La Semaine de Mai/Chapitre 29

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Maurice Dreyfous (p. 183-186).


XXIX

L’ÉCOLE MILITAIRE

On sait que l’École militaire fut, dès le début, comme le parc Monceau, un centre d’exécutions. Quand l’armée s’en fut emparée, le lundi 22 au petit jour, M. de Cissey s’y établit ; chacune des étapes de son quartier général fut marquée par un abattoir. L’École militaire d’abord, le Luxembourg ensuite. Seulement, à l’École militaire, on continua à fusiller après le départ de M. de Cissey.

C’était encore un endroit où l’on faisait converger les colonnes de prisonniers. Il semble qu’il y ait eu beaucoup de désordre et d’arbitraire dans la promenade qu’on faisait faire aux personnes arrêtées pour un motif ou pour un autre. J’ai sous les yeux le récit que m’a fait un médecin, directeur d’une ambulance, dont on s’était emparé près des Gobelins. Il fit partie d’une colonne qu’on dirigea sur le Luxembourg. Là, on jeta les prisonniers dans une cave trop étroite ; ils étaient plusieurs centaines : quelques-uns périrent asphyxiés. Au petit jour, on les fit sortir, et on les mit en route pour l’École militaire. Comment traduire l’impression de ces sinistres journées pour les malheureux qui croyaient d’autant mieux, à chaque nouveau déplacement, leur dernière heure venue, qu’on ne cessait de leur annoncer leur prochaine exécution ? Il semblerait que dans ces énormes troupeaux de plusieurs centaines d’hommes conduits à l’abattoir, il aurait dû éclater je ne sais quelle révolte désespérée… Eh bien ! l’homme se sent alors la résignation stupide du bétail : — il continue d’obéir, passif, se demandant à chaque tournant de rue, si c’est là qu’il va être mis au mur.

La colonne suivait le boulevard Montparnasse, vers quatre heures du matin ; il pleuvait à verse et le boulevard était désert. On rencontra pourtant un bourgeois tranquillement abrité sous son parapluie. Cet honnête homme matinal, malgré l’ondée, ferma son parapluie, mit son chapeau au bout de la tige, et l’agita en l’air en criant : « Fusillez-les tous. »

C’était un homme convaincu, comme on voit.

On arriva de la sorte à l’École militaire. Là, il y eut un arrêt d’une heure, toujours sous la pluie. Il y avait des prisonniers qui disaient au commandant : « Si l’on doit nous fusiller, faites-nous fusiller de suite. » Enfin, on fit entrer la colonne dans une cour, on l’abrita sous un hangar. Sur un côté de cette cour, on avait disposé des planches. Était-ce pour préserver les murs des dégâts qu’y feraient les balles ? Quoiqu’il en soit, les soldats disaient aux prisonniers : « C’est-là qu’on vous fera votre affaire. »

Le prisonnier dont je suis les notes eut le bonheur de trouver un officier humain, qui, en apprenant qu’il était médecin et qu’on l’avait arrêté à ce titre, s’écria : « Mais c’est infâme ! » et lui promit qu’il serait au moins jugé. On fit monter le major dans les casernes, avec les autres prisonniers. Il y resta six jours après lesquels il fut relâché. Pendant les six jours, il entendit des fusillades continuelles. C’est dire qu’on fusilla encore au Champs-de-Mars pendant la semaine qui suivit celle de la bataille dans Paris. Or, on commença les exécutions dès le lundi. Le massacre, sur ce point, dura donc près de deux semaines.

J’ai déjà raconté un des premiers et des plus tristes épisodes de ce massacre, la mort du faux Billioray.

Les journaux de cette époque mentionnent souvent les exécutions faites au Champs-de-Mars.

J’en cite quelques exemples.

La Patrie du 29 dit :

« Du côté de l’École militaire, la scène est en ce moment fort émouvante. On y amène continuellement des prisonniers et leur procès est déjà terminé : ce n’est que détonations. »

Et le journal cite, parmi les fusillés, un commandant Simonnet, qu’on avait trouvé caché à l’École militaire, et un vieillard, M. Thibaut, président du club de Saint-Sulpice :

« Arrêté hier, amené vêtu de sa robe de chambre, et recueillant sur son passage les huées de la foule, il a été fusillé quelques instants après à l’École militaire. »

Le Petit Moniteur du 29 mai dit :

« Le même jour (jeudi), deux cents individus, hommes et femmes, surpris dans le quartier Saint-Antoine au moment où ils préparaient de nouveaux incendies, en couvrant les maisons avec du pétrole, ont été conduits au Champs-de-Mars où on les a fusillés impitoyablement. »

Le Soir du 29 reproduit le récit fait à un de ses rédacteurs par un soldat qui venait de fusiller au Champ-de-Mars un général fédéré. Ce prétendu général se cachait sous des vêtements bourgeois ; et la seule preuve qu’on eut de son titre, c’est qu’il avait été reconnu par un de ses gardes qui lui-même venait d’être arrêté. — Le récit se termine par une phrase superbe. « Ce misérable (il s’agit du général), ce misérable a eu l’audace d’offrir mille francs à ses exécuteurs, s’ils voulaient lui laisser la vie sauve. » Voilà en effet une audace incroyable !

Enfin, le Times, dans une correspondance datée du vendredi, après avoir décrit l’accumulation des cadavres sur les quais, ajoute : « Des cadavres plus nombreux occupent l’espace devant l’École militaire, au milieu des canons, des caissons et des voitures du train. »

Le récit du Siècle sur la constatation d’identité du faux Billioray nous apprend ce qu’on faisait de ces cadavres : on les portait dans les tranchées d’Issy, où ils étaient jetés pêle-mêle.