La Scouine/XXX

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Édition Privée (p. 109-114).


XXX.



LES rapports entre Raclor et sa famille entraient dans une phase critique. Au fond, le mal venait des commérages de la Scouine. C’était cela qui avait peu à peu envenimé la situation. Raclor était aigri et avait dans l’âme un violent désir de vengeance. Il s’ingéniait à trouver ce qu’il pourrait bien faire pour être désagréable à cette damnée Scouine. Or, un soir, comme il descendait du champ, il aperçut sa sœur en train de réparer la clôture à claire-voie du jardin. Elle était là, posant quelques planches avec de vieux clous, et tout de suite, Raclor eut une idée. Il tenait sa vengeance. Ce terrain lui appartenait. Jusque là, par bonté d’âme, il l’avait laissé à ses parents, mais il affirmerait ses droits.

La Scouine qui voyait venir son frère, fit semblant de ne pas l’apercevoir. Celui-ci passa, puis s’arrêtant brusquement :

— C’est pas la peine de te donner tant d’misère, déclara-t-il. Je m’en va tout ôter ça demain.

Certain de son effet, il s’éloigna sans tourner la tête. Stupéfaite, la Scouine resta un moment immobile, inquiète, comme si elle avait mal entendu ou mal compris la menace enfermée dans ces paroles. Puis, envahie par la fureur, sa figure prit une expression de haine. Rageusement, elle se mit à taper sur les têtes des clous. Et les coups de marteau résonnaient lugubrement, ainsi que des glas, dans le soir froid d’automne.

— Sainte Vierge ! s’exclama tout-à-coup la Scouine.

Maladroitement, elle venait de s’écraser un doigt, et sa colère s’accrut de sa douleur. Rentrée à la maison, elle rapporta à sa mère occupée à mettre la table, les propos de Raclor. Mâço baissa la tête sans répondre, et elle eut plus fort que jamais le sentiment de l’injustice du sort. Ces disputes entre ses enfants enfiellaient sa vieillesse. Tristement, elle continua sa besogne, son goître énorme, semblable à un pis de vache, ballant sur sa poitrine.

Le lendemain, Raclor étant allé vendre une charge de pois, rencontra à l’entrée du village son frère Tifa qui, depuis quelques semaines, faisait le métier de « déchargeux » de poches. Il avait un air abruti, un vieux chapeau de feutre mou, tout bossué sur la tête, la chemise entrouverte sur la poitrine velue, et le pantalon de bouracan retenu par une large ceinture de cuir.

— As-tu besoin de quelqu’un pour t’aider ? demanda-t-il.

— Monte, répondit Raclor.

Tifa sauta dans la voiture, et les deux hommes commencèrent à causer.

Une fois les pois livrés et son bon dans son gousset, Raclor invita Tifa à prendre un coup. Celui-ci fut tellement enchanté des égards de son aîné qu’au troisième verre de whiskey, il acceptait avec empressement de le seconder dans le projet dont il l’entretenait.

Vers les cinq heures de l’après-midi, la Scouine qui avait fait le guet toute la journée, vit s’en venir Tifa et Raclor. Celui-ci conduisait une paire de chevaux, et l’autre portait une hache sur l’épaule. Ils approchaient. Arrivés au pont de la décharge, ils traversèrent et s’arrêtèrent à côté du jardin. La Scouine vit Raclor faire du bras un geste désignant la clôture qu’elle avait rapiécée la veille. Sans hésitation aucune, Tifa se mit à l’œuvre. De sa hache, il frappait à grands coups, déclouant les planches qui volaient en éclats.

Toute excitée en face de cet acte de vandalisme, la Scouine accourut dans la cuisine.

— I ravagent le jardin, s’exclama-t-elle ; i détruisent tout. Charlot, va donc les empêcher.

Charlot se précipita en boîtant et arriva sur la véranda suivi du vieux Deschamps et de Mâço.

— Arrête ! arrête ! cria Charlot du seuil de la porte.

Raclor regarda de ce côté et éclata de rire.

— Tifa, arrête ! arrête ! hurla de nouveau Charlot, les deux poings tendus vers son frère.

Tifa frappait à coup redoublés.

— Oh, Tifa ! fit Mâço d’un ton de reproche.

— Veux-tu arrêter, ivrogne, bon-à-rien, clama une troisième fois Charlot en tapant du pied avec force.

Tifa s’arrêta en effet, puis s’élançant, traversa le chemin à la course. D’une poussée, il fit tourner la barrière du petit parterre qui grinça douloureusement sur ses gonds rouillés avec une plainte de blessée. En deux bonds, il gravit les degrés de l’escalier et dans un furieux accès de rage, se rua sur son frère.

— Maudit cassé ! et il l’assomma d’un coup terrible.

Ce fut comme si le pain sur et amer, marqué d’une croix qu’il avait mangé et digéré pendant vingt-cinq ans, lui fut tout-à-coup remonté à la bouche. Il fut l’homme de sa nourriture, l’homme dont la chair, le sang, les os, les muscles, le cerveau, le cœur, étaient faits de pain sur et amer. Et le pain était comme le levain qui aurait fait germer dans cette pâte humaine, la haine, le crime, le meurtre.

Vomissant une litanie d’horribles blasphèmes, Tifa le bras levé s’avança sur son père.

Au-dessus de la porte, un Sacré-Cœur de Jésus écarlate, l’air bon, la figure douce et sereine contemplait ce spectacle.

Auprès du puits, la Rougette attendant d’être traite meuglait longuement en regardant du côté du groupe.

Tragique, menaçante, Mâço se jeta en avant de son mari.

— Touche pas à ton père.

Mais Tifa la bouscula, la rejeta en arrière, et la vieille femme alla heurter de la tête la façade de pierre. Brandissant un fer à repasser, la Scouine se porta à la rescousse, mais Tifa la saisit à la gorge et ne la lâcha que râlante et à demi étranglée.

Usé par plus d’un demi-siècle de rudes travaux pour acquérir de la terre et encore de la terre pour ses enfants, l’estomac délabré par le pain sur et amer, le vieux Deschamps, si vigoureux autrefois, qui cognait sur tout le monde et à tout propos, invalide maintenant, restait là sans bouger, répétant : Malheur… malheur…

Tifa, un peu calmé, rejoignit Raclor.

L’œuvre de destruction recommença.

La hache bientôt s’attaqua aux arbres fruitiers. Le premier fut un grand prunier dont les fruits, chaque année, servaient à faire des confitures, et Mâço, les larmes aux yeux, se rappelait qu’au jour de l’an dernier, elle en avait servi au repas de famille. Ce fut ensuite un pommier. Des pommes encore restaient aux branches. Plusieurs se détachèrent sous le choc et tombèrent sur le sol. Raclor en ramassa une qu’il porta à sa bouche, mais il la jeta immédiatement loin de lui, car elle était rongée par les vers.

Dieu, la triste épreuve pour Mâço, les tristes souvenirs ! C’était justement Tifa qui vers l’âge de dix ans lui avait aidé à planter ce pommier. Et elle sanglotait. Chaque coup porté sur les arbres lui résonnait dans la poitrine, éveillait un écho infiniment douloureux.

— Seigneur, Seigneur, soupirait-elle, quelle croix !

Raclor présentement avait attaché une chaîne au pied d’un cerisier. Les chevaux tiraient, et les racines de l’arbuste cédaient, craquaient, cassaient, s’arrachaient, comme les membres d’un homme que l’on aurait écartelé. Mâço avait la sensation qu’on lui arrachait le cœur, les entrailles. Et elle pleurait, elle pleurait sans fin… Ah ! ce jardin qu’elle cultivait depuis les lointaines années de son entrée en ménage, ce jardin dont elle avait bêché la terre, ces arbres qu’elle avait plantés elle-même, qu’elle avait soignés, comme s’ils avaient été des êtres humains, d’autres enfants ; ces arbres qu’elle avait vu grandir, tout cela était rasé, dévasté en un jour de malheur et par la main de ses fils.

Elle pleurait, elle pleurait avec des gémissements de vieille femme inconsolable.

Près de la brimbale, la Rougette qu’on retardait de traire, continuait de faire entendre de longs meuglements.

De ses rayons rouges, le soleil couchant ensanglantait les fenêtres, et le Sacré-Cœur semblait saigner, saigner… vouloir saigner toujours…

Et le souper au pain sur et amer marqué d’une croix, lourd comme du sable, en la vieille maison où les meubles eux-mêmes avaient l’air d’être hostiles, fut encore plus silencieux que d’habitude.

Dans les têtes grises des deux vieux, passaient des idées tristes, si tristes que leurs lèvres pâlies n’avaient pas de mots pour les dire, et se continuaient la nuit en cauchemars dans le grand lit qui craque.