La Semaine de Mai/Chapitre 60

La bibliothèque libre.
Maurice Dreyfous (p. 367-372).


LX

LES TRIBUNAUX MILITAIRES

Je n’ai pas l’intention de suivre, au delà du massacre, ce qu’on a appelé la répression. Après les dernières exécutions de juin, il n’y a plus qu’une répression « légale ». Car, j’ai besoin de le dire, puisque certains de mes confrères ne le comprennent pas, la répression de mai est absolument illégale. Personne, dans un pays civilisé, pas même les agents du gouvernement régulier, n’a le droit de s’improviser juge de la vie de ses semblables ni de tuer sans jugement. L’acte de mettre consciemment et intentionnellement un homme à mort, hors du combat, hors du cas de légitime défense, et sans condamnation à mort régulière, constitue toujours ce que le Code pénal appelle meurtre.

Peu importe que celui qui tue ainsi ait qualité, étant soldat, pour porter des armes dont il n’a le droit de se servir que pour combattre, ou, étant agent de police, pour arrêter les personnes qu’on lui désigne. Peu importe que celui qui verse le sang le verse pour une cause légale, ou pour une insurrection. Ces considérations n’ont aucune valeur contre les lois qui protègent la vie humaine. Il est impossible d’élever sur ce point une contestation sérieuse.

Si je voulais examiner la répression légale qui suivit le massacre, j’aurais encore de tristes pages à écrire. C’est une loi, mais c’est assurément une des lois les plus scandaleuses dont l’histoire fasse mention, qui prit les combattants de Mai, les officiers et sous-officiers encore tout chauds de la guerre dans Paris, les officiers et sous-officiers visés, peu de temps avant, par les balles des fédérés, les officiers et sous-officiers ayant subi l’affreux entraînement du massacre, et qui leur dit : « Vous voilà magistrats ; jugez maintenant ceux des prisonniers que vous n’avez tués ni dans le combat, ni dans la boucherie. »

Quelle idée se faisait de la justice le gouvernement qui proposa cette loi, l’Assemblée qui la vota ?

C’est ainsi que les procès légaux continuèrent l’entrée dans Paris. Le propre des tribunaux tels que les tribunaux militaires, c’est de juger de sentiment. Les deux éléments qui se partageaient l’armée, l’élément bonapartiste ou clérical, insatiable de vengeance, l’élément républicain, déplorant les excès commis, se retrouvèrent dans les conseils de guerre. Tel conseil condamnait toujours : tel président rudoyait, menaçait, faisait taire les avocats ; le procès était une charge à la baïonnette. Tel autre acquittait ou ne prononçait que des peines légères. Les verdicts furent en quelque sorte tirés au sort.

Le premier élément dominait, parce que l’autorité voulut qu’il dominât, et choisit les juges en conséquence. C’était un spectacle affligeant pour l’honneur de la France, que celui de certains de ces magistrats improvisés. L’un d’eux, le commandant Gaveau, chargé du rôle du ministère public près du conseil de guerre qui jugea les causes les plus importantes (celles des membres de la Commune, de Henri Rochefort, de Rossel), avait été, à ce qu’on m’assure, des plus furieux pendant le massacre, et ne s’en était pas remis. Il aurait assisté, nous dit un témoin, à la boucherie des Quinze-Vingts : il en avait encore l’éblouissement rouge dans les yeux. Son cerveau, d’intelligence bornée, avait été profondément atteint par l’ébranlement qu’il en avait ressenti. Il est entré depuis dans une maison de fous où je crois qu’il est mort[1]. C’est entre la fureur du massacre et la folie déclarée, qu’il portait la parole dans les plus graves affaires. Je l’ai vu maintes fois dans l’exercice de ses fonctions de magistrat : c’était chose navrante. Hors d’état de discuter, incapable de conduire une phrase jusqu’au bout, toujours exaspéré, il faisait entendre, pour tout réquisitoire, des quintes de colère, de brutales violences. Accusés, avocats, il distinguait à peine. Tel autre, chargé de l’instruction, faisait passer des notes au plus féroce des journaux boulevardiers, et disparaissait depuis, après une condamnation flétrissante. Parmi les présidents, certain colonel de cavalerie eut une heure de notoriété par sa façon de conduire les procès, renouvelée de Jeffreys.

Je le répète, je n’entends pas faire l’histoire de ces procès : elle serait aussi longue que celle des massacres. Je veux donner seulement un échantillon de la justice militaire par un exemple, — celui de M. Amouroux.

M. Amouroux avait pour défenseur M. Guillot, aujourd’hui député de l’Isère, et dont la Chambre a eu l’occasion d’apprécier le talent. Il fut condamné à Lyon, ailleurs encore, je crois, puis à Versailles. — Là, avant la séance, l’avocat, suivant l’usage, alla saluer dans la cour le président du conseil, M. J***, colonel d’infanterie.

M. J*** était avec deux autres membres du tribunal, ses inférieurs en grade. Il dit tout crûment à M. Guillot : « Que diable voulez-vous que nous fassions de votre client ? Il est déjà condamné deux fois à la déportation. Nous ne pouvons que le condamner à mort. »

C’est ce propos qui sauva M. Amouroux. L’avocat était prêt à prendre des conclusions. Pour les éviter, on se contenta des travaux forcés.

Mais ce propos n’est rien auprès de la pièce suivante qui était au dossier du procès, et qu’il faut reproduire intégralement :

1re DIVISION MILITAIRE
(Service de la justice)
9e Division militaire. — État-major général
no 659 (Copie)
« Versailles, 28 septembre 1871

» Monsieur le général de division,

» M. le commissaire du gouvernement près le 1er conseil de guerre de ma division me rend compte qu’il vient de recevoir du rapporteur près le 3e conseil de guerre, séant à Versailles, une lettre qui l’informe que le nommé Amouroux, ouvrier chapelier, l’un des délégués de la Commune de Paris, lors des événements insurrectionnels dont Marseille a été théâtre en mars et avril derniers, aurait été arrêté sur un ponton de Brest. Cet individu serait l’objet d’une instruction judiciaire à Versailles.

» Le 27 mars, le nommé Amouroux vint à Marseille en compagnie des sieurs Landeck et May en qualité de délégué de la Commune révolutionnaire de Paris, et à partir de ce moment il prenait une part active à tous les actes de la commission insurrectionnelle qui siégeait à la préfecture.

» Le 4 avril, l’insurrection ayant été vaincue, Amouroux est parvenu à prendre la fuite dans la direction de Paris. Dès le lendemain, il était l’objet d’un mandat d’amener ; mais jusqu’à présent on n’avait pu retrouver sa trace.

J’ignore pour quelle accusation Amouroux doit être traduit devant le conseil de guerre de Versailles : je ne crois pas cependant qu’elle puisse avoir la gravité de celle qui pèse sur lui à Marseille où il doit être poursuivi notamment pour embauchage, crime prévu et puni de la peine de mort par l’article 108 du Code de justice militaire ; ET JE SUIS PERSUADÉ QUE CETTE PEINE LUI SERA APPLIQUÉE.

» Je pense donc que, dans l’espèce, le nommé Amouroux devra être préalablement déféré au premier conseil de guerre de Marseille, conformément à l’article 60 du Code de justice militaire.

» Si les faits à raison desquels Amouroux est poursuivi devant le 3e conseil de guerre justifient cette opinion, je vous prie de vouloir bien dessaisir ce dernier conseil et donner des ordres pour que l’accusé soit dirigé sur Marseille et mis à la disposition du rapporteur près le 1er conseil de guerre.

» Agréez, monsieur le général de division, l’assurance de ma haute considération.

» Le général commandant la 9e division militaire,

» (Signé) Espivent de la Villeboisnet.

» Pour copie conforme :

» Le lieutenant-colonel chargé du service de la justice,
» L. Gaillard. »

  1. On peut juger du caractère du massacre, par l’effet qu’il produisit sur ceux qui y avaient pris part. Il serait aisé de recueillir les noms d’un certain nombre d’officiers de l’armée qui furent atteints d’aliénation mentale à la suite de la semaine de Mai.