La Semaine de Mai/Chapitre 10

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Maurice Dreyfous (p. 66-70).


X

LE No 6 DE LA RUE DES ROSIERS

Les témoignages m’arrivent de toutes parts sur les exécutions de Montmartre : à quoi bon multiplier les détails ? On peut se faire une idée, maintenant, de ce que fut la prise du XVIIIe arrondissement : massacre au moment de la victoire, morts de hasards, exécutions éparses, passants soupçonnés, collés au mur, les maisons fouillées, les habitants arrêtés jusque dans leurs caves, les troupes succédant aux troupes, et les soupçons, les alertes, les menaces, les arrestations se renouvelant à chaque détachement nouveau, les convois de prisonniers laissant eux-mêmes des cadavres sur leur route… voilà le tableau dont j’ai indiqué quelques traits. Je ne puis pourtant terminer cette ébauche de la répression à Montmartre, sans y ajouter le plus tragique de tous ces épisodes.

Il y avait alors, 6, rue des Rosiers, une maison qui en a su long sur l’horreur des guerres civiles. Maison petite, basse, en recul sur la rue, reconnaissable à la marquise qui abritait la porte, avec un de ces pauvres jardins bourgeois, étriqués et malingres, qui verdissent tristement dans les quartiers excentriques. L’éternelle allée de tilleuls, sous laquelle l’ombre moisit, occupait un des côtés. Le reste était partagé en compartiments par des treillages dont les portes avaient des sonnettes. À chacun son jardinet, avec quelques pieds de fleurs et un massif de groseilliers. D’un côté, une grille ouvrait sur un vaste horizon de plaine avec des fumées, des toits en zinc, et de cheminées d’usines en briques. D’un autre côté surgissait un grand mur avec des arbres fruitiers en espalier.

C’est dans ce jardin que les généraux Clément Thomas et Lecomte étaient tombés le 18 mars. Menacés, étouffés par la foule dans une des pièces du rez-de-chaussée, soudain ils furent emportés par une poussée furieuse, bousculés, jetés au mur, massacrés. Un maître, M. Alphonse Daudet, qui a visité le jardin quelque temps après leur mort, l’a décrit tel qu’il l’a vu, encore tout saccagé par cette scène affreuse : les clôtures à terre, en pièces ; le jardin piétiné, ravagé, plein de débris ; le mur grêlé d’éraflures de balles, avec des lattes d’espalier rompues et des branches de pêcher cassées où des fleurs roses essayaient de s’ouvrir.

Ainsi commença le printemps pour ce jardin. Voici comment il s’acheva.

Quand l’armée arriva, elle sembla croire, par je ne sais quel mysticisme de répression que la rue même fût criminelle, et que chacun de ses habitants eût sur lui une éclaboussure du sang de Clément Thomas et de Lecomte. On fusilla largement. Puis l’on s’installa au no 6 (le lecteur y a déjà vu amener de malheureux pris de côté et d’autre) ; on fit aux mânes des deux généraux d’affreux sacrifices ; et le jardin vit des scènes de torture et de mort dont l’invention barbare et superstitieuse était digne du onzième siècle.

Les prisonniers étaient amenés là de tous côtés : quels prisonniers ? Tous ceux que le soupçon ou la délation désignait à des troupes furieuses ; tous ceux qu’on arrêtait pour une vareuse, pour un pantalon, pour une paire de souliers ; tous les habitants des maisons qu’on vidait de la cave au grenier ; tous ceux que la colère aveugle d’un caporal pouvait faire saisir pour un regard de travers ; tous ceux qu’une vengeance particulière faisait signaler par un voisin ; à un moment où toutes les dénonciations étaient accueillies. Les prisonniers étaient entassés dans ce jardin. Et là il leur fallait demander pardon pour le crime qu’ils n’avaient pas commis. Pardon à quoi ? — Au mur, à sa face de plâtre, à l’espalier rompu, aux éraflures de balles.

Cette humiliation stupide devant les choses inanimées était un système chez les vainqueurs ; nous verrons plus tard des prisonniers forcés à s’agenouiller en passant devant les églises pour leur demander pardon de l’impiété de la Commune, ou à saluer les grilles de Versailles, « la ville de Louis XIV », comme ne manquaient pas de le faire remarquer certains officiers, pour demander pardon au souvenir du despote, des révolutions que la France a traversées depuis : ici, la torture se joignait à l’humiliation.

Il fallait que le prisonnier prosterné dégradât son front d’homme dans la poussière, — non pas un instant, mais de longues heures, une journée entière. Deux rangées de malheureux, où il y avait des vieillards, des enfants et des femmes, étaient soumis à cette souffrance, pour faire amende honorable à des platras. Le sol blessait leurs genoux, la terre souillait leur bouche et leurs yeux, leurs articulations raidies s’ankylosaient, une insupportable souffrance brûlait leur gorge desséchée et leur estomac vide, le soleil brutal de mai tapait sur leurs nuques découvertes ; et si quelqu’un bronchait, si une tête se relevait, si un genou essayait de se dérouiller, des coups de crosse remettaient le rebelle dans la posture obligée.

Quand le supplice était terminé, on désignait un certain nombre de malheureux, et on les conduisait sur la butte où ils étaient fusillés. Les autres allaient à Satory.

Plusieurs personnes m’ont raconté Cette scène navrante. — Un officier de l’armée en avait parlé à un de mes amis. Un témoin oculaire a fourni, sur elle, autrefois, les détails les plus précis au député de Montmartre. C’était M. D…, son secrétaire, qui habitait le no 2, et dont les fenêtres dominaient le jardin de la rue des Rosiers. Il donnait des détails navrants, qui auraient été incroyables, s’il y avait eu quelque chose d’incroyable à cette triste époque.

Mais voici un témoignage plus inattendu : la scène a été décrite, dès 1871, en plein état de siège, par un journal gouvernemental, le Bien public. On sait que le rédacteur en chef du Bien public était alors un des amis de M. Thiers, et qu’il détestait l’insurrection au point de se faire honneur d’avoir tué, dans le combat, lors de l’entrée dans Paris, plusieurs insurgés de sa main. C’est un mois après, le 23 juin 1871, que le journal publiait des détails rétrospectifs sur la rue des Rosiers. On devine dans quel esprit et avec quelle atténuation il pouvait le faire. Eh bien ! voici ce qu’il dit :

« On avait installé dans cette maison si tristement célèbre une prévôté présidée par un capitaine de chasseurs. Comme les habitants du quartier rivalisaient de zèle pour dénoncer les insurgés, les arrestations étaient nombreuses. Au fur et à mesure que les prisonniers arrivaient, ils étaient interrogés.

» On les contraignait à se mettre à genoux, tête nue, en silence, devant le mur au pied duquel les infortunés généraux Lecomte et Clément Thomas ont été assassinés. Ils restaient ainsi quelques heures, jusqu’à ce que d’autres vinssent les remplacer. Bientôt, pour supprimer ce que cette amende honorable pouvait avoir de cruel, on fit asseoir les prisonniers à l’ombre, mais toujours en face du mur dont l’aspect les préparait à la mort, car peu de temps après, les principaux coupables d’entre eux étaient fusillés.

» On les menait à quelques pas de là, sur l’autre versant de la butte, où se trouvait, pendant le siège, une batterie dominant la route de Saint-Denis. »

Je ne sais pas d’exemple qui montre mieux ce que devient l’homme civilisé dans le vertige de la guerre civile. Ne dirait-on pas un acte commis au temps barbare du premier moyen âge, au temps où le vainqueur bâtait son ennemi prisonnier, et, avant de le tuer, le chevauchait comme une monture ?

C’est ainsi qu’à deux reprises, le même printemps, à la même place, des Français du dix-neuvième siècle ont agi en sauvages. Que ceux qui croient qu’il peut rester des guerres civiles autre chose qu’une impérieuse et terrible nécessité d’apaiser, par l’effacement, les souvenirs hideux de ces époques de folie et de sang, que ceux-là songent au jardin de la rue des Rosiers !