils une manière différente de prier ?

Il est une chose à laquelle nous ne pourrions jamais nous résigner : c’est une philosophie des causes finales qui toucherait si peu que ce soit à l’autonomie et à la libre activité de l’être humain. La théologie de toutes les écoles a toujours menacé cette liberté à laquelle le philosophe tient par-dessus tout, parce que la liberté, c’est le principe même de la vie morale. Spinoza n’est pas le seul dont la théologie ne s’accommode pas de la liberté. Saint Paul et saint Augustin ne la traitent guère mieux dans leur doctrine de la grâce et de la prédestination. Notre Dieu, de même que celui de Leibniz, avec cette différence que nous ne séparons point la cause créatrice de son œuvre, notre Dieu ne crée que des forces, les unes actives, d’autres vivantes, d’autres enfin libres. Le monde, qui est son œuvre éternelle et perpétuelle, nous apparaît comme un immense système dont toutes les parties, même les plus indépendantes, sont plus ou moins liées les unes aux autres. En quoi cette relation serait-elle incompatible avec l’autonomie des êtres libres, puisqu’elle ne l’est pas même avec la spontanéité d’action des particules les plus microscopiques de la matière ? Il n’y a pas plus de difficulté à concevoir la liberté de l’homme dans de telles conditions qu’à la concevoir dans l’unité du système solaire ou dans l’unité du système planétaire. Le problème serait tout autre, si l’on imaginait le monde comme un mécanisme absolu, soumis aux lois de fer de la nécessité, ou bien encore comme un immense organisme dont toutes les parties se tiendraient entre elles dans les mêmes rapports que les parties des êtres vivans. Ici rien de pareil ; nulle assimilation arbitraire de l’unité cosmique avec celle des êtres organisés. Aucune philosophie sévère ne peut se permettre une de ces comparaisons ou de ces métaphores qui peuvent prêter à la poésie d’une description, mais qui faussent la science. C’est une bien belle image que la définition du monde par les stoïciens, l’infini vivant, μέγα ζῶον (mega zôon) ; mais cette image suffit pour obscurcir la notion de la liberté. En un mot, toute comparaison, toute induction qui tend à confondre l’unité du système avec l’unité organique dont le caractère propre est l’individualité, met en péril l’autonomie et la libre activité de l’être humain. Et si, par une assimilation absolue, on va jusqu’à prêter à l’unité cosmique une sorte de personnalité, on supprime entièrement la notion de liberté. Est-il besoin de dire que notre conception cosmique, telle que l’expérience et la science la donnent, n’a rien de commun avec ces dangereuses hypothèses ? Nous pouvons redire avec le poète Aratus, mais avec plus de sécurité pour la liberté de nos mouvemens et de nos actions, in uno vivimus, movemur, et sumus. Nous pouvons nous sentir être, vivre et agir, dans l’unité de la vie universelle, sans crainte de n’avoir qu’un être, qu’une vie, qu’une activité d’emprunt. Si, comme le veut Leibniz, la plus infime monade a son principe de mouvement en elle-même, comment la monade supérieure qui s’appelle l’homme ne jouirait-elle pas de sa pleine liberté dans une philosophie qui ne voit dans la substance des êtres que force et mouvement ?

Quoi qu’on pense de la Cause première et de ses attributs, le principe de finalité n’en reste pas moins une vérité incontestable, ainsi qu’il ressort du livre de M. Janet. Or ce principe suffit pour changer la face du monde révélé par la science positive, car c’est à la lumière qu’il projette sur le cosmos que nous pouvons pénétrer la vraie nature des choses, l’activité finale, la vie, la pensée, la liberté, la Providence, dans cet univers où la philosophie mécaniste ne nous montre que matière, force, mouvement, hasard et fatalité. Ce n’est pas seulement le monde physique avec l’initiative finale de ses forces atomiques, que la philosophie des causes finales nous fait comprendre ; c’est encore le monde moral, avec ses volontés libres, poursuivant leur fin avec conscience et prévision. Là fut jusqu’ici, là est encore le grand débat entre la science et la métaphysique. N’est-ce pas rendre un véritable service à la philosophie que de montrer que ce dissentiment se réduit presque à un malentendu, comme l’a fait M. Janet ? L’idée de fin résume toute la métaphysique. C’est ce principe qui faisait dire à Aristote que la nature entière est suspendue au bien, à Leibniz, que sans cette pensée de derrière la tête rien n’est intelligible dans la philosophie mécanique, à Schelling, que le monde de Descartes et de Spinoza n’était pas vivant sans la finalité. Avec les maîtres de cette immortelle doctrine, nous croyons que, dans l’œuvre de la création universelle, comme dans les œuvres que la nature nous met sous les yeux, la cause finale est la seule vraie cause, et que les causes dites efficientes ne sont que des instrumens à son service. Voilà comment Aristote et Leibniz ont pu dire que toute physique a son explication dernière dans la métaphysique.

Ètienne Vacherot.
  1. Voyez la Revue du 1er août.
  2. Logique, parag. 104, 1.
  3. Philosophie de la nature, parag. 360.
  4. Dialogues philosophiques.
  5. Biology, part. III, chap. VIII.
  6. Page 353.
  7. Fernand Papillon, Leibniz et la science contemporaine, dans la Revue du 15 mars 1871.
  8. Les Philosophes français du dix-neuvième siècle, p. 358 et suiv.
  9. Dialogues philosophiques, p. 70.
  10. Page 600.