La Scouine/XXVIII

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Édition Privée (p. 102-104).


XXVIII.



LA Scouine avait besoin de bottines. Un dimanche après-midi de février donc, se rendant à la messe avec Charlot, elle arrêta chez Maxime Thouin, cordonnier au canal. Établi là depuis trois mois, Thouin avait loué une vieille maison en bois, très basse, accroupie sur le roc. Une moitié lui servait de logis et l’autre de boutique. Cloué à un piquet, un bout de planche taillé en forme de botte, peint en noir, jouait le rôle d’enseigne.

Quatre ou cinq figures barbouillées d’enfants et une tête de femme dépeignée apparurent aux carreaux salis de la fenêtre lorsque la voiture s’arrêta devant la porte. Des os, des pelures de légumes, des détritus de toutes sortes, jonchaient les abords du perron. Débraillé, en manches de chemises, le pantalon troué au genou et retenu par une courroie en cuir, une longue moustache noire pendante, l’homme vint ouvrir. Il parlait lentement, comme si chaque parole lui eût coûté un pénible effort. Quelques outils et des formes traînaient ici et là dans la pièce vide d’ameublement, sauf un banc. Une atmosphère de paresse et de misère pesait lourdement sur cette échoppe. Thouin prit la mesure et promit les chaussures pour le dimanche suivant.

— J’sus pas chérant. Apportez-moi deux poches de patates, et j’vous donnerai une bonne paire de bottines, déclara-t-il.

Ces conditions satisfirent la Scouine.

Une semaine plus tard, ainsi qu’il avait été convenu, elle apportait les sacs de pommes de terre à Thouin. Celui-ci les reçut, mais s’excusa de ne pouvoir livrer les bottines.

— J’ai été malade, très malade, dit-il. Il m’a été impossible de travailler. Repassez dimanche prochain.

Huit jours après, la Scouine revint chez le savetier.

— C’est un sort, fit-il. J’attendais du cuir, et je ne l’ai pas reçu. Ce sera pour la semaine prochaine sans faute.

Au temps fixé, la Scouine se présenta chez le cordonnier.

— Je joue de malheur, se lamenta-t-il. J’ai attendu mon cuir chaque jour et je ne l’ai pas encore eu. Il doit arriver lundi, et samedi vos bottines seront prêtes. Je vous les promets.

Une fois de plus, la Scouine retourna au canal.

— Ça me fait bien de la peine, mais j’ai pas pu finir vos chaussures. J’ai eu beaucoup d’ouvrage pressant et je n’ai pu les terminer, expliqua Thouin. Revenez dimanche.

La Scouine revint.

— Elles ne sont pas encore tout à fait finies, mais je les achève. Je les achève, vous savez. J’en ai encore pour une couple d’heures seulement. Ce sera pour betôt.

De nouveau, la Scouine reparut chez Thouin.

— Ah ça, c’est de la malchance. Imaginez-vous que j’ai dû servir de témoin dans une cause, et je n’ai pu travailler. Je voulais les finir hier soir, mais j’étais trop fatigué.

Repassa la Scouine.

— Oh, ma pauvre dame, mon mari a été malade toute la semaine, gémit la femme de Thouin, lorsque la Scouine se présenta. Il a la maladie de foie et j’ai dû envoyer cri le docteur. Il est au lit depuis quatre jours.

Le printemps arriva et les bottines n’étaient pas encore terminées — ou commencées.

L’été et l’automne passèrent, et rien.

Puis, un beau jour, Thouin déménagea avec sa marmaille, et l’on n’en entendit plus jamais parler.

Ce ne sera pas avec les bottines de Thouin, que la Scouine sera ensevelie, s’en ira en terre.