La Semaine de Mai/Chapitre 59

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Maurice Dreyfous (p. 363-367).


LIX

M. ALEXANDRE DUMAS FILS

J’ai parlé du langage tenu par les journaux pendant la durée et au lendemain du massacre. J’ai omis un document que pourtant on n’a pas oublié : je parle de la lettre de M. Alexandre Dumas fils.

Il est curieux de voir quelle influence eut l’épidémie mentale de cette triste époque sur l’auteur de la Dame aux Camélias.

Le personnage est connu : il est de ceux qui, au lendemain de 1848, — et surtout après le coup d’État, — mirent la littérature à la portée de leur temps, firent succéder aux grandes œuvres de leurs prédécesseurs des histoires de femmes facilement écrites et amusèrent par des contes dignes d’elle la génération du 2 décembre. À défaut de la puissante observation des Balzac ou des Flaubert, de la poésie d’une George Sand, du génie créateur du grand Dumas, celui-ci avait, pour unique qualité littéraire, l’« odore di femina » ; à le lire, on croirait qu’il écrit avec je ne sais quel perpétuel fumet d’alcôve dans les narines.

Un curieux phénomène psychologique se produisit. Le romancier appartenait à l’école qu’on appelle « l’école du bon sens », à cause du terre-à-terre de ses conceptions et de la façon dont elle réagissait contre les puissantes inspirations de la génération précédente. Style incolore, invention médiocre, avec une grande habileté de mise en scène. Toute cette médiocrité fit de l’auteur de Diane de Lys une idole. Ses succès de romancier, ses succès de la scène, la vénération de ce qu’on appelle le « monde du théâtre », depuis le souffleur jusqu’au régisseur, grisèrent notre auteur. Il semble aussi que le fumet féminin de sa littérature, devenue pour lui une obsession, ait fini par lui monter au cerveau. L’écrivain de l’école du bon sens voulut avoir son Pathmos, lui aussi, et faire des apocalypses. Alors ce fut inénarrable. Rien de plus bizarre que cet historiographe bourgeois du demi-monde, prenant des attitudes de Jérémie et parlant en style de Voyant !

C’est alors qu’il mit à leur place et Gœthe et Corneille ; qu’il conçut le projet de reconstruire le temple de Jérusalem ; qu’il prêcha sur la morale et sur la nécessité d’immoler les femmes coupables avec des couteaux à papier… C’est alors que, le 8 juin 1871, cet homme qui, sous le coup du 2 décembre, racontait tranquillement les aventures de la Dame aux Camélias, se sentit soudain le besoin de parler de la Commune en Ézéchiel du Gymnase.

Il écrivit une lettre de cinq colonnes, en tête de laquelle le rédacteur en chef du Bien public recommanda M. Dumas aux électeurs comme un député désigné d’avance. Le Bien public qualifiait à ce sujet M. Dumas fils de pépite.

L’auteur de la Dame aux Camélias commence par un long passage sur lui-même écrit dans ce style :

« J’ai été à Versailles pour voir : voir, c’est savoir ; savoir, c’est prévoir. »

Puis il cite diverses préfaces de lui, il rappelle ce qu’il avait écrit à M. Fr. Sarcey et ce que M. Fr. Sarcey lui avait répondu. Il insiste sur la préface de l’Ami des femmes, préface qui aurait dû avertir la France ; il mentionne qu’il l’a écrite en 1869 et il ajoute : « Il était temps. » Il nous apprend le succès de ces préfaces au point de vue littéraire. Malheureusement la France ne l’a pas compris. Elle lui a dit que « les questions sociales » n’étaient pas « de sa compétence ». « Ce que voyant, ajoute-t-il modestement, j’ai gardé ma sagesse pour moi, j’ai pris mes précautions, j’ai gravi la montagne (?), et j’ai vu passer au-dessous de moi cette série de désastres qui commencent au maréchal Lebœuf et qui finissent, s’ils sont finis, au sieur Cerisier, délégué de Commune, présentement fusillé dans un égout qu’il a sali. »

Il hasarde ensuite cette idée que Versailles est « le col de cette colossale cornue qu’on appelle Paris » ; et il assure qu’il a vu dans ce Versailles « la bêtise humaine se promener et s’étaler dans les larges avenues. » Il décrit, il blâme même les insultes aux prisonniers, en révélant au monde qu’il y a pris part « peut-être une fois » ; il a aperçu là des femmes « à chignon jaune »… « semant leur stérilité sur toutes ces ruines ». Puis viennent les gendarmes « prudhommes sublimes » puis M. Thiers en personne. « J’espérais toujours le rencontrer ; je l’aurais salué, ça lui aurait été bien égal, mais ça m’aurait fait plaisir. » Et il dit du président : « Rien n’est plus difficile en France que de se constituer ancêtre soi-même et à soi-même. » En effet, devenir son propre ancêtre n’est pas facile, ni en France ni même ailleurs.

Eh bien ! après avoir parlé de la foule « lâche et cruelle » qui insultait les prisonniers, M. Dumas fils insultait en ces termes les prisonniers G. Courbet, Paschal Grousset, Cavalier, alors à l’état de prévenus :

« De quel accouplement fabuleux d’une limace et d’un paon, de quelles antithèses genésiaques, de quel suintement sébacé peut avoir été générée, par exemple, cette chose qu’on appelle M. Gustave Courbet ? Sous quelle cloche, à l’aide de quel fumier, par suite de quelle mixture de vin, de bière, de mucus corrosif et d’œdème flatulent a pu pousser cette courge sonore et poilue, ce ventre esthétique, incarnation du moi imbécile ou impuissant. »

Je doute qu’il y ait dans l’histoire de notre langue un plus bel exemple de galimatias triple. Le « moi impuissant » est joli. Devant la postérité lequel pèsera le plus, de l’auteur de la Dame aux Camélias ou de l’auteur du Sonneur de trompe et de la Remise des chevreuils ? S’il y a impuissance, où est-elle ? Peu m’importe. Je ne veux savoir qu’une chose : c’est que c’est d’un accusé politique que M. Dumas fils parlait ainsi.

Voyons la suite :

« Et ses pareils aux formes différentes sont par milliers dans cette zoologie de révolutionnaires, depuis le mignon changé en cocotte, comme Grousset, jusqu’au paillasse à queue rouge comme Pipe-en-Bois. »

Encore deux accusés, dont le dernier était tout à fait étranger aux actes de la Commune et n’y avait fait qu’un service de voirie.

Il reste un trait plus odieux ; après avoir parlé des « communeux », l’auteur ajoute :

« Nous ne dirons rien de leurs femelles, par respect pour les femmes à qui elles ressemblent quand elles sont mortes. »

Cela était écrit devant des milliers de cadavres de femmes fusillées.

C’est le caractère historique de cette période (caractère qui la fait ressembler à la restauration anglaise), que la sanguinaire morale de la répression y est prêchée par les fournisseurs de plaisir du Paris impérial. Ce sont les journalistes du boulevard, les chroniqueurs du Figaro et du Paris-Journal, les historiographes des « chignons jaunes », les « hommes de lettres », chez qui l’habitude d’écouter aux portes remplace l’orthographe, qui poussent aux exécutions, dénoncent les victimes, applaudissent à la tuerie. Il faut du sang à cette littérature de lavabo. Et, d’autre part, à un niveau moins bas, regardez ces deux hommes de théâtre : l’auteur, le critique.

L’auteur est le premier metteur en scène de notre temps pour les aventures scabreuses ; l’autre est professeur de « vaudeville comparé » et pion du monde théâtral. Il donne de la férule sur les doigts des acteurs qui ne savent pas leurs leçons et des auteurs qui ratent « la scène à faire ». Voilà les implacables qui, dans ces désastres, insultaient les vaincus et formulaient la doctrine de la boucherie !