La Semaine de Mai/Chapitre 11

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Maurice Dreyfous (p. 70-75).


XI

LES INCENDIES

Je suis arrivé au terme de la première période de la répression : celle qui embrasse les deux premiers jours de l’entrée des troupes (du dimanche 21 au mardi 23 mai).

Mes récits ont surpris un certain nombre de personnes. Beaucoup de gens ignoraient ou avaient oublié comment Paris a été traité. Un journal conservateur m’a même reproché de conter des « légendes » nées dans les colères de l’exil ou de la déportation. On ne peut dire plus faux. L’exil et la déportation sont les dernières sources d’information auxquelles on peut songer à puiser pour cette partie de l’histoire. Les insurgés, enfermés dans la partie de Paris encore au pouvoir de la Commune, ou cachés quand ils se trouvaient dans les quartiers occupés par les troupes, savent mal ce qui s’est passé alors.

Il suffit pour s’en convaincre de parcourir les livres qu’ils ont publiés à l’étranger. Ils se font une idée énorme des exécutions ; mais ils ne fournissent pas de faits. Le plus complet des historiens communalistes, M. Lissagaray, se borne, sauf un seul cas, à ce qu’il trouve dans les journaux de Versailles ; encore n’en a t-il qu’un petit nombre. C’est dans ces journaux, c’est dans la partie de la population restée en dehors de la Commune, c’est dans la mémoire de cent mille témoins de hasard qui n’avaient pas de motif pour se cacher, que cette histoire est éparse, et que j’ai pu en trouver les fragments.

En France, on n’a jamais pu ou jamais voulu dire la vérité sur ces jours sinistres ; mais les journaux étrangers, même les journaux conservateurs, la disaient. Le Times n’est pas suspect : ses colonnes sont pleines des jugements les plus sévères sur la Commune ; on sait l’exactitude de ses informations ; il ne propageait pas de « légendes de l’exil ». Eh bien ! un de ses correspondants qui lui écrit de Versailles, 23 mai, termine la description des traitements infligés aux prisonniers par ces mots :

« Quelle différence, alors, y a-t-il entre les partisans de la Commune et ceux du gouvernement de Versailles ? » (Times du 26 mai 1871).

Une correspondance insérée dans le numéro du 27, dit :

« Le parti de l’ordre dont la couardise fut la principale cause de la guerre, se distingue maintenant par sa férocité… »

Et, le même jour, un des leading articles contient le passage suivant :

« Les menaces du gouvernement de Versailles, les récits apportés à Paris de l’exaspération de la foule aux environs, remplissent l’armée de la Commune de la conviction qu’il ne lui reste plus qu’à mourir. Quand la véritable histoire de cette semaine sera connue, il sera prouvé, à notre avis, que les insurgés ont raison de penser de la sorte. La férocité déployée des deux côtés n’a jamais été dépassée même dans les annales de Paris… »

Ainsi parlaient des témoins ou des écrivains bien informés, étrangers à toutes les passions de la guerre civile, et n’ayant d’autre intérêt que de renseigner exactement leurs lecteurs.

Jetons un coup d’œil en arrière :

Nous avons vu l’armée, à peine entrée dans Paris, fusiller ou les vaincus, ou les « suspects » ; fouiller les maisons ; diriger sur Versailles d’énormes convois de prisonniers, et cela de parti pris, en vertu d’ordres précis, sous les yeux et par la volonté des chefs, alors qu’il n’y avait encore du côté de l’insurrection, ni incendie, ni massacre dans les prisons.

Cependant elle avançait lentement, très lentement : arrêtée pendant deux jours au centre, devant la place de la Concorde et la rue Royale ; s’étendant aux ailes, à Montrouge et à Montmartre ; formant la moitié d’un cercle qui se resserrait graduellement, laissant derrière lui le sol jonché de cadavres.

L’autre moitié du cercle était formée par les Prussiens.

Dès l’entrée des troupes, ils coupaient les communications, élevaient des barricades, mettaient des postes partout. Ordre de tirer sur quiconque essayerait de franchir les lignes quel qu’il fût. La consigne était si rigoureuse, que le premier jour, un petit bateau à vapeur qui faisait le service de Suresnes au Pecq ayant voulu faire le trajet comme d’habitude, un poste allemand tira sur lui et tua des passagers.

Dans les communes suburbaines, les Prussiens firent des décharges sur les foules désarmées.

Telle était la situation des vaincus. Ils étaient pris dans un mur mobile de fusils, de baïonnettes et de canons : le mur se resserrait sur eux de jour en jour, d’heure en heure : la ligne de massacre se resserrait avec lui. Pas une fissure pour s’échapper. Il y eut des battues dans les égouts. Il y en eut dans les catacombes. Les malheureux qui s’y hasardèrent, tombèrent dans les mains des vainqueurs, ou se perdirent et moururent de faim.

Edgard Poe a imaginé quelque chose d’analogue dans un conte terrible intitulé : l’Inquisition. C’est l’angoisse du malheureux qui voit descendre sur lui, de millimètre en millimètre, seconde par seconde, un pendule d’acier dont la pointe le déchirera ; ou les murs de son cachot se rapprocher avec lenteur pour l’étouffer. Seulement, ici, le supplice s’appliquait à la seconde ville du monde, et durait une semaine.

On devinerait, si on ne le savait pas, la folie furieuse que cela développa soit parmi les insurgés, soit même dans la population. Il y avait dans ce cercle de mort, des hommes exaspérés, exténués, se battant jour et nuit, la figure noire de poudre, mangeant à peine, ne dormant plus, ne se soutenant plus que par la fièvre du combat et par la surexcitation de l’alcool, et ils étaient traqués de rue en rue, de barricade en barricade, enfermés dans un espace toujours plus étroit, certains que dans quelques heures ou dans quelques jours, leur corps irait grossir les tas de cadavres. Au bout de quarante huit heures, une fureur aveugle s’empara d’eux, et alla toujours grandissant.

Le mardi, vers le soir, les premiers incendies étaient allumés rue Royale et rue de Lille ; puis les Tuileries brûlaient ; puis le Palais-Royal, la Préfecture, le Palais de Justice, l’Hôtel de Ville ; les flammes jaillissaient de tous côtés, et une pluie de cendres et de paperasses brûlées allait tomber sur toute la banlieue. Des Parisiens commettaient ce crime énorme de brûler Paris.

Dans la nuit du 23 au 24, Raoul Rigault fait exécuter à Saint-Pélagie Gustave Chaudey et quatre gendarmes. Mais les fédérés ont encore horreur du crime auquel il les oblige. Ils refusent d’abord, essayent de tirer à côté.

Dans la nuit du 24 au 23, les otages sont fusillés à la Roquette : déjà les exécuteurs n’hésitent plus.

Le 25, avenue d’Italie, on fusille, dans une scène affreuse, treize religieux ou laïques appartenant à la maison des Dominicains d’Arcueil ; et la foule prend part au massacre.

Le 26 a lieu l’horrible tuerie de la rue Haxo, qui fait quarante-sept victimes. Le massacre continua le 27.

On peut suivre dans les incendies et dans les fusillades la sinistre progression de la rage désespérée des vaincus à mesure que le cercle d’extermination se resserre sur eux.

Il n’entre pas dans mon cadre d’examiner en détail ni ces exécutions, ni les incendies. Il y aurait pourtant, sur ces derniers, bien des vérités neuves à dire. Quelle a été la part de l’insurrection ? Quelle a été celle d’excitateurs appartenant à d’autres partis ? Quelle a été celle des haines ou des intérêts privés ? Quelle a été enfin la part de la folie contagieuse qui a sévi dans la foule au milieu de ce bouleversement affreux ? Ce serait le sujet d’une étude spéciale. Je ne veux pas l’aborder ici.

Il y a en pareil cas, une terrible réciprocité entre les excès commis par les deux partis. L’incendie répond au massacre : le massacre est doublé par l’incendie. Le lecteur pourra en juger dans la seconde période que nous allons aborder : c’est-à-dire dans les deux ou trois jours qui suivirent, jusqu’au moment où l’insurrection enfermée entre la Bastille, la Seine et les fortifications, livra là son dernier combat. La prise de cette dernière forteresse de la Commune forme elle-même la troisième période de la semaine.

À dater du mardi, le massacre devient trop vaste pour que nous puissions continuer à l’examiner quartier par quartier. Il faut classer l’extermination. Je raconterai successivement les tueries après le premier moment du combat, les exécutions éparses qui suivaient les fusillades dans les endroits spécialement réservés au rôle d’abattoirs, les cours prévôtales plus ou moins organisées et enfin le voyage des prisonniers à Versailles, et leurs épreuves à Satory.