La Semaine de Mai/Chapitre 39

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XXXIX

LE CHÂTELET. — HISTOIRE D’UN PARISIEN ET D’UN HOLLANDAIS

Le Parisien, c’était un dessinateur de talent, M. M***. Je trouve le récit de ses aventures dans l’Avenir national du 2 juin 1871. Elles donneront l’idée de ce que fut, pendant la semaine, le sort des habitants de la ville qui assistaient à la guerre civile sans y prendre part.

Il habitait en face du Prince-Eugène. Le combat faisait rage autour du Château-d’Eau : les bombes pleuvaient ; les fédérés occupèrent les appartements : il fallut se réfugier dans les caves. Toute la maison y était ; deux ou trois avaient l’œil au trou de la serrure, guettant ce qui se passait au dehors : ils virent, ils entendirent un mouvement étrange dans l’escalier ; des femmes étaient en train d’y mettre le feu.

Artiste et collectionneur, M. M*** n’eut qu’une idée, — ses tableaux, — toute sa fortune. Il se jette dans l’escalier, grimpe avec la première haleine de l’incendie sur le front, arrache les toiles déjà chaudes, a le temps de répandre sur elles le robinet de la cuisine, et redescend avec les flammes sur ses talons… ses vêtements étaient déjà brûlés en plusieurs endroits.

Impossible de s’échapper au milieu de la bataille, alors dans son fort. Il fallut attendre dans la cave, en se demandant si elle allait s’écrouler sur ses hôtes. Les malheureux restèrent là pendant plus de vingt-quatre heures, avec le tintamarre du combat dans les oreilles et un incendie sur leurs têtes ! — Soudain, un fédéré, noir de poussière, tombe au milieu d’eux : puis, des soldats à sa poursuite. Aussitôt pris, aussitôt fusillé… M. M*** se lève, veut dire quelques mots, les soldats le regardent, voient ses vêtements roussis, sa figure enfumée : « C’en est un, empoignez-le ! » On le prend au collet, on le jette à terre, on l’entraîne.

Combien de paisibles bourgeois, saluant déjà, dans l’arrivée des pantalons rouges, la délivrance, la fin des horreurs, eurent une surprise analogue !

M. M*** n’y pouvait croire. Il arrêtait les gens sur son passage : « Mais je suis victime d’une affreuse méprise ! » Partout la même réponse : « Bah ! ils disent tous la même chose ! » Les passants, en le voyant, criaient : « Fusillez-le !… c’est le chef de la bande ! » Le caporal de l’escorte, abasourdi, fit ce que firent dans la semaine beaucoup de ses pareils, il consulta ses hommes : il y eut majorité pour l’exécution. Combien de fusillades furent votées par cet étrange tribunal : les quatre hommes qui conduisaient le prisonnier[1] ! M. M*** est adossé à une maison de la rue Turbigo. Un officier qui passait lui sauva la vie. M. M*** fut conduit dans la cour de la Banque ; il y passa la nuit : le lendemain, il allait au Châtelet.

La cour martiale vit arriver devant elle cet homme bouleversé, noir de l’incendie, épuisé, hébété par les émotions. Le malheureux ne pouvait plus ressaisir une idée dans son cerveau, y retrouver le nom propre d’un ami qui lui servît de caution.

Il fut condamné.

Il ne mourut pas, pourtant. Un hasard extraordinaire le sauva. Le condamné, en se retournant, aperçut un capitaine de l’armée qui était de ses amis… Il poussa un cri, se fit reconnaître et s’évanouit !… Un instant après, il retrouvait sa femme, étendue sur une botte de paille, dans la mairie de son arrondissement, avec un commencement de fièvre cérébrale.

Jugez, sur cet exemple, ce que valaient les condamnations du Châtelet.

Un dernier trait est caractéristique. Le 2 juin, l’Avenir national racontait ces dramatiques épisodes ; le 6, il annonçait dans une note que M. M*** était venu au bureau du journal, non pour rectifier les faits, qui étaient, d’après lui, plutôt atténués, mais pour établir avec soin que ce n’était pas lui qui les avait fait publier dans le journal.

Le Hollandais fut moins heureux que le Parisien.

C’était un nommé Triebels, qui avait fait sa fortune dans son pays comme libraire. Il était d’une avarice sordide, à tel point, dit-on, que ce riche, pendant le siège prussien, allait avec sa femme profiter des distributions de soupes gratuites qu’on faisait à la caserne, à côté de l’Hôtel-de-Ville. Quand la troupe se fut emparée du quartier où ils logeaient, M. et madame Triebels voulurent sortir : ils avaient 150,000 francs chez eux. Le mari les fit coudre dans la robe de sa femme. Rue de Rivoli, madame Triebels fut traitée de pétroleuse sur sa mine et sur son costume, et le couple fut conduit au Châtelet.

Les cent cinquante mille francs perdirent le mari et la femme. On raconte qu’un des officiers ayant reconnu, dans le Hollandais, le pauvre du siège, la possession d’une telle somme aurait paru suspecte. En tout cas, le tribunal envoya le mari à la caserne Lobau, la femme à Satory. Il ne resta plus que les cent cinquante mille francs, dont le sort est encore ignoré.

Mais madame Triebels n’était pas femme à les laisser oublier. Elle fut relâchée par l’intervention de l’ambassade des Pays-Bas. Puis elle réclama de la belle manière. Les cent cinquante mille francs ne se retrouvaient plus. Elle intenta un bon procès au gouvernement de Versailles, qui jugea prudent de transiger. Nous avons payé, ô contribuables ! la moitié de la somme, c’est-à-dire soixante-quinze mille francs, à la veuve du fusillé !

Ce n’est point, du reste, un fait isolé : il y eut d’autres épisodes du même genre dans la semaine de Mai, et j’en trouve la trace dans l’Enquête parlementaire sur le 18 mars. (T. II, Déposition des témoins, p. 267. Déposition du colonel Gaillard, chargé de la direction du service judiciaire se rattachant à l’insurrection.)

« M. le président. — Colonel, nous désirons vous demander quelques renseignements.

» Il nous a été remis un tableau des valeurs saisies sur les insurgés. Le total se monte, en ce moment, à 501,000 francs. Nous avons été un peu étonnés de ce chiffre, car nous savons qu’un lieutenant de la 2e batterie du 21e régiment, ayant reçu l’ordre de fusiller et de faire fusiller un insurgé, a trouvé sur lui plus de 500,000 francs.

» M. le colonel Gaillard. — Je ne pourrai pas vous renseigner sur ce point. Il y a eu de ces sommes qui n’ont point été envoyées à versailles. J’ai vu, il y a quelques jours, un ministre du Danemark ; il venait demander ce qu’était devenue une somme de 100,000 francs, saisie sur un de ses nationaux fusillé près de l’Hôtel-de-Ville. Ce ministre m’a dit qu’il n’avait pu obtenir aucun renseignement.

» Nous n’avons que ce qu’on nous envoie, et il y a bien des choses qui se sont passées à paris dont nous ne savons rien.

» M. le président. — Les 500,000 fr. dont nous parlons ont été remis à l’autorité militaire. »

Le lecteur comprend toute la portée de ce passage. Il faut se rappeler que, dans le langage de la commission d’enquête, toute personne fusillée ou arrêtée est qualifiée d’insurgé. Soit vingt mille fusillés au moins et quarante mille prisonniers. Parmi ceux-là, beaucoup avaient des sommes importantes sur eux ; au milieu des périls de la guerre civile, des incendies, des perquisitions dans les appartements, on faisait comme le Hollandais Triebels : on portait, par précaution, ses titres et ses valeurs sur soi. Quant aux hommes compromis dans la Commune, cherchant à fuir à l’étranger, ils avaient naturellement sur eux tout l’argent qu’ils avaient pu réunir.

Il faut en rabattre, évidemment, sur les nouvelles des journaux de Versailles qui annonçaient toujours qu’on avait trouvé sur les membres de la Commune arrêtés quelques centaines de mille francs. On le disait notamment pour Varlin, qui n’avait, d’après le rapport du lieutenant Sicre, qu’une somme fort minime. Mais 501,000 francs trouvés sur 60,000 fusillés ou arrêtés, cela fait, en moyenne, moins de 10 francs par tête. Or, tout homme, saisi ou exécuté, était fouillé.

Dix francs, c’est peu. Et voici des renseignements précis, officiels : cinq cent mille francs sur l’homme exécuté par le lieutenant de la 2e batterie du 21e régiment ; cent cinquante mille francs à M. Triebels, cent mille à un Danois, fusillé aussi, probablement, à la caserne Lobau. Cela fait sept cent cinquante mille francs, soit pour trois prétendus insurgés, deux cent cinquante mille francs de plus qu’on n’en annonce pour le total des soixante mille fusillés ou prisonniers !

Quelle triste et grave éloquence dans la réflexion du colonel Gaillard sur les sommes d’argent qui se trouvaient dans les poches des victimes de la Semaine !

« Nous n’avons que ce qu’on nous envoie, et il y a bien des choses qui se sont passées à Paris dont nous ne savons rien ! »

  1. J’ai signalé déjà un fait analogue pour le quartier de la Monnaie.