La Semaine de Mai/Chapitre 9

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Maurice Dreyfous (p. 61-65).


IX

MONTMARTRE
(suite)

Le récit d’un prisonnier, M. S…, donne bien la physionomie de Montmartre, lors de l’entrée des troupes : celui-ci avait boutique dans le quartier. J’ai sous les yeux le récit manuscrit, fait par lui-même, de ses tristes aventures. Je suis ce récit pas à pas.

Il était resté enfermé chez lui pendant le combat. Vers le soir, un sergent, suivi de ses soldats, frappe à la porte de la boutique, menaçant de l’enfoncer. M. S… enlève les volets. Les soldats entrent furieux, dans toutes les pièces de son logement. Le sergent lui dit qu’il venait de trouver son nom à l’état-major de la 18e légion. Quand l’armée arrivait dans un quartier, on cherchait ainsi à découvrir les suspects. Un nom, une adresse sur une liste pouvait coûter la vie. M. S…, après le 4 septembre, avait fait partie du comité d’armement. C’était son crime.

Le sergent se mit à fouiller les papiers, les hommes à visiter les chambres, la maison, les caves. Un lieutenant survint, qui fouilla avec le sergent ils ne trouvèrent que des papiers de commerce ; mais un soldat découvrit dans la cave une vareuse de garde national ; M. S… fut arrêté. Le lieutenant voulut bien recommander à ses hommes de ne point maltraiter le prisonnier, qui dit adieu à sa famille en larmes, et partit.

Il fit la route en compagnie de voisins arrêtés comme lui, notamment d’un pâtissier d’à côté qu’on venait d’arracher du sous-sol où il se cachait. Dès les premiers pas, rue Ramey, il vit le premier cadavre couché sur le dos, — horriblement mutilé : un mobile, disait-on, que les soldats venaient de fusiller. Les insultes commencèrent rue de la Fontenelle. Les prisonniers étaient frappés de coups de poing qui faisaient jaillir le sang. Grâce à la recommandation du lieutenant, le caporal fit épargner M. S…

On s’arrêta, rue des Rosiers, dans la maison du 6, de sinistre mémoire. On entra dans le petit jardin bourgeois aux verdures saccagées et sanglantes, où les généraux Lecomte et Thomas furent si tragiquement massacrés et si tragiquement vengés. Il y avait là une vingtaine d’hommes, quelques femmes ayant des brassards d’ambulancières, un vieillard septuagénaire, ceint d’un tablier. Le vieillard était épouvanté. Il demandait à chaque soldat : « Est-ce qu’on va nous fusiller ? » Les soldats répondaient ; « Votre tour va venir : nous en avons déjà fusillé une vingtaine ». Un commandant survint qui donna à un officier l’ordre de diriger les prisonniers sur le bastion 43. On les mit par rang de cinq, on leur enjoignit de se donner le bras, on les fit sortir par la porte de la rue de la Bonne, descendre la rue du Mont-Cenis, tourner rue Marcadet. La nuit tombait quand ils arrivèrent au bastion.

Il avait là des gendarmes, des sergents de ville mobilisés, un détachement du 45e de ligne. On fit donner d’abord les couteaux ou instruments de fer que les prisonniers pouvaient avoir : menace de fusiller quiconque, fouillé, serait trouvé avoir gardé un objet de ce genre. On fit coucher tout le monde à terre ; menace de fusiller celui qui se lèverait. On compta les prisonniers : ils étaient quatre-vingts hommes et une dizaine de femmes. On les déplaça pour les faire se coucher dans un amas de détritus et de fumier derrière la caserne des pompiers. De nouveaux prisonniers arrivaient. La place était insuffisante, on se couchait l’un sur l’autre.

La nuit était claire. Le jour parut de bonne heure. Le matin, arrivèrent plusieurs officiers de gendarmerie. Un brigadier demande s’il y avait là un nommé Levêque, maçon, membre du comité central. Levêque se leva : on l’apostropha brutalement, on lui désigna une butte de terre au bas du bastion, on lui dit que la veille un artilleur de la Commune avait été fusillé et enterré là, qu’il irait bientôt lui tenir compagnie. Les soldats, en effet, creusèrent une fosse à côté de l’artilleur.

Un colonel arriva, un homme gros et court, blanc de cheveux et de barbe : des officiers l’accompagnaient. Il tenait une badine à la main ; il se mit à passer les malheureux en revue, d’un air goguenard, en les désignant de sa badine. « Eh bien ! il en reste donc, de ces poussins que vous deviez détruire » : et il montrait les agents. Puis, apostrophant un des prisonniers : « Voilà une belle barbe, une barbe de la Commune ». Enfin passant à Levêque, et le frappant de sa baguette : « Ton âge ? — Trente-quatre ans. — Ton métier ? — Maçon. — C’est un maçon et il voulait gouverner la France ! »

Puis tirant un journal : « Écoutez, dit-il, le style de ces messieurs. » Et il lut la dernière proclamation du comité central, assurant que « les frères de l’armée » lèveraient la crosse en l’air à leur entrée dans Paris. Puis, regardant au bas : « Tu n’as pas signé ? »… Levêque répondit : « On ne signait pas toujours. » — Alors le colonel : « Eh bien ! tu vas être fusillé par tes frères de l’armée. »

Un détail poignant, c’est que dans ce troupeau frissonnant de prisonniers, dont chacun redoutait le sort de Levêque, quelques-uns tâchaient bassement de surmonter leur épouvante pour faire écho au colonel et poussaient avec effort un rire faux qui grelottait de peur.

Un peu après, des officiers du 88e de marche vinrent chercher, parmi les prisonniers, les soldats du régiment qui avaient passé à la Commune le 18 mars. Quelques uns furent reconnus, ont les fit sortir des rangs et coucher sur la pente du bastion. Puis un mouvement se fit dans les soldats : Levêque fut emmené ; on le conduisit dans le fossé des fortifications ; les soldats se pressèrent sur le parapet pour voir l’exécution : un feu de peloton éclata, puis le coup de grâce, le coup de revolver dans l’oreille pour achever le blessé.

Le corps fut enterré dans la fosse que le lecteur a déjà vu creuser : on en creusa d’autres pour d’autres victimes.

On amenait toujours des prisonniers, parmi eux, M. S… reconnut Louise Michel. On fit sortir des rangs les blessés : on les mit avec les déserteurs du 88e.

La situation était atroce : ils étaient cinq cents, entassés là où, la veille, ils étaient quatre-vingts, accroupis ou assis depuis de longues heures, dans une posture qui devenait intolérable, la tête nue sous un soleil ardent, nourris à peine (on leur avait distribué un morceau de pain), la gorge brûlée par la soif. Il y en avait qui perdaient la raison. Une femme et son mari, n’y pouvant plus tenir, se levaient, étaient rassis à coups de crosse et menacés d’être fusillés. La journée se passa, la nuit vint. Les soldats chargèrent leurs armes et montèrent sur le bastion pour dominer les prisonniers. Un canon fut braqué sur eux. Ordre de faire feu à la première tentative d’évasion. La vue des incendies exaspérait les gardiens. Le jour reparut, les prisonniers étaient hébétés, éreintés : la fatigue de rester couchés dans la poussière et dans les ordures, le soleil qui tapait sur les crânes, les mettaient hors d’eux. Un malheureux se levait à chaque instant, prenant tous les prétextes pour faire quelques pas. Un sergent impatienté se jeta sur lui, le terrassa, puis aidé de ses hommes, lui lia bras et jambes et le coucha sur le bord de la ligne.

Un bruit de chevaux se fit entendre. Un général arriva, entouré de ses officiers. « Je suis Gallifet », dit-il. — Nous retrouverons souvent ce général : d’après tous les récits, c’était chez lui une habitude de faire d’abord sonner son nom aux oreilles des insurgés. On devine les menaces et les propos par lesquels le général continua. — Puis : « Qu’a fait cet homme ? » dit-il en désignant le prisonnier qu’on venait de lier. Et quand on lui eut expliqué pourquoi il avait fallu l’attacher ainsi : « Fusillez-le sur le bastion. » On obéit. Alors le général : « Avez-vous des déserteurs, des chasseurs surtout ? » — On lui désigna un jeune homme. Il le fit sortir des rangs, le malheureux voulait se débattre, s’expliquer… on l’entraîne, on l’exécute… il parlait, suppliait encore, quand le feu de peloton le coucha, par terre.

Enfin le général partit. Et le soir, après quarante-huit heures de séjour au bastion, les prisonniers furent dirigés sur la Muette.