La Scouine/XXV

La bibliothèque libre.
Édition Privée (p. 89-92).


XXV.



LA Scouine avait chaque printemps la charge de prendre soin des veaux. C’était une tâche qui lui convenait parfaitement, et elle s’en acquittait non sans compétence. Matin et soir, suivant leur âge, elle leur donnait du lait chaud, du lait écrémé ou simplement du thé de foin. Lorsqu’elle apparaissait le matin à la barrière de l’enclos, la bande s’élançait vers elle, les plus forts chargeant les plus faibles. Ils l’entouraient, la pressaient. Les plus vigoureux plongeaient la tête dans la chaudière, l’enfonçaient à moitié dans le liquide blanc et tiède, buvant avidement. Les autres meuglaient très haut, donnaient des coups de tête, tournaient autour du baquet, attendant impatiemment leur tour. Paulima une hart à la main, était obligée de les écarter pour les empêcher de renverser le vaisseau. Après s’être abreuvés, les veaux, la tête toute humide de lait, se tétaient longuement les oreilles, immobiles près de la clôture. D’autres se frottaient le museau contre les jambes de la Scouine, s’essuyant le mufle sur sa jupe. Partait-elle, tous l’accompagnaient, la poursuivaient, se collant à elle et meuglant plus fort. Pour les écarter un peu, s’en débarrasser, elle était obligée de les frapper. Entrebâillant alors brusquement la barrière, elle passait de l’autre côté, et mettait cet obstacle entre elle et les veaux. C’était alors pendant plusieurs minutes un formidable concert de meuglements. Avec les tout jeunes veaux cependant, les choses ne se passaient pas tout à fait ainsi. Ils refusaient de boire à même le seau. La Scouine avait beau leur enfoncer la tête dans la chaudière, ils renâclaient bruyamment comme s’ils se fussent noyés, et il se produisait un bouillonnement, des bulles à la surface. Le cou raide, le veau résistait. S’il refusait absolument de boire, la Scouine se mettait la main dans le lait, et donnait ses doigts à téter à l’animal. Le stratagème était sûr de réussir. Dans la bonne senteur de l’herbe verte et du sarrasin en fleurs, la Scouine éprouvait une singulière volupté à sentir la langue râpeuse lui lécher la main et les doigts.

S’ils tombaient malades, elle savait les soigner, leur donnant du thé de foin ferré pour la colique.

Le dimanche, Frem et Frasie Quarante-Sous toujours droits et immobiles comme des statues, sur le siège de leur boghei, et les autres gens se rendant à l’église, la voyaient en jupe d’étoffe bleue et en mantelet brun, donnant à boire à ses veaux. Lorsqu’ils étaient bien saouls, ils se couchaient et dormaient au soleil.

Chaque printemps, la Scouine en adoptait un particulièrement, et l’entourait de mille soins. Peu à peu, elle venait à l’aimer autant qu’un de ses frères, mieux même, finissait par éprouver pour lui une sollicitude presque maternelle.

Chaque printemps aussi, le Coupeur passait.

Il parcourait les routes, arrêtant de maison en maison, et s’informant s’il n’y avait pas de bêtes à châtrer. L’homme allait par la campagne avec un sac en cuir renfermant des bois et son couteau à manche de corne blanc, à la lame presqu’usée, mais aussi tranchante que celle d’un rasoir.

Bagon était en quelque sorte le coupeur officiel de la paroisse. Depuis vingt-cinq ans au moins qu’il s’était fixé dans cette place, il châtrait, châtrait, sans remords, détruisant l’œuvre de la nature avec la sérénité que procure une besogne qui rapporte.

La Scouine était à balayer son devant de porte, lorsque Bagon fit son apparition un avant-midi de mai. Il portait son sac de cuir en bandoulière. En arrivant, il se dirigea vers Deschamps occupé à appointir des piquets. Les deux hommes causèrent un moment puis le père commanda à Charlot qui vernaillait par là, d’aller chercher les taurailles. Celui-ci siffla son chien Gritou et partit. Il revint au bout d’une dizaine de minutes, chassant devant lui huit ou neuf têtes de bétail parmi lesquelles un superbe veau entièrement noir. Ç’avait été le préféré de la Scouine la saison dernière, et il était reconnu pour être le plus beau des animaux de son âge dans tout le rang. Charlot fit passer les bêtes dans la cour, puis sur l’ordre de son père, fit entrer le jeune taureau dans l’étable. L’animal alla se placer à sa stalle accoutumée, mais Charlot l’en fit sortir, et l’attacha à la première place, près de la porte. Il jeta ensuite une petite poignée de sel dans l’auge devant lui, et le veau safrement, s’attaqua à cette friandise à grands coups de langue.

La Scouine inquiète apparut pour voir ce qui se passait, mais Deschamps lui ordonna de rentrer à la maison. En compagnie du Coupeur, il pénétra dans le bâtiment. Bagon ouvrit son sac, et en retira les bois, puis son couteau, dont il essaya la lame sur son pouce, par une vieille habitude. Une corde en nœud coulant fut attachée à l’une des pattes d’arrière du bœuf et Charlot fut chargé de tenir l’autre bout en tirant, afin de l’immobiliser. Le Coupeur s’approcha de l’animal, lui donna en manière de caresse une tape sur la croupe, puis saisissant la pochette brune et velue, il la pressa, faisant saillir les couilles. Brusquement, d’un coup sec, son couteau fendit la peau et une boule de chair rouge apparut. D’un autre coup, Bagon la détacha, et la lança sur le tas de fumier à dix pas. Un autre geste, et une autre boule sanguinolente sortit de sa cosse, alla rejoindre la première.

— Les bois ! cria Bagon.

Deschamps qui se tenait là, les passa rapidement. Bagon comprima la lèvre des deux plaies qu’il venait de faire, et ficela les bois.

L’animal mutilé fut détaché, poussé dehors. Il se mit à brouter l’herbe avec hébétude, marchant péniblement.

Sur le tas de fumier, le chien dévorait la chair fraîche.

Et la Scouine qui, de la fenêtre de la cuisine avait suivi l’opération, éprouvait l’impression d’avoir vu s’accomplir un meurtre.