La Semaine de Mai/Chapitre 64

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Maurice Dreyfous (p. 389-392).


LXIV

LE COMPTE DES MORTS
(suite)

J’ai parlé :

1o Des ensevelissements dans les cimetières ;

2o Des ensevelissements dans de vastes réceptacles, fosses, tranchées, carrières d’Amérique, casemates.

Il me reste à parler des corps enterrés provisoirement, pendant la semaine de Mai, sur la voie publique.

Ici, M. Maxime Ducamp s’appuie sur une pièce authentique. Une enquête fut faite par les vingt officiers de paix, les quatre-vingts commissaires de police de Paris. Le service d’inspection fit exhumer les corps dans les sépultures que l’enquête fit connaître. M. Ducamp publie en pièce justificative, le document administratif sur lequel il s’appuie : « État des exhumations faites après la Commune de 1871, des cadavres qui avaient été inhumés sur la voie publique pendant le combat. » M. Ducamp trouve ainsi 1,328 corps exhumés sur 48 emplacements qu’il désigne ; déduisons 52 otages et 53 soldats, restent : 1,223.

La faiblesse de ce chiffre suffirait à nous mettre en garde. L’enquête a-t-elle révélé toutes les sépultures éparses dans Paris ? Évidemment non. J’ai dit qu’on avait retrouvé des cadavres en faisant, bien après, des travaux pour les tramways près du parc Monceau. D’autre part, les indications de la pièce officielle sont manifestement incomplètes pour certains points.

Je prends pour exemple les quais. J’ai parlé, d’après les documents du temps, de ces rangées de cadavres, près desquels d’intrépides pêcheurs à la ligne avaient repris tranquillement leur place, tant la pêche à la ligne est une passion violente ! — Les journaux et les témoins décrivent les travaux d’ensevelissement de ces cadavres à la place où ils étaient tombés. Combien en compte M. Maxime Ducamp ?

En aval du pont de la Concorde   26
En amont du pont des Invalides 2
Près du pont d’Iéna 8
Pont de Solférino 1

En tout 37 cadavres exhumés le 12 juin et conduits à Passy.

Or, il y eut des corps ensevelis sur beaucoup d’autres points des quais.

J’ai raconté, d’après un témoin oculaire, comment, au bastion 43, on avait fusillé plusieurs prisonniers dont les fosses étaient creusées d’avance. Un seul de ces corps, exhumé le 7 juillet, est mentionné par la liste.

On sait qu’il y eut des morts ensevelis près du Théâtre-Français. La liste ne les indique pas. D’autres, fort nombreux, furent jetés dans le fossé de la barricade de la place de la Concorde ; il n’en est pas question non plus. Trois corps de fusillés furent ensevelis rue des Saint-Pères, en face du no 80. Ils n’ont été exhumés que six mois après, et sont omis sur la liste. Je sais aussi que des cadavres furent inhumés sur la butte Montmartre et ont été exhumés ; ils ne figurent pas dans le document, qui ne parle pas non plus des sépultures des Buttes-Chaumont.

En résumé, sur les ensevelissements dont j’avais trouvé mention, soit dans les journaux, soit dans les témoignages que j’ai recueillis, un seul se retrouve dans la liste (le pont de la Concorde) ; un autre y est incomplètement (bastion 43). — Six manquent, soit que les corps n’aient pas été exhumés, soit qu’ils l’aient été autrement (parc Monceau, Buttes-Chaumont, Théâtre-Français, place de la Concorde, rue des Saints-Pères, buttes Montmartre). Cela suffit à montrer que l’enquête fut plus qu’incomplète et n’a fourni qu’une très minime partie des corps ensevelis dans Paris, à moins qu’on n’ait voulu donner à M. Ducamp et livrer au public qu’un compte diminué. On le devinerait, du reste, à ne trouver dans cette liste (sauf pour Belleville), que des chiffres insignifiants.

Que devinrent les corps enterrés sur les divers points que la liste administrative ne mentionne pas ? Il est probable que beaucoup y sont encore. D’abord, on n’a pas dû rechercher ou retrouver toutes les fosses, surtout celles qui se trouvaient dans les terrains isolés. La découverte faite près du parc Monceau prouve que là, au moins, on avait oublié des corps ensevelis. Est-il vraisemblable que le hasard ait fait tomber les constructeurs de tramways juste sur la seule sépulture oubliée ?

D’ailleurs, on avait pris des précautions. Dans beaucoup de ces fosses on jeta de la chaux vive. Le Soir, du 30 mai dit : « On creuse profondément les tranchées dans lesquelles un grand nombre de morts avaient été précédemment enterrés, et on y jette de la chaux en abondance. » Mêmes précautions au square Saint-Jacques (d’après le Soir du 31). — « Aux Buttes-Chaumont, dit le Figaro du 9 juin, on brûle les cadavres des fédérés entassés dans le parc et dans ses abords, et que l’on n’a pas eu le temps d’enterrer assez profondément. » Le document de M. Ducamp parle seulement du « lac des buttes » d’où l’on retira les corps le 8 juin ; et l’on voit que quelques jours après, il en restait beaucoup encore aux Buttes mêmes.

A-t-on pris la peine d’enlever les restes des morts là où l’on avait pris ces précautions ? On peut en douter. Quoi qu’il en soit, il y a encore là un contingent considérable à ajouter au compte des cadavres.