La Semaine de Mai/Chapitre 38

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Maurice Dreyfous (p. 237-244).


XXXVIII

LE CHÂTELET. — L’AFFAIRE VILLAIN

La mort de Villain, dont tous les détails ont été révélés par le procès retentissant de la Lanterne (23 et 24 janvier 1879), touche à l’un des côtés les plus curieux et les plus obscurs de l’histoire de la Commune. Il s’agit de cette préfecture de police, qui a gardé tant de secrets. Ce n’est plus un mystère pour personne que, jusqu’à une date récente, elle est restée absolument bonapartiste : les préfets de la République, depuis M. Cresson jusqu’à M. Gigot, passaient là comme des étrangers, reçus avec une politesse obséquieuse et respectueusement dupés par leurs bureaux. En 1873, à la gare Saint-Lazare, les agents de M. L. Renault obéissaient ouvertement à M. Rouher, et allaient prendre publiquement les ordres des policiers bonapartistes révoqués. En 1876, la police organisait un ignoble complot pour déshonorer, dans la personne du secrétaire de la Chambre, la majorité républicaine. En 1878, M. Tirard, le ministre actuel, était filé, et l’on gardait des agents provocateurs, chargés de jouer au profit de l’opposition monarchiste le rôle de Péril social !

J’ignore où les choses en sont aujourd’hui : mais on peut juger par là du point où elles en étaient six ou huit mois après la chute de l’empire.

On sait combien la police était mêlée au mouvement des complots, des émeutes, des réunions publiques, à la fin de l’empire : dans quelle mesure se mêla-t-elle au mouvement communal en 1871 ? On ne peut pas le savoir encore. Ce qui est certain, c’est que le gouvernement de l’Hôtel-de-Ville, trahi de toutes parts, n’y voyait rien. L’histoire des agents de M. Thiers, qui pullulaient à Paris, a été en partie révélée depuis ; j’ai cité naguère M. Barral de Montaut, l’implacable chef de la 7e légion. Mais beaucoup de ces aventuriers jouaient double et triple jeu, ils servaient le bonapartisme en même temps et plus que le pouvoir chancelant de Versailles.

Ceux-là ne dépendaient pas de la police ; que faisaient ceux de la préfecture ? Ils avaient autour de la Commune quelques-uns de leurs anciens agents ; ils en eurent un dans la Commune même, Pourille, dit Blanchet, qui fut découvert et emprisonné par Raoul Rigault. Les chefs de la police ont-ils renoncé à tirer parti de cette situation ? Avaient-ils gardé des intelligences dans la place ? C’est encore un secret ; mais s’il y avait des hommes qui pussent le connaître, c’étaient les serviteurs infimes de la préfecture, les petites gens devant lesquels on ne se gêne pas, et qui arrivent à voir et à savoir tant de choses, ceux à qui la modestie de leur situation avait permis de rester à leur poste pendant l’insurrection…

Villain, homme de peine de la préfecture, exécuté le 24 mai à la caserne Lobau, sur un jugement du Châtelet, était de ceux-là.

Voyons ce qui s’est passé.

Les fédérés, avant de quitter la préfecture de police, y avaient mis le feu. Elle brûlait quand l’armée s’en empara. Des secours furent aussitôt organisés, M. Ansart, chef de la police municipale, y vint aussitôt du ministère des affaires étrangères, avec un monsieur décoré, qu’il quitta au quai de l’Horloge. Il vit le concierge Charvet en train de déménager les casiers judiciaires. Il lui tendit la main, l’appelant : « Mon ami. » Charvet était tout noir de l’incendie ; il s’excusa de ne pouvoir serrer la main de son chef. « Non, vous n’êtes pas sale », dit M. Ansart, et il prit les deux mains du concierge en disant : « Je vous reverrai. »

Puis il se dirigea vers son appartement, 40, quai des Orfèvres. C’est alors qu’il aperçut l’homme de peine Villain, en train de travailler aux pompes pour éteindre l’incendie. Il le fit aussitôt arrêter par deux pompiers, en ordonnant qu’on le conduisît à la cour martiale du Châtelet. (Dépositions de MM. Ansart, Charvet, etc.)

Que se passa-t-il ensuite ? Les pompiers remirent-ils, comme le dit Charvet dans sa déposition, le prisonnier au brigadier-chef Péréal ? Ce dernier le nie. D’après la plaidoirie de Me Delattre, ce serait l’officier de paix Dufour qui aurait conduit Villain devant le tribunal. Dufour prétend, au contraire, dans sa déposition, être arrivé trop tard, mais il avoue qu’il allait au Châtelet pour « faire connaître la nature des accusations portées contre Villain ». On envoyait donc un accusateur, après avoir envoyé un prisonnier.

En tout cas, Villain fut condamné pour « vol et incendie ». Qui transmit la dénonciation ? Pourquoi et comment le vol vint-il s’ajouter en route à l’accusation (déjà absurde) d’incendie ? C’est ce que l’on ne dit pas assurément, on ne peut pas attribuer ces inventions aux deux pompiers qui venaient de voir Villain travailler à leur côté, et qui ne pouvaient rien savoir que ce que M. Ansart leur avait dit.

Villain a péri à la caserne Lobau.

Maintenant, pourquoi M. Ansart l’a-t-il fait arrêter ? C’est ce qui reste inexpliqué.

M. Ansart dit dans sa déposition :

« Je pris des renseignements pour savoir qui avait allumé l’incendie : on me répondit que c’était Villain. »

Or, il n’en a jamais été question : on savait que le feu avait été mis en divers endroits : on en accusait les fédérés : on en accusait Ferré, et le lecteur connaît maintenant assez les mœurs de la semaine de Mai, pour savoir que si Villain avait été accusé, il aurait été en un instant saisi, bousculé, collé au mur.

M. Ansart continue :

« En descendant, je trouvai Villain dans une « attitude » louche. »

« Attitude louche » est un chef-d’œuvre qui se passe de commentaire. Je continue la citation :

« … Dans une attitude louche. Je le fis arrêter par des pompiers pour le remettre à la cour prévôtale. Je ne sais rien de plus. Je l’ai fait arrêter parce que la clameur publique me l’avait désigné. Je ne m’en suis plus occupé, mais j’ai su qu’il avait été fusillé. »

Tout cela ne tient pas debout ; s’il y avait eu clameur publique, un magistrat, un policier comme M. Ansart, habitué à voir froidement ces sortes de choses, connaissant par métier les entraînements des foules, aurait été le premier à ne point s’y laisser prendre. Notez qu’il s’agissait d’un homme de la maison, connu de lui, resté là par ordre supérieur. — Mais, je le répète, il n’y avait pas même clameur publique : parce qu’à ce moment, la clameur publique, c’étaient les violences immédiates, l’arrestation par la foule, probablement l’exécution sur place ; et Villain, quand on l’a saisi, travaillait paisiblement à côté des pompiers.

M. Marseille renchérit sur la déposition de son collègue. Il dit :

« Villain avait été vu versant du pétrole. C’est un marchand de vin qui l’a vu. »

Mais il est obligé d’ajouter :

« Je ne sais plus son nom. »

Il dit encore :

« M. Peréal a toujours dit que Villain avait volé et brûlé. »

Mais M. Peréal, qui dépose en même temps, témoigne seulement qu’on le lui a dit à la cour prévôtale du Châtelet.

M. Marseille ajoute :

« Quand, le jeudi, M. Ansart arriva, il aperçut Villain, appuyé contre le parapet du quai des Orfèvres, regardant ce qui se passait, sans prendre part à l’extinction du feu. »

Or, quand M. Ansart aperçut Villain, il travaillait aux pompes. (Témoignages Charvet, François, Jurie, etc.)

Les raisons alléguées, d’ailleurs d’une absurde insuffisance, sont donc manifestement fausses : et l’on ne dira pas que M. Ansart ignorait où il envoyait Villain. Il connaissait la cour du Châtelet, où ses agents avaient un service ; il savait comment on exécutait dans Paris ; il ne pouvait pas ignorer ce qu’on ferait du prisonnier. La mission dont fut chargé l’officier de paix Dufour n’indique-t-elle pas à elle seule l’insistance que l’on mettait à faire condamner Villain ?

Il est vrai que la huitième chambre correctionnelle de Paris a apprécié ainsi les faits :

« Attendu qu’il résulte uniquement des témoignages entendus et de la déclaration conforme d’Ansart, qu’au moment de la rentrée des troupes régulières dans Paris, et agissant dans l’intérêt de l’ordre public, il a, sur la désignation des personnes présentes, prescrit l’arrestation de Villain, qui a été par lui confié aux mains de deux pompiers et remis par eux à des représentants de l’autorité. »

Les représentants de l’autorité… au Châtelet et à la caserne Lobau.

Je ne pense pas que la rédaction subtile de ce chef-d’œuvre de littérature judiciaire puisse modifier l’opinion d’aucun homme de bonne foi.

Ainsi, on a fait exécuter Villain ; on ne peut pas, on ne veut pas en donner de raison sérieuse. Il faut donc qu’il y ait à cela une raison secrète. Or, l’exécution de Villain n’est point tout à fait un fait isolé ; il y avait quatre hommes de peine restés par ordre à la préfecture, pendant la Commune, sous les ordres de leur brigadier. On s’est débarrassé des quatre : Villain a été fusillé ; les trois autres, Lecomte, Germain et Gache ont été renvoyés. Ce n’est pas tout : le concierge Charvet, que M. Ansart félicitait si chaudement, était mis à la retraite l’année suivante. De ces cinq hommes, l’un a parlé, il a même écrit : c’est Charvet. Il a fait, avec l’histoire de ses malheurs, un volumineux mémoire, qu’il a adressé, sans aucun succès, à tous les préfets de police, à tous les ministres, à tous les présidents. J’ai eu ce mémoire entre les mains.

Je sais qu’on affecte de traiter Charvet de fou. Il est certain qu’il est gênant ; mais, si fou qu’on le suppose depuis qu’il s’est mis à raconter beaucoup de secrets vrais ou faux, ses récits n’en ont pas moins un grand caractère d’exactitude sur les points qu’on peut vérifier. Pour l’histoire de l’incendie de la préfecture, son exposé des faits concorde presque absolument avec celui que M. Maxime Ducamp a écrit sur le témoignage de ses amis de la préfecture : il n’y a qu’une différence, c’est que le rôle de Charvet est attribué à d’autres dans la version qu’a recueillie M. Ducamp. Par malheur, les extraits du Droit, de la Gazette des Tribunaux, de la Gazette de France, de la Petite Presse, les attestations des pompiers de Maisons-Laffitte, Rambouillet, etc., et des habitants de la place Dauphine, et surtout les chaudes félicitations que M. Ansart avoua, dans sa déposition, avoir faites à Charvet, prouvent surabondamment que c’est postérieurement, qu’à la préfecture de police, on a supprimé son rôle dans le récit des événements de 1871.

Je ne puis reproduire ici les allégations de Charvet : elles touchent à la vie privée d’une partie des fonctionnaires de la police. Tout ce que j’en puis dire, c’est qu’elles tendent à établir l’existence d’un petit groupe fort influent protégeant le brigadier des hommes de peine. Or, ce brigadier serait resté à la préfecture jusqu’à l’avant-dernier jour, servant les hommes de la Commune.

Un chef de bureau serait resté tout le premier mois. Un chef de bureau en retraite, policier de l’empire, serait venu le voir plusieurs fois, dans cet antre de Raoul Rigault ! Il se serait passé là des choses assez étranges… On aurait surpris de singuliers voyages dans les bâtiments de la préfecture… Les hommes de peine auraient été bizarrement employés… Qu’y a-t-il de vrai là dedans ? — Charvet est fou ; du moins, toute la police l’affirme : seulement, les imaginations de ce fou ressemblent fort à des faits que nous avons entendu affirmer d’autre part : comme la rencontre d’un fonctionnaire politique de la police impériale… et de la police de la République, hélas ! se promenant à Paris, en pleine Commune, au risque d’aller retrouver M. Claude sous les verrous.

Je me hâte de dire que M. Ansart ne figure pas dans ces allégations : il n’était que le collègue, le collaborateur, le coreligionnaire politique des hommes qui ont pu avoir intérêt à lui dénoncer Villain.

Mais, aussitôt la Commune tombée, tandis que les quatre hommes de peine disparaissaient, l’un mort, les trois autres renvoyés, leur brigadier, malgré son rôle au temps de Raoul Rigault et de Ferré, était plus en faveur que jamais.

Quoi qu’il en soit, M. Ansart n’a jamais pu dire pourquoi Villain avait été fusillé.