La Scouine/XXIX

La bibliothèque libre.
Édition Privée (p. 105-108).


XXIX.



LA vie avait marché. Autour de Deschamps des vieux étaient morts, d’autres tout gris et courbés étaient partis avec leurs meubles aussi usés qu’eux-mêmes pour aller vivre le restant de leurs jours au village, près de l’église. Des jeunes avaient abandonné la maison paternelle, s’étaient mariés, élevaient à leur tour une famille. Des enfants poussaient.

Depuis longtemps Raclor et Tifa étaient établis sur les terres que Deschamps avait achetées pour eux à côté de la sienne. Malheureusement, Tifa devenu veuf buvait, et son bien était grevé d’hypothèques. Bientôt, sonnerait l’heure où il lui faudrait partir. Régulièrement, il s’enivrait une couple de fois par mois. Il faisait alors des marchés désastreux, endossait pour des amis des billets qu’il était obligé de payer à leur échéance. Au lendemain de ces fêtes, Tifa montait dans son grenier, où à son retour des funérailles, il avait accroché les robes, les chapeaux et tout le linge de sa femme — de la défunte Rosalie — comme il avait coutume de dire. Là, au milieu de tous ces souvenirs du passé, il prenait la ferme résolution de ne plus toucher à un verre, mais seulement pour succomber à la première occasion.

Raclor, lui, avait une femme d’une dévotion outrée, qui lui faisait faire beaucoup de mauvais sang. Un jour de printemps, pendant les semailles, et alors que les travaux pressaient le plus, Raclor parti de bonne heure au champ, était revenu pour atteler sur la charrue, mais à sa surprise, n’avait trouvé qu’un seul de ses chevaux. La bigote était parti en voiture avec l’autre pour aller assister à une messe en l’honneur de la bonne Sainte Anne. Elle n’était revenue que vers le milieu de l’après-midi et il avait dû l’attendre pour se mettre à labourer. D’un tempérament violent, il avait juré pendant presque tout ce temps, et à son arrivée, lui avait fait une scène terrible. Depuis, Malvina — c’était le nom de la femme de Raclor — ne prenait plus les chevaux pour aller à l’église, mais elle s’y rendait à pieds, et Raclor était souvent obligé par suite, de préparer lui-même son dîner. Il entrait alors dans des rages épouvantables.

Jamais aucun parti ne s’était présenté pour la Scouine, et elle était maintenant une vieille fille.

Pour tuer le temps et pour tromper l’oisiveté, elle faisait tous les matins, pendant l’été, la toilette du devant de porte avec un balai en branches de bouleaux. Le reste du temps, elle regardait passer les rares voitures qui s’apercevaient sur la route, inventait des prétextes pour aller chez les voisins, répandait des commérages, des cancans. Elle colportait d’une place à l’autre, ce qu’elle avait vu et ce qu’elle avait imaginé.

Avec cela, la Scouine était devenue amoureuse de la soutane. Non d’un prêtre en particulier, mais du vêtement. Elle était attirée par l’habit religieux comme d’autres femmes sont séduites par l’uniforme militaire.

Le dimanche, elle forçait Charlot à partir plus à bonne heure pour la messe afin d’aller passer un moment au presbytère. Dans ce but et, pour qu’il fut prêt plus tôt, elle graissait chaque samedi les chaussures de son frère, ce qui épargnait un peu de temps le dimanche matin.

Comme le curé n’était pas d’humeur commode, la Scouine se rabattait sur le vicaire. Quelquefois, le prêtre se promenait sur la véranda, lisant son bréviaire, en attendant l’heure de l’office, mais il entrait dès qu’il apercevait la visiteuse, car il avait honte d’être vu avec elle, et il se cachait, se dérobait. Certains jours, la Scouine réussissait à l’accrocher. Elle lui racontait les histoires, les scandales qu’elle grossissait et aggravait invariablement. Pour finir, elle lui demandait une image, une médaille. En partant, en manière de bonjour, elle lui donnait familièrement un tape sur le bras, sur l’épaule. Chacune des visites de la Scouine était pour le malheureux une dure épreuve. Il ne pouvait réussir à s’en débarrasser.

Un jour, elle lui apporta un sac de noix. Le dimanche suivant, lorsqu’elle revint, le prêtre lui dit qu’il lui voulait lui causer une surprise, et il lui remit une boîte soigneusement ficelée en lui recommandant de ne l’ouvrir qu’à la maison. Elle contenait les écales des noix données la semaine précédente. Cela cependant n’était pas pour rebuter la vieille fille qui n’en continua pas moins ses visites au presbytère.

Le vicaire lui conseilla d’entrer dans la confrérie des Enfants de Marie. Un mois plus tard, elle était admise. Ce fut là pour la Scouine une vive satisfaction et son rang social s’accrut de ce fait à ses yeux. Elle avait la conviction d’avoir acquis de l’importance. La Scouine s’acheta une robe en mérinos gris, et lorsqu’arriva le jour de l’examen à l’école du rang, elle se crut obligée d’y assister comme spectatrice avec les commissaires. L’occasion était belle pour étrenner sa nouvelle toilette. Elle la compléta par un grand tablier blanc et en attachant à son cou avec un ruban bleu, son insigne de congréganiste.

Lorsque le curé allait porter l’extrême-onction à un malade du voisinage, la Scouine se faisait un devoir de s’y rendre également. De plus, elle allait veiller les morts. Une nuit même, s’étant endormie, elle avait scandalisé les autres par un bruit mal venu et très inconvenant.

Sa bigoterie augmentant, elle avait imaginé de dire le soir le chapelet en famille. L’été, après le souper au pain sur et amer marqué d’une croix, chacun se déchaussait, s’agenouillait au dehors sur la galerie. Les pieds moites, jamais lavés, à l’odeur infecte, séchaient pendant que la Scouine récitait les Ave Maria et que les voix chevrotantes, usées des autres, répondaient. Par les temps calmes, les voix suppliantes s’entendaient au loin.

Avec le temps, et dans le but de plaire au vicaire, d’avoir plus de prétextes de se rapprocher de lui, la Scouine était devenue zélatrice de la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus. Elle avait fait poser cette image au-dessus de la porte, et chaque mois, elle allait de maison en maison, collectant les souscriptions et délivrant le « Messager ».

Et les jours coulaient…