La Scouine/XV

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Édition Privée (p. 45-48).


XV.



DESCHAMPS criblait son blé. Cette besogne se faisait dans la salle, à l’avant de la maison. Des draps de coton avaient été étendus sur le plancher pour empêcher le grain de pénétrer dans les fentes. Le vieux tournait la manivelle et, par un orifice pratiqué au plafond, le grain tombait du grenier dans la trémie de la machine. Là-haut, Charlot muni d’une pelle comblait le trou qui se creusait au milieu du tas, veillait à ce que le filet coulât régulier, sans interruption. Par moment, lorsqu’il était en avance sur son travail, il s’étendait au bord de l’amoncellement et savourait la sensation d’être entraîné vers l’abîme, de sentir le vide se faire sous sa poitrine. D’autres fois, il laissait son poing reposer inerte à la surface et il le regardait s’enfoncer graduellement, disparaître avec le froment. Aussi, il tenait sa main dans la crevasse, laissait le blé froid lui glisser sur la peau qui devenait sèche et lisse comme une pièce de métal polie par un long frottement, le soc d’une charrue après le premier jour de labour.

Sans arrêt, Deschamps tournait sa manivelle, et la pièce s’emplissait du dur grincement des roues à engrenage, du monotone bourdonnement de l’éventail.

L’on était en janvier, et le froid faisait croître dans les fenêtres toute une étrange et capricieuse flore de glace.

Au dehors, la poudrerie courait par les champs, par les routes, glissait entre les vieux pommiers aux branches noires, éperdues, passait par-dessus les toits. Chacun devait être enfermé chez soi.

En arrière du crible, s’amoncelait le blé nettoyé, prêt à être envoyé au moulin, à être converti en farine.

Dans la cuisine, Mâço et la Scouine préparaient le dîner. Soudain, l’on heurta en avant, l’on ébranla la contre-porte.

Deschamps n’entendit pas. De nouveau et plus fort, l’on frappa, mais sans plus de succès. À un choc plus violent qui secoua les vitres, Deschamps surpris, cessa de tourner et alla ouvrir. Avant de détacher l’huis, il s’arrêta une seconde, se demandant quels étaient les enragés en route par un temps pareil. Finalement, il poussa le crochet, mais celui-ci tenait bon, et Deschamps flanqua un coup de pied dans les planches. Au-dessus de sa tête, le fer grinça en glissant dans l’œillet.

Enveloppés dans de lourds capots en chat sauvage et la figure à moitié cachée par leur crémone, trois hommes étaient sur la galerie, et deux voitures, une carriole et une traîne, étaient arrêtés à côté de la clôture du parterre. Deschamps reconnut avec étonnement M. Dubuc, curé de la paroisse, et deux marguilliers, Moïse Bourcier et le Grand Baptiste. De la main, il leur fit signe d’entrer, et les trois arrivants pénétrèrent dans la maison convertie en hangar. Si Deschamps avait été surpris de voir apparaître le curé, celui-ci l’était encore davantage de se trouver dans semblable pièce. Après avoir jeté ses mitaines sur le crible, il enleva son cache-nez et son casque de loutre, cependant que le fermier criait à sa femme et à sa fille d’apporter des chaises.

La figure rasée du prêtre, rougie par le froid, donnait l’impression d’un morceau de viande saignante.

— Vous ne m’attendiez donc pas ? demanda-t-il. Vous ne saviez pas que je faisais la visite du jour de l’an ?

— Mais non, répondit Deschamps.

— Vous n’étiez pas à la messe dimanche ?

— Pour sûr que non ; i faisait trop mauvais.

M. Dubuc se frottait les doigts pour les réchauffer. Alors Deschamps suggéra :

— Vous prendrez ben queuchose, m’sieu l’curé ?

Et celui-ci acquiesça.

— Ce n’est pas de refus, dit-il.

La Scouine courut à la cuisine chercher une bouteille et des verres. Deschamps les remplit et les passa à ses visiteurs. Debout autour du crible, les quatre hommes tenaient leur coupe.

— C’est pour vous saluer, dit le prêtre, et il vida la sienne.

Mais avant que les autres eussent eu le temps de boire, le curé s’étouffait, se mettait à tousser, la figure congestionnée.

— Il est fort, votre whiskey, déclara-t-il, lorsqu’il put enfin respirer.

Deschamps regarda son flacon et resta stupéfait.

— Cré malheur, s’exclama-t-il, il est en esprit.

En effet, la Scouine s’était trompé, avait apporté la boisson non baptisée.

— J’ai encore plus de chance que mon vicaire, reprit M. Dubuc. Hier, on lui a fait boire de l’eau de javel.

— Si vous voulez que le curé ne vous garde pas rancune, vous allez être obligé de lui faire un bon présent pour l’hospice, fit en riant Moïse Bourcier,

— Je vais vous donner un demi minot de blé, répondit Deschamps, et ce disant, il emplit sa mesure dans le tas.

Le Grand Baptiste sortit pour aller chercher un sac dans la boîte carrée.

— Allons, faut continuer, annonça M. Dubuc.

— Prendriez-vous un autre p’tit coup, m’sieu le curé ?

— Non, merci. J’en ai pris au moins deux dans un en arrivant et je vais en rester là.

— Pas de gêne.

— Non, je vous remercie. Et puis, venez à la messe dimanche prochain.