La Semaine de Mai/Chapitre 65

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Maurice Dreyfous (p. 392-398).


LXV

LE COMPTE DES MORTS
(suite)

J’ai passé en revue les ensevelissements dans les cimetières, les ensevelissements dans de vastes fosses ouvertes çà et là, dans les casemates des fortifications, dans les carrières d’Amérique, les ensevelissements sur la voie publique. Je dois encore mentionner, pour mémoire, les corps emportés par la Seine. Un reporter d’un journal conservateur, qui, en suivant les quais, s’était mis à compter les cadavres flottant à la surface de l’eau, appela plaisamment cet exercice la « pêche aux fédérés ». La « pêche » était assez fructueuse, cela se conçoit ; beaucoup d’exécutions avaient lieu sur la berge du fleuve : on a vu que des fossés y ont été creusés pour enterrer les victimes, il était fort simple de s’épargner cette peine en jetant les corps à l’eau.

Restent les morts qui périrent hors Paris : ceux qu’on fusilla dans les fossés des fortifications, ceux qu’on tua sur la route de Paris à Versailles, surtout ceux de Satory, assurément les plus nombreux. Il faut y ajouter encore les malheureux fusillés au bois de Boulogne, dans la période qui suivit la semaine de Mai.

C’est, je crois, s’aventurer que de fixer un chiffre précis. Cependant on peut, avec les renseignements qui précèdent, se faire une idée de l’étendue du massacre. Je ne m’arrêterai plus à discuter le chiffre de 6,000 morts donné par M. Maxime Ducamp : ce chiffre ressemble à une plaisanterie déplacée. Mais si l’on discute, d’après les données qui précèdent, le chiffre, en quelque sorte officieux, de 17,000 (c’est, m’a-t-on dit, celui des chefs de corps), on verra qu’il est manifestement de beaucoup inférieur à la vérité.

De quelque façon qu’on réduise le chiffre des cimetières, qui peut monter à plus de 17,000, il est, je crois, impossible de le mettre au-dessous de 12,000 à 14,000. Il faut au moins en admettre à peu près autant pour les tranchées creusées hors Paris, les casemates, les carrières d’Amérique, etc. En prenant ce minimum pour des fosses communes si vastes, et où l’on porta les victimes de quelques-uns des massacres les plus meurtriers (l’École militaire et la Roquette entre autres), on ne peut le réduire à moins de 10,000 à 12,000. Restent les inhumations hâtives faites sur la voie publique. M. Maxime Ducamp en admet plus de 1,200, et nous avons vu qu’il n’en connaît qu’une très petite portion. Il faut donc ajouter encore quelques milliers de ce chef. Il est difficile d’évaluer, avec précision, ce que les fossés des fortifications, le bois de Boulogne, la route de Versailles, Satory ajoutent au total. En tout cas, ce ne serait pas près de 17,000, mais près de 30,000 qu’il faudrait chercher le chiffre réel.

Voilà ce que je trouve, en me fondant sur les procédés d’inhumation. Maintenant, vérifions cette évaluation d’après les divers lieux d’exécution. J’ai essayé de donner quelque idée des « abattoirs » qui fonctionnaient sur certains points de Paris. Le Châtelet, à lui seul, fit peut-être 3,000 victimes. C’est, m’a-t-on dit, le chiffre des vies humaines que les massacreurs se vantaient, à cette époque, d’avoir sacrifiées. Considérez que la cour prévôtale a siégé en permanence, depuis mercredi matin jusqu’au lundi, et qu’en deux heures seulement, un témoin oculaire a vu se diriger sur la caserne Lobau six convois de prisonniers, c’est-à-dire 120 à 180 victimes.

Je crois qu’il faudrait admettre à peu près le même chiffre pour la Roquette, où l’on a chargé, d’après nos informations, 1,300 et 1,900 corps à la fois. À ces deux terribles abattoirs, ajoutez :

L’École militaire et le parc Monceau, qui ont fonctionné toute la semaine ;

Mazas, qui apporte plus de 400 morts, chiffre certain ;

Le Luxembourg, qui fournit certainement quelques centaines au total ;

Puis de très nombreux abattoirs, comme le Collège de France, certaines casernes et le jardin de la rue des Rosiers.

Assurément, ces endroits constituent à eux seuls un chiffre de morts qu’il faut porter à beaucoup plus de 10,000. Or, qu’on songe qu’au dehors de ces points restreints, et relativement peu nombreux, il y a eu, à la lettre, des cadavres dans toutes les rues, sur les places, sur les quais, dans les maisons ; que chaque barricade avait les siens ; que les terrains vagues en étaient remplis : on a vu comment parlent de cet encombrement de cadavres tous les journaux du temps.

Qu’on songe au chiffre considérable des hommes massacrés dans l’entraînement du combat, souvent plusieurs centaines à la fois. (Voir les épisodes de la Madeleine, du cimetière de Montrouge, des buttes Chaumont, etc.)

Qu’on songe à ce qu’il faut de morts pour qu’il y en ait partout dans une ville comme Paris, et qu’on essaye de supputer d’après cela le chiffre des exécutions éparses !

Est-il possible, quand on réunit tout cela, de s’arrêter au chiffre de 17,000 ? N’est-on pas obligé de le grossir au moins de moitié et probablement plus ? Et il faudrait encore y ajouter les fusillades faites hors Paris.

Si, enfin, on essaye de s’éclairer sur le chiffre des victimes, non d’après la nature des exécutions, mais par quartier, par régions, nous arriverons à une conclusion identique. Il y a vingt arrondissements dans Paris ; le XVIe fut probablement celui où le sang coula le moins ; sa population est extrêmement faible, moins du tiers des arrondissements les plus peuplés ; de plus, elle avait émigré en grande partie, d’abord par le seul fait du siège, ensuite parce que le bombardement avait rendu l’arrondissement inhabitable. La partie voisine des fortifications était absolument déserte. Il n’y avait presque pas de partisans de la Commune dans le XVIe arrondissement ; et ce fut le dernier point de Paris où le pouvoir de l’Hôtel-de-Ville fut accepté. Encore dut-il toujours le surveiller. Enfin, c’est là que l’armée pénétra en premier lieu ; et l’on sait quel crescendo régulier suivirent les exécutions du premier au dernier jour.

Eh bien ! le cimetière de Passy reçut au moins 675 corps, probablement 800. Le cimetière d’Auteuil en reçut environ 70. Tous les morts n’y furent certainement pas portés. En prenant les chiffres les plus faibles, en réduisant presque à rien les inhumations aux fortifications, qui furent probablement très nombreuses, je crois qu’on ne peut abaisser, même par les procédés de M. Maxime Ducamp, à moins de 800 ou 900 le chiffre des morts de Passy.

Voilà le contingent du moins peuplé et du moins éprouvé des vingt arrondissements. Supputez, d’après cela, le contingent de Montmartre, trois fois plus peuplé et traité si cruellement, du Ve arrondissement, littéralement couvert de cadavres, du XXe, dont la population deux fois plus forte, et de plus grossie de réfugiés, était restée à peu près au complet pendant la Commune, et dont certaines rues furent changées en désert par la répression. Cherchez d’après cela une moyenne par arrondissement, et multipliez-la par vingt. Je défie qu’on arrive au-dessous de 30,000.

Je me borne à ces indications ; ce serait tromper le lecteur que de vouloir préciser des chiffres. Il faudrait une enquête officielle faite sur ce point avec la volonté (peu probable) de découvrir la vérité historique pour avoir aujourd’hui quelque chose de plus net sur ces morts innombrables.

Combien tombèrent dans le combat ? L’armée a compté un peu plus de 800 officiers et soldats tués. Ils attaquaient, les fédérés étaient protégés par des barricades. Si donc l’on met à part les hommes cernés qu’on pouvait faire prisonniers et qu’on a tués (là déjà, il y a un massacre intentionnel), si l’on considère, d’ailleurs, le très petit nombre de combattants de la Commune pendant la prise de Paris, on admettra que le chiffre des hommes tués avant la victoire est tout à fait insignifiant dans le total.

Les chiffres électoraux des divers scrutins parisiens peuvent donner quelques idées des résultats de la prise de Paris. — On y lirait l’histoire de la répression.

J’ai comparé, arrondissement par arrondissement, le nombre des électeurs inscrits et des votants des premières élections municipales parisiennes (juillet 1871, deux mois après la semaine de Mai), avec ce même nombre à des élections, ou antérieures, ou postérieures.

Prenons pour exemple deux arrondissements : le moins éprouvé par la répression (le XVIe), le plus éprouvé (le XXe).

Le XVIe a compté, en 1876, 6,700 votants ; au 2 juillet 1871, 5,100. Au vote de la Commune, il y eut 3,700 votants environ ; 3,000 monarchistes s’abstinrent systématiquement, autant qu’on peut en juger par la répartition à peu près constante des voix aux scrutins qui suivent et précèdent. 1,000 à 1,500 électeurs ont donc disparu, en juillet, absents, prisonniers ou tués.

Dans le XXe arrondissement, 16,300 électeurs prenaient part en avril à l’élection de la Commune ; 6,700 seulement votaient aux élections municipales de juillet. Près de 10,000 avaient disparu dans l’intervalle.

Je ne ferai pas le calcul, arrondissement par arrondissement mais on peut admettre, au total, que près de 90,000 électeurs étaient morts, prisonniers, en fuite ou se cachaient, en juillet 1871.

Des conseillers municipaux firent une enquête privée sur les résultats de la répression au point de vue de la population ouvrière. Ils arrivèrent, si j’ai bonne mémoire, à cette conclusion que 100,000 ouvriers environ avaient disparu.