La Semaine de Mai/Chapitre 26

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Maurice Dreyfous (p. 166-172).


XXVI

LES ABATTOIRS
(suite)

Les mairies étaient, dans Paris, des centres naturels où l’on devait organiser la répression. À mesure qu’elles tombaient au pouvoir de l’armée, des autorités d’occasion s’y installaient. J’ai déjà eu à en citer plusieurs exemples : j’ai montré, dans le VIIIe arrondissement, des officiers de la garde nationale de l’ordre expulsant un jeune homme muni des pouvoirs de M. Barthélémy Saint-Hilaire ; dans le Ve arrondissement, on a vu un officier d’état-major, ami de M. de Villemessant ; et à Montmartre, le colonel Perrier, doublé d’un délégué civil, ancien coulissier, aussi cruel, aussi menaçant que le colonel était modéré.

Naturellement, c’était aux mairies qu’on amenait les prisonniers : et partout où l’on amenait des prisonniers, il y avait des exécutions. Le Siècle, cité par la Patrie du 28 mai, dit :

« Dans quelques-unes des mairies réoccupées par les anciens maires, on a institué des cours martiales qui fonctionnent en permanence. »

Et il cite une mairie, où, dans la salle de la justice de paix, « trois officiers en costume civil siègent, entourés par des gardes nationaux et interrogent toutes les personnes suspectes arrêtées dans l’arrondissement depuis que la lutte est terminée. »

Il est probable que dans aucune mairie, il n’y eut de tuerie comparable à celle qui se fit à la mairie du Panthéon. Elle était « bondée de cadavres » me dit un témoin oculaire.

Un autre m’a écrit le fait suivant : Un officier entre dans la cour avec M. B…, chevalier de la Légion d’honneur. Un vieillard légèrement blessé y avait passé la nuit au milieu des morts. Il était devenu fou, et souriait en plongeant sa main dans une tabatière vide. « En voilà un, dit M. B…, auquel Dieu a bien réellement fait grâce. » L’officier, sans mot dire, s’approcha du vieillard et lui brula la cervelle.

Mais il y avait bien d’autres centres d’exécutions que les mairies. D’abord, sur la rive gauche, la prison du Cherche-Midi. « Chaque jour, le matin, surtout, m’écrit-on, on y a fusillé des malheureux et plusieurs femmes. Notamment, une pauvre jeune fille de dix-huit ans ; employée dans un magasin de la rue Tronchet, accusée d’avoir voulu empoisonner des soldats en leur donnant à boire… On fusillait dans le coin nord de la cour extérieure de la prison… Une tapissière emportait les cadavres au cimetière Montparnasse. Elle prenait par la rue du Regard et la rue de Rennes. Et la route était tracée tout du long par de larges et nombreuses gouttes de sang… »

Les exécutions se continuèrent pendant le mois de juin. « À dater du 10 juin, m’écrit M. le docteur Robinet, sur les réclamations des voisins, on ne fusilla plus de jour, ni dans les cours, mais de nuit et dans les caves. » J’ai entendu moi-même, pendant longtemps, le sinistre roulement des fusillades.

On amena aussi des prisonniers du Ve arrondissement à l’Ecole polytechnique, pour les fusiller.

S’il est un quartier qui semblait devoir être exempt d’exécution, c’est le XVIe arrondissement. Il était fort opposé à la Commune ; il fut le premier occupé, et par surprise, presque sans combat. Pourtant l’arrondissement eut son abattoir. « La prévôté, me dit un honorable négociant du quartier, était établie 22, rue Franklin. On y amenait sans cesse des malheureux pris à la suite d’une dénonciation. » La manière dont se faisait la fusillade était affreuse. Le peloton d’exécution manquait. Un vieux sergent de ville était réduit à tout faire seul. Mettre les victimes au mur était impossible : à chaque coup manqué, ç’aurait été une poursuite. Il les attachait avec une courroie à un prunier qui se trouvait dans la cour et il tirait à la cible jusqu’à ce que le malheureux fut mort. Les cadavres étaient portés au cimetière de Passy.

On exécutait aussi :

À Montmartre, dans deux endroits différents, près de la rue des Rosiers et près du Château-Rouge ; j’ai déjà eu occasion de parler de ces deux endroits.

À l’hôpital Lariboisière. — Un interne, alors attaché à l’hôpital, et aujourd’hui pharmacien à Paris, a vu faire des exécutions, tous les jours, sous les fenêtres de l’hôpital, dans les terrains vagues situés boulevard Magenta et où l’on a fait, depuis, des constructions.

À la gare du Nord. — J’ai déjà parlé de la hideuse fosse commune établie en face du café du Delta. Voici ce qu’en dit la Liberté du 5 juin : « Hier soir et ce matin on s’est occupé d’inhumer les cadavres des fédérés entassés dans le terrain vague situé en haut de la rue Rochechouart, en face du café du Delta, Ces cadavres sont en grande partie ceux des insurgés fusillés à la gare du Nord. »

À la Caserne de la Cité, aujourd’hui la préfecture de police, on amenait, m’écrit-on, les victimes liées deux à deux par le piquet, et on les canardait. Un malheureux avait échappé à la première décharge, pendant que son compagnon de corde était tué raide. Il essayait de courir, et de fuir les balles en traînant ce cadavre !

À la caserne du Prince-Eugène. — Un traiteur de la rue Notre-Dame-de-Nazareth s’était caché dans sa cave pendant toute la Commune. L’arrivée de l’armée fut pour lui une fête. Il voulut la célébrer par un déjeuner extraordinaire. Deux amis surviennent : il les invite. Entre un caporal ; « Notre lieutenant a à vous parler. — Que me veut-il ? — Je n’en sais rien ». (C’était probablement une dénonciation d’un ennemi personnel.) Le traiteur part ; ses deux amis l’accompagnent. La femme dit : Je te suis, et monte se chausser. Puis elle cherche à les rattraper. On lui dit qu’ils sont partis pour la caserne du Prince-Eugène ; elle y court et voit les trois cadavres.

À l’ambassade d’Autriche. — La Liberté nous apprend qu’il y avait là une cour martiale. Il est vrai que, dans son numéro du 5, ce journal crut devoir faire une rectification pour affirmer que les cours martiales n’ordonnaient aucune fusillade.

« De nouveaux renseignements modifient sur certains points les détails que nous avions donnés dans le numéro de la Liberté d’avant-hier sur le fonctionnement des cours martiales, et notamment à l’ambassade d’Autriche, rue de Grenelle-Saint-Germain.

» Ces conseils ont pour but d’opérer un premier triage afin de ne pas prolonger la captivité de ceux qui après l’interrogatoire sont reconnus innocents.

» Aucune condamnation n’est prononcée contre les autres, et aucune exécution n’a lieu par conséquent. »

Cette rectification s’appliquant aux cours martiales, c’est-à-dire au Châtelet, au Luxembourg, au Collège de France comme à l’ambassade d’Autriche, est une des choses les plus hardies qu’on ait écrites alors.

On fusillait encore à la Bourse. On lit dans le Français, pour la journée du 25 :

« C’est à la Bourse qu’a eu lieu le plus grand nombre d’exécutions des insurgés pris les armes à la main. On attachait aux grilles ceux qui voulaient résister. »

On fusillait aussi à la caserne des municipaux, à côté de la mairie de la Banque. Quand M. Ulysse Parent, aujourd’hui membre du conseil municipal, fut arrêté pour la première fois le jeudi 25 (c’est de lui que je tiens ces détails), il fut conduit à la mairie de la Banque, où il fut interrogé par le colonel Quevauvilliers. Après (quelques questions, celui-ci dit : « On va examiner votre cas à côté. » Et il l’envoya à la caserne. En entrant, il aperçut dans un coin une pile de cadavres. J’ai déjà raconté qu’on lui montra parmi ces cadavres un prétendu Lefrançais. Peu s’en fallut que M. Ulysse Parent ne grossît de son corps ce sinistre charnier. Par bonheur, il rencontra là un aide-major de la garde nationale qui le tira d’affaire. Les journaux du temps mentionnent un assez grand nombre d’exécutions à cette caserne.

Les exécutions de la place Vendôme ont été plus nombreuses. On y faisait converger les prisonniers des divers points de Paris ; on les y enfermait passagèrement. Une prévôté y était installée.

Quand la troupe entra rue de Valois, on fit prisonnier tout ce qu’on trouva dans la maison du Rappel, y compris les locataires de la maison et l’imprimeur, M. Balitout. Je tiens de M. Balitout et d’un de mes anciens collaborateurs, le récit de leur voyage à Versailles. Ils furent conduits d’abord place Vendôme. La place avait l’aspect d’un camp. Les barricades étaient encore debout, seulement on y avait ménagé des passages. À droite, en entrant, ils virent « une pile comme les piles de bois, dans les chantiers, seulement elle était faite de cadavres. » Un officier leur dit qu’on allait leur faire « leur affaire ». Un officier supérieur donna un contre-ordre et les fit conduire dans une cave où il y avait déjà des prisonniers. De leur cachot, ils purent entendre les détonations des fusillades.

J’ai déjà cité, en parlant des pétroleuses et des empoisonneuses, le passage du Times du 29 mai, parlant des prisonnières qu’on allait exécuter place Vendôme. Les journaux français de la même époque mentionnent souvent ces exécutions : ainsi le Paris-Journal du 28 mai dit : place Vendôme treize femmes jeunes pour la plupart… Quelques instants après une lugubre détonation indiquait que justice était faite… »

Je viens d’énumérer quelques-uns des abattoirs. Il s’en faut de beaucoup que la liste soit complète. Je voulais seulement donner quelques exemples qui fissent comprendre de quelle façon le massacre était organisé.