La Scouine/XVI

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Édition Privée (p. 49-52).


XVI.



TROIS mauvaises nouvelles ! annonça la Scouine en entrant à la maison à son retour de la messe.

— Le vieux Gendron s’est nayé en passant su la rivière Saint-Louis. I portait les provisions à sa p’tite fille au couvent. La glace n’était pas solide, mais i a voulu avancer quand même et i a péri. I mangeait ane pomme lorsqu’i a enfoncé.

La Scouine enleva son manteau et s’approcha du poêle.

Deschamps et sa femme figés, attendaient la suite des malheurs annoncés.

— L’un des enfants de Charles Marchaterre s’est ébouillanté. Sa mère se préparait à laver et i est tombé dans la cuve. I a les mains et les bras tout cuits. I a quatre ans et demi.

Enfin, elle ajouta :

— Ernest Lecomte est ben malade des fièvres. I a été administré et i va mourir. I a été recommandé aux prières.

— Quand a-t-il reçu l’extrême-onction ? demanda Deschamps.

— Jeudi, répondit la Scouine.

Ernest Lecomte était le fils de l’un des voisins, établi depuis cinq ans au rang du Quatre où il prospérait. Il était célibataire et sa sœur Léa tenait sa maison.

— I a des ben belles vaches, remarqua Charlot après un moment de silence.

— I aurait teut ben moyen d’les avoir à bon compte, fit Deschamps.

— Si i est pour mourir, ben sûr que Léa les vendra à n’importe quel prix pour mettre l’argent dans sa poche, déclara la Scouine.

Et les yeux luisants de malice, elle regarda tour à tour son père, sa mère et son frère.

Depuis plusieurs années, Ernest Lecomte remportait toujours les premiers prix avec ses bestiaux aux concours agricoles. À une exposition de comté, il avait reçu une très belle offre pour son troupeau, une offre tentante. Il avait consulté son père qui était là.

— J’peux avoir huit cent piastres pour mes huit vaches, avait-il dit. J’ai envie de les laisser aller.

— Vendre tes vaches ! Mais c’est pas à faire. Si tu vends tes vaches t’auras pas d’fumier, et ane terre sans fumier, ça devient pomonique.

Et le jeune fermier avait gardé ses bêtes.

Urgèle Deschamps flairait un bon marché. Il se présentait là une occasion comme il n’en rencontrerait pas de sitôt. Aussi, bien que le froid fût très vif, il fit atteler sur la boîte carrée après le dîner et, son capuchon sur la tête, sa crémone autour du cou et bien enveloppé dans un robe de buffle, il partit pour le rang du Quatre.

Après avoir mis son cheval à l’abri, il entra un moment dans l’étable, jeter un coup d’œil. Les huit vaches étaient là bien grasses, bien propres sur leur litière de poysar, devant leur crèche de bon trèfle. De fameuses laitières, il le savait, et qui rapportaient gros par année, oui, autant que la récolte de cent arpents d’orge.

Ah ! il fallait faire un effort pour les avoir — à moitié prix s’entend.

— Ernest est bien mal. Il est dans le délire depuis trois jours, répondit Léa lorsque le vieux Deschamps se fut informé du malade en entrant.

— J’ai appris ça à midi, avant d’manger. Alors, j’me sus dit : Ben faut qu’j’aille voir c’pauve Ernest.

Et très intéressé en apparence, il voulut savoir le nom du médecin appelé et se fit raconter par le détail toute la maladie. Finalement, il demanda à Léa si elle avait quelqu’un pour l’aider dans les travaux du dehors.

— Il y a Alexandre Duquet, un voisin, qui vient faire le train tous les jours.

— Et tu le paies ?

— Bien sûr. Personne ne travaille pour rien.

— Dans ce cas, au lieu de dépenser ton argent, pourquoi ne vends-tu pas tes animaux ? J’t’achèterais peut-être tes vaches si me les laissais pas trop cher.

— Oh ! Ernest ne veut pas les vendre.

— Laisse donc faire. Tu vois bien qu’il est fini. Vends donc, et serre l’argent. I a pas fait d’arrangements. Alors, quand i s’ra mort, tu n’auras que ta part, tout comme tes frères, et t’auras travaillé pour rien. Profites-en à c’te heure.

— Ernest a fait son testament, répondit fermement Léa.

Alors, insinuant, l’air finaud, il lui coula à l’oreille :

— Oui ? Mais tu sais, un testament ça s’attaque, ça se casse, et si j’étais à ta place, j’vendrais tout c’que pourrais et j’me mettrais un bon magot de côté. J’te donne trois cents piastres pour tes huit vaches, trois cents belles piastres comptant, que tu pourras serrer et que personne ne pourra t’ôter.

— Je n’ai rien à vendre, répondit encore plus énergiquement Léa. Si Ernest revient à la santé, venez lui faire vos offres. S’il meurt faites-les à la famille.

Urgèle Deschamps retourna chez lui bredouille.