La Scouine/XXXIV

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Édition Privée (p. 127-134).


XXXIV.



MÂÇO et ses deux enfants se sont installés dans leur petite maison. Comme à la campagne, ils s’éveillent le matin au point du jour, mais comme ils n’ont rien à faire, ils attendent encore dans leur lit jusqu’à six heures, alors que la cloche de l’hospice à la voix lente, triste et voilée, tinte mélancoliquement et les fait sortir de leur couche. Ils se lèvent en même temps que les vieux et les orphelins. Après avoir rôdé quelque temps dans l’habitation, ils se mettent à table sans faim. Ils voient les enfants jouer dans la cour sous l’œil d’une sœur et les vieillards faire quelques pas et s’asseoir sur un banc. Monotone, interminable, s’écoule la journée.

Le soir, à huit heures, la cloche sonne de nouveau et l’hospice gris s’endort. Parfois, l’une des fenêtres donnant sur le cimetière s’ouvre, une tête d’aïeule apparaît, et l’on entend une toux creuse. La nonagénaire jette un moment un long regard sur le champ du repos, sur la terre des morts qu’éclaire la lune jaune et ronde. L’ancêtre songe qu’elle partira bientôt, qu’elle quittera sa chambre, pour aller rejoindre, dans un cercueil, de l’autre côté de la clôture, tous ceux qu’elle a connus, qui sont disparus avant elle.

Et la croisée se referme.

Le silence se fait, et l’on n’entend plus que le bruit de l’eau qui tombe du barrage de la rivière Saint-Louis, bruit qui s’effrite tout le long du jour, mais qui devient plus distinct le soir. Souvent, après souper, Charlot et la Scouine s’endorment sur leur chaise à cette musique.

Deux fois par semaine, le mardi et le jeudi après-midi, les collégiens viennent, sous la surveillance d’un frère, se baigner sous la digue. Charlot et la Scouine en remarquent deux dans le groupe qui portent toujours des sous-vêtements rouges vif qu’ils gardent en prenant leur bain.

Des jours, Charlot s’abîme longuement dans la contemplation de la rivière tortueuse comme une anguille et qui, bordée de sapins et de bouleaux, roule une eau boueuse, verdâtre, presque croupissante. Stagnante comme son existence, songe l’ancien fermier. Tout à côté, est un bois de noyers dans lequel la jeunesse va cueillir des noix les dimanches d’automne.

De l’autre côté de la rivière, presqu’en face de la maison des Deschamps, est une ferme isolée. Les bâtiments en ruines sont toujours entourés de deux ou trois meules qui font de curieuses masses d’ombre, pleines de mystère, lorsque le soir tombe. Cette grange et ces meules dégagent une impression d’indicible désolation.

Près de là, la rivière est traversée par un pont en fer sur lequel passent à toutes les heures du jour et de la nuit, en faisant résonner une cloche automatique, des trains qui transportent on ne sait où, vers quelle destination, des gens que la vie appelle et agite. Ici, on n’attend que la mort.

L’hospice avec ses vieux, la ferme désolée, la rivière et les collégiens qui vont s’y baigner, et le pont avec ses convois, forment le panorama que les Deschamps ont sous les yeux.

Mais la Scouine est satisfaite ou à peu près. Comme elle n’a plus rien à faire, elle assiège le curé et son vicaire. Sous le moindre prétexte, elle va les voir au presbytère. Elle s’arrange pour se trouver sur leur passage lorsqu’ils sortent. Patiente, rusée, elle surgit devant eux au moment où ils s’attendent le moins à la voir. Vulgaire, familière, elle est devenue un véritable cauchemar pour les deux prêtres. Ils la fuient comme le choléra, mais ils ne peuvent réussir à l’éviter, à s’en débarrasser. Chaque fois qu’elle l’accoste, le vicaire rougit. Il regarde autour de lui pour voir si personne n’est là. Cette grossière sympathie qui tourne à la persécution est pour lui un martyre, une torture. Il est tellement agacé qu’il ne peut préparer ses sermons.

Les frères du collège ne sont pas à l’abri des entreprises de la Scouine. Il lui arrive parfois de les aborder sur la rue, de leur flanquer une vigoureuse claque sur l’épaule en leur apprenant qu’il fait une belle journée ou que la pluie menace de tomber.

Des matins de printemps, Charlot malgré ses infirmités et sa jambe boîteuse, se sent des velléités de travail. Il songe au plaisir qu’il aurait à se trouver avec une bonne vieille hache bien aiguisée, devant un tas de piquets de cèdre à appointir. Il lui semble voir la lame luire au soleil alors qu’elle s’abat et qu’elle fait voler de larges copeaux blonds et odorants.

Il se représente aussi la joie qu’il aurait à fendre des éclats pour chauffer le four. Comme ce serait bon ! Même, il serait satisfait de charroyer de l’engrais. Oui, s’éveiller un matin, faire son train, puis, après le déjeuner, atteler le poulain sur le tombereau bleu, et s’en aller devant l’étable, le remplir au tas de fumier qui fermente et d’où s’élèvent dans l’air lumineux de petites colonnes de vapeur. Quel rêve ! Il entendrait chanter le coq et verrait les poules picorer dans la cour. Sa voiture comble, il jetterait une poignée de paille sèche pour s’asseoir, puis, un pied sur le timon et l’autre pendant, il s’en irait conduire la charge au champ et sentirait sous lui la tiédeur de la fumure qui engraissera la terre. Quelle bonne senteur aussi ! Et comme ce serait agréable d’entendre tout-à-coup se briser avec l’éclat de mille verres de cristal, la mince couche de glace qui s’est formée pendant la nuit sur le fossé et que la chaleur du soleil après l’avoir silencieusement sapée, précipite au fond. Ah ! quelle musique ce serait !

Et Charlot plongé dans cette rêverie, se lève pour aller jeter un coup d’œil à la fenêtre, mais il n’aperçoit que le cimetière, la terre qui ne sera jamais labourée, qui ne rapportera jamais aucune récolte, la terre que l’on ne creuse et que l’on n’ouvre que pour y déposer les restes de ceux qui furent des hommes…

Et Charlot s’ennuie. Il s’ennuie désespérément, atrocement.

S’il entend sonner les glas pour des funérailles, vite, il prend son chapeau et se rend sur le perron de l’église pour rencontrer les vivants qui font escorte au mort, les vivants qu’il a connus et qui lui rappellent le temps où il était réellement un homme, le temps où il travaillait.

Les jours de marché, il se rend sur la place publique pour causer avec les cultivateurs. Il s’informe des gens, des récoltes, des travaux, du prix des produits.

Depuis deux ans, il souffre en silence. Jamais il n’a voulu retourner voir la vieille maison où s’est écoulé sa vie, mais depuis quelques jours, la tentation est trop forte, et ce matin, il n’y tient plus. Il faut qu’il aille revoir la terre paternelle. Il ne peut presque pas manger au déjeuner, car jamais de sa vie, il n’a éprouvé une si grande émotion. Il part, et devant l’église, il aperçoit la Scouine qui guette le vicaire qui doit passer pour aller dire sa messe.

Charlot s’en va à travers champs. Tout-à-coup, il se mit à siffler. Et il va, il va. Jamais il n’a marché si vite. Il se sent rajeuni.

Il traverse un petit bois de noyers où il allait gauler des noix à l’époque des labours. Charlot revit le temps où il construisait sa maison, les soirs où il allait rendre visite à la servante des Lussier. Joyeux et toujours sifflant, il enjambe les clôtures. Le voici qui passe près d’un arbre épineux dans lequel il cueillait de bonnes senelles rouges à l’automne. Il aperçoit la vieille maison où s’est écoulée sa vie. Et au même instant, une odeur vient caresser ses narines. Il ne s’y trompe pas, c’est le four que l’on chauffe avec des éclats de cèdre. Bleuâtre, légère, odorante, la fumée s’élève de la cheminée. Charlot se sent tout remué. Il arrive. Un chien jaune accourt et aboie après lui. Bougie, le nouveau propriétaire, qui se dirige vers les bâtiments, rappelle la bête et adresse le bonjour au visiteur. Il s’informe de sa santé. Les deux hommes s’arrêtent pour causer. Bougie annonce à Charlot qu’il est à poser une nouvelle couverture à la grange. Le travail est déjà fort avancé. Une bonne journée d’ouvrage, et tout sera fini. Charlot s’offre à donner un coup de main pour terminer la besogne. L’autre enchanté, accepte. Et Charlot enlève son habit, son gilet, et grimpe sur l’échelle. Le fils Bougie, un garçon de douze ans, monte le bardeau de cèdre qu’il a préalablement plongé dans un cuve remplie d’eau, pour l’empêcher de fendre en le clouant. L’on respire une agréable odeur de bois fraîchement scié, et l’on entend les marteaux qui cognent, qui enfoncent les clous.

En bas, la fermière porte sa pâte au four, pendant que sa fille Zéphirine, surveille la cuisson du savon qui bout dans un immense chaudron suspendu par une chaîne à une perche posée horizontalement sur deux pieux.

De leur poste élevé, Bougie et Charlot dominent la campagne. Ils voient les fermiers au travail. Les uns charroient du fumier, d’autres labourent, celui-ci répare une clôture, celui-là plante des pommiers. En voici un qui se bâtit une remise, et un autre qui répare un pont sur un fossé. Partout, c’est le travail, l’activité, la vie.

À midi, les deux hommes descendent pour dîner.

La fermière, vive, plaisante, aimable, a fait une omelette au lard et elle apporte sur la table un gros pain blond, chaud et odorant, qu’elle vient de sortir du four. La croûte est de la belle couleur du blé et la mie est blanche et appétissante. Charlot mange avec la famille Bougie, mais malgré toute la cordialité qu’on lui témoigne, les bouchées lui restent dans la gorge. Il se sent un étranger dans la vieille maison où il a vécu pendant si longtemps. Il a le cœur à l’envers.

Le repas fini, l’on retourne au travail, pour finir la tâche au plus tôt. De nouveau, les marteaux font résonner l’air. Ils luisent au soleil et frappent dru. Vers quatre heures, l’on a posé les derniers rangs de bardeaux et l’on passe maintenant une couche de goudron fondu sur la toiture pour lui assurer plus de durée. Le mélange noir, fumant, répand une odeur plutôt agréable.

Maintenant, la journée est finie.

La fille Bougie est occupée à trancher en gros morceaux son savon sentant la graisse et la potasse qu’elle serrera dans le grenier dès qu’il sera suffisamment sec. Il y a là la provision d’un an. La mère et son fils sont à traire les vaches.

Le fermier et Charlot causent en attendant le souper.

De nouveau, l’on se met à table. La femme sort le pain blanc, léger et savoureux qu’elle a cuit le matin. Charlot le mastique gravement, lourdement. C’est étrange. Il a bien travaillé, mais il n’a pas faim. Il ne mange pas avec appétit. Plus que jamais, il a l’impression d’être un étranger dans cette maison où s’est écoulée sa jeunesse, où son père est mort. Oui, malgré le spectacle des champs, la vue des bâtiments, des arbres familiers, et des voisins d’autrefois, ce n’est plus la même chose. C’est que ce soir, dans une heure, il retournera au village reprendre sa monotone existence de petit rentier. C’est que demain, il s’éveillera sans but, sans occupation, en se demandant comment il pourra bien tuer le temps. C’est qu’il en sera ainsi toujours et toujours. Il a renoncé à la terre pour aller goûter le repos, la vie facile, et il n’a trouvé que l’ennui, un ennui mortel, dévorant. Il ne vit pas ; il attend la mort. Et pendant que le fermier Bougie et sa famille dévorent les piles de pain blanc, Charlot, dans le soir qui tombe sur la campagne, dans ce soir de sa triste vie, évoque avec regret les jours où, après le dur travail, avant d’aller se coucher dans le vieux sofa jaune, il soupait de pain sur et amer marqué d’une croix.


1899 — 1917