La Semaine de Mai/Chapitre 25

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Maurice Dreyfous (p. 161-166).


XXV

LES ABATTOIRS. — LE COLLÈGE DE FRANCE

J’arrive au plus horrible : à ces lieux d’exécution où l’on tuait régulièrement, sans relâche. Il y en avait de toutes sortes : depuis la mairie ou la caserne, où un officier quelconque s’installait pour faire le triage des prisonniers et pour choisir les victimes, jusqu’à la cour martiale ayant une apparence d’organisation, offrant un mensonge de tribunal et prononçant des sortes de verdicts d’après le code sanglant du massacre, où il n’y avait qu’une peine : la mort.

Il y eut, dans Paris, beaucoup d’abattoirs de ce genre ; et là ce n’était plus une tuerie isolée, quelques heures de férocité : le sang y coulait sans cesse pendant de longues journées, au milieu de Paris conquis, loin du bruit du combat.

J’ai déjà dit que deux de ces « abattoirs » avaient été établis dès le lendemain de l’entrée des troupes, dès le lundi 22 mai, à l’École militaire et au parc Monceau ; nous allons en retrouver beaucoup d’autres. Plus tard, quand nous serons arrivés à la dernière période de la répression, à la prise de Belleville, nous en trouverons de plus affreux encore. Je n’ai pas la prétention de les énumérer tous ; mais j’en passerai en revue un certain nombre. Un premier exemple, celui du Collège de France, dont les journaux du temps ne parlent pas, que je sache, mais sur lequel j’ai eu les détails les plus précis, permettra de juger ce qu’étaient ces centres de tuerie.

Je suis ici le récit d’un témoin dont j’ai déjà entretenu mes lecteurs : c’est un peintre de talent, M. Raoul Forcade, fils du célèbre écrivain de la Revue des Deux-Mondes. M. Forcade avait alors dix-neuf ans ; il habitait le quartier des Écoles. Dès que le combat eut cessé dans le quartier et que les rues furent libres, il sortit de chez un ami chez lequel il avait trouvé un refuge pendant la lutte, 15, rue Champollion ; il poussa jusqu’au Palais de Justice, alors en feu. Quand il revint, vers sept heures du soir, à la barricade qui faisait le coin de la rue Saint-Jacques et de la rue des Écoles, il entendit crier : « Halte-là ! qui vive ! » Il répondit : « France ! » Il vit les fusils de la barricade s’abaisser sur lui. Un lieutenant s’approcha et lui demanda où il allait, et comme il répondait qu’il rentrait chez lui : « Suivez-moi ! » dit brutalement l’officier. Il obéit et fut conduit au Collège de France.

C’est ainsi qu’on arrêtait les gens, en ce temps-là.

Notez qu’on ne lui demanda même pas son nom, et qu’il n’était qu’un passant dont on s’emparait sur la mine. Mais ce passant, une fois arrêté, devenait suspect : une fois dans le tas, c’était un « insurgé », et rien n’indiquait s’il était de ceux qu’on avait pris sur une barricade.

La cour du Collège de France était remplie de prisonniers, la plupart en blouse et en pantalon de toile ; ce n’étaient donc pas des fédérés. Ces malheureux étaient parqués là comme des bestiaux. Tous étaient debout et devaient rester debout, sans broncher. Il était défendu de se coucher ou de s’asseoir. Il y avait parmi les prisonniers de malheureuses femmes, quelques-unes les bras chargés d’un enfant endormi. Une mère allaitait un nouveau-né.

Ce n’est pas dans la cour qu’on faisait entrer les personnes qu’on amenait : elles s’arrêtaient, et M. Forcade s’arrêta, à la loge du concierge. Cette loge comprend deux pièces. Dans la première, le colonel Robert, mort depuis général à Rouen en 1878, avait installé un tribunal de son autorité privée. Il avait avec lui un capitaine de gendarmerie, un capitaine des gardiens de la paix, deux capitaines de la ligne et un sous-lieutenant faisant les fonctions d’état-major.

Dans la seconde pièce dormaient deux gendarmes. M. Forcade fut amené dans la première pièce. Il s’y trouva mêlé à d’autres prisonniers, attendant comme lui leur tour. Les interrogatoires allaient vite. Les malheureux arrivaient tremblants, interdits, blêmes, le cerveau bouleversé, les genoux fléchissant, le gosier serré et ne laissant plus passage à la voix. Pressés de questions, brutalisés, ayant à peine le temps de placer une réponse, balbutiant à peine quelques paroles incohérentes, ils étaient jugés en un tour de main, avant de s’être reconnus. — « Avez-vous fait partie de la Commune ?….. » disait le colonel au prisonnier. Puis, brusquement, sans attendre que l’accusé eût rien dit : « Vous en étiez ; cela se voit à votre mine. — Votre âge ? Votre nom ? Avez-vous des papiers ?… C’est bien !… Allez ! » — Le mot « allez ! » était terrible : c’était la condamnation capitale.

Des soldats emmenaient le prisonnier. Puis on entendait deux ou trois détonations lointaines.

Il y avait bien peu de prisonniers épargnés. Ceux-là l’étaient sur leur physionomie. C’était le seul indice dont un tribunal aussi pressé pût tenir compte. Dans ce cas, on les conduisait dans la cour. Les prisonniers que M. Forcade y avait vus en entrant étaient les acquittés. Ceux-là devaient être conduits à Versailles ; et s’ils n’ont pas été fusillés plus tard ni sur la route, ni à Satory, ils ont peut-être survécu.

M. Forcade ne put se rendre un compte exact de toutes ces choses que plus tard. Il ne comprenait pas encore ce qu’on faisait des prisonniers qu’on emmenait. Personne ne prévoyait le massacre qui eut lieu : on avait bien vu les cadavres dans les rues ; on avait pu assister à quelque exécution, mais comment croire à cette tuerie régulière et méthodique ? D’ailleurs, on raisonne peu dans de semblables moments : les idées tourbillonnent dans le crâne ; on se sent une vague stupeur, une sorte de fatalisme inerte. Pourtant, M. Forcade eut la présence d’esprit de profiter du spectacle qu’il avait sous les yeux. Il voyait l’importance que pouvait avoir un document qui établit l’identité du prisonnier. Il avait un permis de chasse sur lui, il le mit à part pour le produire. Puis, il voyait les malheureux jugés sur leur épouvante, sur leur figure bouleversée, sur leur parole inarticulée. Il se prépara à répondre nettement. Quand vint son tour, il sut s’expliquer. On lui demanda ce qu’il faisait : « Élève de l’école des Beaux-Arts. » — La vérité est que M. Forcade n’y était pas encore, mais qu’il comptait y entrer, dans l’atelier d’un peintre fort célèbre pour son exécution minutieuse et l’ingéniosité de ses compositions. Au nom de ce peintre, le colonel Robert s’écria : « Mais, c’est mon cousin !… Comment vous a-t-on arrêté ? » C’est ainsi que M. Forcade fut tiré d’affaire.

Pourtant, le colonel ne le laissa pas partir. « Il est plus prudent que vous restiez avec nous… Asseyez-vous là ». Et M. Forcade continua à assister, mais en spectateur désintéressé, à la séance de cette étrange cour martiale. Parmi ceux qu’il vit juger à partir de ce moment, deux seulement furent épargnés. Quant aux autres, on les voyait partir sous une escorte de soldats : puis on entendait les détonations lointaines que M. Forcade avait déjà remarquées : c’est à ce moment, et en les voyant se reproduire constamment à un intervalle régulier après le départ des condamnés, qu’il les comprit. Il demanda au colonel quel était ce bruit de fusillade ; il reçut cette réponse faite d’un ton brutal : « Cela ne vous regarde pas. »

C’était un spectacle sinistre ; M. Forcade était impatient d’y échapper. Il y avait déjà plusieurs heures qu’il était dans la loge de concierge où la justice du massacre tenait ses assises. Vers minuit, il demanda au commandant la permission de se retirer. « Ne pouvez-vous donc pas veiller comme nous ? » lui répondit l’officier. Et sur la réponse de M. Forcade qu’il était brisé de fatigue, il lui désigna la pièce du fond. Les deux gendarmes y ronflaient magistralement. M. Forcade se coucha près d’eux. Longtemps encore, à travers une somnolence douloureuse, enfiévrée par tous les souvenirs de cette soirée terrible, il entendit, mêlés au soufflet d’orgue de ses deux compagnons, les interrogatoires voisins des prisonniers et les détonations lointaines des fusillades ; puis la lassitude l’emporta, et le sommeil, vint.

Quand il se réveilla, le lendemain matin M. Robert condamnait encore : il avait condamné toute la nuit !

M. Forcade ignorait s’il était encore prisonnier : il ne tenait pas trop à s’enquérir de sa situation exacte. Une insistance maladroite de sa part, un caprice de juge pouvaient au moins le faire garder et envoyer à Versailles. Le concierge du Collège, qui avait été délogé pour quelques heures, vint reprendre quelques objets. M. Forcade profita de l’occasion et se glissa avec lui jusque dans la rue.

J’ai déjà dit comment il vit, quelques instants après, au coin de la rue des Écoles et de la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, un véritable charnier dans un renfoncement assez vaste. Les cadavres qui se trouvaient là étaient ceux des prisonniers qu’on jugeait au Collège de France.