La Scouine/XXVII

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Édition Privée (p. 99-101).


XXVII.



DEUX tombereaux se rencontrèrent, un vendredi matin, sur la route boueuse où les roues laissaient une profonde empreinte dans la glaise détrempée.

Bagon le Coupeur, assis sur le devant de sa voiture, ses petites jambes pendantes, conduisait au champ voisin une charge de fumier, et Tofile s’en allait au cimetière enterrer le Schno.

La terre allait être engraissée.

Le chien Pitou, d’un air résigné, suivait.

Le Coupeur, plus laid et plus pitoyable que jamais, courbait la tête sous la pluie grise et fine qui faisait ruisseler les branches noires des frênes. Assis sur son fumier, il faisait songer au patriarche Job.

Lentement, sous l’ondée, les deux voitures se croisèrent, et Bagon le Coupeur jeta en passant un long regard sur la bière que Tofile avait lui-même fabriquée la veille avec une vieille porte de grange hors d’usage.

Sans parents et sans amis, comme dans la vie, sans autre suite qu’un pauvre chien maigre et affamé, le Schno s’en allait à sa dernière demeure. À travers les interstices des planches vermoulues, ses pieds nus, à la dure écorce, aux ongles crochus, apparaissaient.

La Scouine, qui revenait de traire ses vaches, vit passer le tombereau emportant le cadavre du fou et elle éprouva un sentiment de rancune satisfaite. Ragaillardie, elle reprit avec une nouvelle vigueur les deux chaudières débordantes de lait, qu’elle avait un moment déposées sur le sol.

Le vent, dans les champs de blé d’Inde, jouait des marches funèbres.

Arrivé à l’église, Tofile attacha son cheval à la porte du cimetière et pénétra dans l’enceinte réservée aux morts. C’était un terrain bas, à fond de glaise, impossible à égoutter. L’eau s’infiltrait lentement dans le sol, pourrissant les cercueils en quelques mois et faisant de la chair humaine une sorte de bouillie fangeuse et infecte. L’enclos était une sorte de bassin sale et mal tenu, sentant l’abandon et l’oubli. Les dernières pluies avaient produit de larges mares qui noyaient les trépassés.

Tofile avait allumé sa pipe et il allait à travers les marbres penchés, les monuments en fer rongés par la rouille et les planches de bois aux inscriptions effacées, recouvertes de mousse. Il s’arrêta à l’endroit qui lui avait été assigné, enleva son veston qu’il accrocha à une croix manchote et se mit en devoir de creuser la fosse de son frère. La bêche, sous la pression du pied, s’enfonçait aisément et Tofile, tout en tirant des bouffées de sa pipe, rejetait de chaque côté de lui de grosses briques de terreau gras et luisant. Il travaillait posément et sans hâte comme il faisait toute chose d’ailleurs. L’eau, maintenant, envahissait lentement la fosse et Tofile en avait par-dessus la cheville du pied. Lorsqu’il eut atteint la profondeur voulue, il planta là sa bêche et retourna à sa voiture. D’un effort, comme il eût fait d’un sac d’avoine, il chargea le cercueil sur son épaule et le porta à la tombe qu’il venait de creuser. Il le glissa dans le trou béant. L’eau rejaillit, inondant le fossoyeur d’occasion.

Tofile lança un juron ignoble.

Ce fut là son adieu à son frère.

La terre eut bientôt comblé la fosse et Tofile et Pitou reprirent le chemin de la vieille maison, où les attendait, l’un le jeûne éternel et les coups, l’autre le pain amer et gélatineux du déjeuner.