La Scouine/XXXIII

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Édition Privée (p. 123-126).


XXXIII.



VERS la fin de septembre, la Scouine, sa mère et Charlot décidèrent d’aller demeurer au village. Assez longtemps, ils avaient travaillé. Maintenant que le père était mort, ils allaient se reposer, vivre de leurs rentes.

Intérieurement, la Scouine se disait qu’elle serait plus près du presbytère, qu’elle pourrait aller y faire un tour de temps à autre. Cette pensée la rendait toute joyeuse.

Après quelques jours d’hésitation, Mâço loua une petite maison voisine de l’hospice, à côté du cimetière.

Pierre Bougie, cultivateur de Châteauguay acheta la terre, qu’il paya cinq mille piastres comptant.

Le roulant de la ferme fut vendu à l’encan. Mâço ne garda que le mobilier. Il fallut quelque temps pour régler les affaires, mais les dernières formalités furent enfin terminées. Il fut convenu que l’on partirait le jeudi.

Le ménage fut chargé dans une voiture double. Charlot et la Scouine passèrent près d’une journée à cette besogne. Les lits, la table, les cadres de saints accrochés aux murs, le rouet, le dévidoir, le sofa jaune, le saloir, s’entassaient dans le chariot. Ils abandonnaient les coins sombres auxquels ils étaient habitués, où ils paraissaient immuables, pour entreprendre un voyage non sans danger à leur grand âge. Ils quittaient le vieux logis où ils avaient jauni et pris une odeur surette, pour suivre leurs maîtres dans la nouvelle habitation.

L’antique huche dans laquelle avait été pétri pendant plus de cinquante ans le pain de la famille n’était plus désormais d’aucune utilité, mais Mâço ne voulant pas s’en départir, on la mit avec les autres meubles.

Charlot, Mâço et la Scouine parcouraient la maison, passant d’une chambre à l’autre, allant du grenier à la cave, afin de ne rien oublier.

La pendule fut le dernier objet que l’on déplaça. Après en avoir enlevé les poids, Charlot la coucha dans un sac de laine cardée et, comme il eût fait d’un enfant malade, la transporta soigneusement dans ses bras et la mit dans le coffre de la huche.

Par un bizarre caprice en cette fin de saison, une maigre poule noire couvait encore à la grange. Depuis trois semaines, elle s’obstinait à rester au nid sur une demi-douzaine d’œufs apparemment non fécondés. Comme elle était d’une maigreur extrême, Mâço ordonna de la laisser, trouvant qu’il n’y avait aucun bénéfice à l’emporter. Pareillement, l’on abandonna sur leur banc, à l’ancien site du jardin, les deux ruches qui depuis des années fournissaient la provision de miel pour l’hiver.

La famille dîna d’une terrine de lait caillé et du restant d’une miche. Ce fut le dernier repas au pain sur et amer, marqué d’une croix.

La Scouine partit pour aller cueillir les pommes dans le vieil arbre, à côté de la clôture de ligne. Elle trouva les enfants du voisin déjà en train de les chiper. Ils déguerpirent en la voyant venir. Il ne restait que quelques fruits. La Scouine les mit dans une taie d’oreiller qu’elle plaça dans le wagon.

Le vent soufflait du sud.

Un volier d’outardes passa.

Charlot traînait sa jambe boiteuse. Son talon heurta l’anneau en fer de la porte de cave qui rendit un son lugubre comme un glas.

À quatre heures, Charlot attela.

Au moment de partir, la Scouine barra la porte puis, comme elle faisait chaque dimanche avant de partir pour la messe, elle cacha la clef sous le perron. À ce moment, elle se rappela soudain qu’elle ne reviendrait plus. Elle la reprit donc et la mit dans sa poche.

À côté de la maison, le vieux four qui pendant si longtemps, avait cuit le pain sur et amer et en arrière duquel s’élevait une touffe de hauts tournesols, ouvrait une bouche béante et noire comme s’il eût voulu crier un suprême adieu.

Et à côté, la pelle et le fourgon paraissaient comme les inutiles béquilles d’un infirme devenu irrémédiablement impotent.

Il commença à pleuvoir légèrement, et Charlot recouvrit sa charge d’une toile cirée noire, ce qui donnait à la voiture l’aspect d’un corbillard.

L’on partit.

L’attelage avançait sur la route que Mâço avait suivie chaque dimanche et souvent la semaine, pendant plus d’un demi-siècle, c’est-à-dire depuis son mariage ; la route qu’elle avait suivie lors de la première communion de ses enfants, du mariage de deux de ses fils et de la mort de sa fille Caroline. Aux fenêtres, des gens regardaient passer l’équipage. À chaque ferme, les cultivateurs vaquaient à leurs travaux. Son habit accroché à un pieux de la clôture, Frem Quarante-Sous labourait son champ. Le soc luisant fendait le sol, et l’on respirait une bonne odeur de terre fraîche et de gazon. Les sillons s’alignaient droits et réguliers pour les semailles futures. Tout le monde travaillait. Seuls, la Scouine, Mâço et Charlot s’en allaient…