La Scouine/XIV

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Édition Privée (p. 42-44).


XIV.



LA veille du jour de l’an, les fils et le gendre des Deschamps se trouvaient réunis chez lui afin de passer tout le lendemain ensemble. C’était là une habitude à laquelle aucun d’eux n’aurait osé déroger. L’on échangeait des souhaits de bonne année et l’on fricotait comme au bon vieux temps. Lorsqu’on repartait, chacun trouvait dans le fond de sa voiture un paquet de vêtements, bas, mitaines, tuques, chemises, confectionnés par Mâço, de quoi tenir les petits chaudement pendant l’hiver.

Entre ses enfants, Mâço avait un faible pour sa fille Caroline. C’était elle qui recevait toujours la plus grosse part de ses cadeaux. La vieille mère employait à tricoter ses nombreuses heures de loisir et, comme résultat, Caroline avait plus d’articles de lainage qu’elle n’en pourrait user durant sa vie. Cette préférence provoquait un peu de jalousie chez ses frères.

Le jour de l’an au matin, Tifa se leva de bonne heure et alla faire un tour du côté de la grange. Comme il revenait, l’idée lui vint de jeter un coup d’œil dans les voitures, sous la remise. Dans la sienne qu’il inspecta d’abord, et dans celles de Raclor et de son beau-frère, il trouva des paquets de vêtements que sa mère avait déposés là la veille au soir. Des trois, celui destiné à Caroline était encore le plus gros. Tifa eut la curiosité de l’ouvrir. Entre autres effets il contenait une demi-douzaine de paires de chaussettes en fine laine blanche. Et l’idée d’une farce lui vint. Rapidement, il enleva les nippes sales qu’il avait aux pieds et les remplaça par des chaussons neufs blancs et doux comme de la soie. Ayant ensuite soigneusement reficelé le colis, il rentra réjoui à la maison. Le poêle était déjà allumé et Urgèle Deschamps assis, tisonnait le feu en attendant le réveil de ses fils. Tifa se jeta à genoux, demandant la bénédiction paternelle. Ses frères ne tardèrent pas à paraître et en firent autant. Un cruchon de rhum et des verres étaient sur la table. Mâço remplit les coupes et l’on but aux chances de chacun pendant la nouvelle année.

Le vieux, son gendre et ses fils étaient assis en cercle autour du poêle. Les « créatures » se levaient à leur tour. On entendait pleurer un enfant.

L’on se mit à parler des femmes ; et chacun de vanter la sienne.

— Allons, voulez-vous que je vous dise qui a la meilleure ? interrogea tout à coup le père Deschamps.

Les fils se mirent à le regarder, se demandant quelle était l’idée du vieux.

— Déchaussez-vous tous et je vous le dirai.

— Allons, je vais commencer, fit le père. Et rapidement, il enleva ses mocassins. Chacun aperçut une bonne chaussette grise, épaisse et chaude.

Mais alarmée, Malvina, la femme de Raclor, qui avait compris où Deschamps voulait en venir, intervint :

— Vous savez je ne prétends pas être plus travaillante qu’une autre, mais j’ai fait mon lavage jeudi, et le linge au lieu de sécher a gelé. Comme nous sommes partis un peu pressés, on s’est mis comme on a pu.

— Laissez donc, Malvina, je sais bien que Raclor n’a pas de misère avec vous. Je veux seulement savoir qui a les meilleurs chaussons.

Raclor se déchaussa donc à son tour. L’odeur qui se dégagea montra de suite que les chaussettes n’avaient pas vu la lessive depuis quelque temps.

— Eh, mais, il n’est pas nu-pieds, remarqua Deschamps. Allons, c’est à ton tour, Ti Toine.

Visiblement embarrassé, St-Onge, le gendre, ne se pressait guère. Il dut cependant s’exécuter. Il enleva sa « congress » gauche. Le gros orteil, un orteil à l’ongle que sa longueur faisait ressembler à une griffe, sortait entièrement d’un chausson jadis blanc, mais jauni par un long usage. Ce morceau de chair donnait l’impression d’une minuscule tête de poupon sortant de son maillot.

— T’as trop chaud aux pieds ; tu mets des ventilateurs, fit Tifa, pas fâché de pousser une pointe à sa sœur.

Alors triomphalement, il retira sa botte et exhiba à l’admiration générale une chaussette d’un blanc immaculé.

— Des chaussons de marié, déclara Charlot, le vieux garçon.

Et Deschamps prononça ainsi son jugement :

— Rosalie, venez m’embrasser. Vous êtes la meilleure femme.

Et à Tifa :

— Prends-en bien soin.