La Société future/Chapitre 1

La bibliothèque libre.
P. V. Stock (p. 1-16).


I

LE LENDEMAIN DE LA RÉVOLUTION


Sous le vocable : Société au lendemain de la Révolution, nous avions déjà fait paraître cette étude ; mais ce titre pris, sous l’influence de diverses causes de discussions présentes, ne répondait pas absolument à notre manière de voir, c’est pourquoi, en développant notre étude, nous lui substituons un titre plus en harmonie avec notre conception.

En effet, étant donnée l’idée que nous nous faisons de la Révolution, cette dernière ne peut pas avoir de lendemain. Les révolutions qui s’opèrent en trois jours, une semaine, un mois ou une année, peuvent avoir un lendemain, la révolution sociale, telle que nous la comprenons, ne prendra fin que du jour où l’autorité aura complètement disparu de la terre, elle n’aura plus à intervenir pour assurer l’évolution lorsque cette dernière s’accomplira librement, sans entrave. Mais, jusqu’à ce résultat obtenu, cette révolution est de toute heure, de tous les instants, en tous les lieux. C’est le combat journalier de l’avenir contre le passé, du futur contre l’immobilisme, de la justice contre l’iniquité. Elle est commencée avec le premier acte d’indépendance de l’initiative individuelle, on ne sait quand elle finira. — Elle ne comporte, momentanément, pas de lendemain.

D’autre part : Société au lendemain de la Révolution, semblerait impliquer une transformation complète, immédiate, une société venant, en un tour de main, se substituer de toutes pièces, à la société actuelle. Et c’est là le grand reproche que nous font les évolutionistes, en nous accusant de ne pas tenir compte des lois naturelles qui font que les choses ne progressent que graduellement et lentement.

Nous devons donc éviter ce qui pourrait prêter matière à confusion, car nous savons que la société que nous rêvons ne surgira pas spontanément, comme à un coup de baguette ; qu’elle ne pourra, au contraire, s’établir que progressivement, sous les efforts des générations qui sauront arracher à leurs maîtres soit une concession, soit une victoire qui leur permettra de se passer de leur assentiment.


Les révolutions politiques qui se contentent de renverser les hommes au pouvoir et de leur en substituer de nouveaux, se bornant à changer les noms des rouages abhorrés, tout en en conservant le fonctionnement, ces révolutions peuvent accomplir, plus ou moins rapidement, leur œuvre, mais une fois leurs résultats acquis, elles s’immobilisent. Lorsque ceux qui l’ont faite — ou fait faire, le plus souvent — ont chassé les créatures de l’ancien pouvoir, pour s’y installer, eux et les leurs, la révolution est accomplie : le lendemain de leur révolution, c’est lorsqu’ils peuvent tripoter à leur aise, leur domination étant assurée.

La Révolution sociale que nous comprenons, ne peut s’opérer d’une façon aussi expéditive ; les révolutions politiques n’en sont que des épisodes. Qu’elles réussissent ou qu’elles échouent, cela n’influe en aucune façon sur le résultat final. Quelquefois, comme l’insurrection communaliste de 71, leur défaite peut être le point de départ d’un mouvement d’idées, bien plus fécond, bien plus grandiose, qu’elle aurait été incapable de réaliser si elle avait vaincu. La répression qui suivit sa défaite, sembla, à ce moment-là, être un retour en arrière. La réaction semblait triomphante, et elle exultait : le prolétariat maté allait donc, une bonne fois pour toutes, courber pour de bon, la tête sous le joug de ses maîtres politiques et économiques. — C’est depuis cette époque, que les réclamations ouvrières ont pris un caractère économique très prononcé, que les travailleurs ont enfin compris que les changements politiques n’avaient aucune influence sur leur situation économique, que l’autorité n’était que l’instrument, le véritable maître étant le Capital !


La Révolution sociale procède de l’évolution. C’est cette dernière qui, lorsqu’elle vient se heurter aux institutions sociales lui barrant la route se transforme en Révolution.

Pareille à la rivière dont la nappe s’étale au milieu de la plaine, sans courant perceptible, suivant insensiblement son chemin, semblant s’assoupir sous les chauds rayons du soleil qui l’éclairent et la réchauffent, faisant miroiter, sous leurs caresses, comme un grandiose miroir, la nappe unie de ses eaux, toujours semblables, l’évolution transforme les idées, change les mœurs insensiblement, d’une génération à l’autre, sans que les individus s’en aperçoivent pendant la courte durée de leur vie. Mais si leurs mœurs, leurs tendances, leurs aspirations changent, les institutions fondamentales restent immobiles, et le conflit éclate.

De même la rivière s’étale librement, et voilà qu’au bout de la plaine, là-bas, ses rives s’élèvent, se rétrécissent tout à coup, et forcent, sans transition, la rivière à resserrer ses flots, à canaliser son cours. Ce lac, auparavant uni, calme, d’apparence immobile, accélère son cours, ses flots grondent contre les obstacles qui obstruent son lit, se brisent contre les rocs qui arrêtent leur marche, entament les rives qui les emprisonnent, arrachent les matériaux qui leur serviront à assaillir d’autres obstacles plus solides. Et la rivière tranquille et inoffensive devient le torrent tumultueux qui aplanit tout sur son passage.

C’est ce que les gouvernants n’ont pas su comprendre et c’est pourquoi — fidèles à leur rôle du reste, — ils ont toujours essayé d’endiguer le flot de l’idée régénératrice, pour la forcer à se canaliser entre les digues élevées par leur ignorance. Et, lorsque le fleuve irrité, devenu plus puissant que ses entraves, les balaie en brisant les remparts qu’ils croyaient si solides, l’aveuglement de ces ignorants est si profond, que c’est au fleuve qu’ils s’en prennent, ne s’apercevant pas que la catastrophe n’est que le résultat fatal et nécessaire de leurs travaux d’endiguement ; que c’est à leur maladresse qu’ils doivent imputer le désastre et non au flot qui ne demande qu’à être fertilisant.


Quand nous parlons de révolution, nous n’entendons pas seulement la lutte armée. Toute lutte contre l’autorité existante, contre l’organisation sociale actuelle, que cette lutte soit agressive ou passive ; qu’elle soit le fait de la force ou de l’idée, que le but s’atteigne en dépit des lois existantes, sans pour cela tomber sous leur coercition, ou bien en les violant ouvertement, quelles qu’elles soient ; du moment qu’elle tend à la disparition d’une iniquité, à la disparition d’un préjugé, toute lutte aide à la Révolution sociale, tout pas en avant est un coup d’épaule donné à sa marche.

Lorsque, après avoir étudié, de bonne foi, l’organisation actuelle, le critique sincère arrive à conclure que les déshérités ne pourront s’émanciper que par la force, que ce n’est que la force qui les affranchira de l’exploitation économique qu’ils subissent, ce n’est pas une conclusion arbitraire qu’il tire de ses observations, cela ne veut pas dire qu’il soit plus partisan des moyens violents que pacifiques. Il sait fort bien que les révolutions ne se décrètent ni ne s’improvisent ; c’est une vérité qu’il dégage de ses observations, quelles que soient ses préférences personnelles, sans s’occuper si elles sont du goût des exploiteurs ou des exploités. Il enregistre ce qui lui paraît une vérité. Les événements prouveront s’il se trompe.

Ce n’est pas de nos jours que l’on pourrait avoir la prétention d’organiser une révolution. Les temps ne sont plus où les tribuns voyaient les foules s’enflammer à leur voix et pouvaient les lancer à l’assaut du pouvoir à leur volonté. Si jamais cette puissance a pu exister, plus modeste elle est aujourd’hui.

Les orateurs, les écrivains ont certainement une action sur les cerveaux ; cette action peut être plus ou moins grande, immédiate, durable ou à échéance, selon leurs qualités d’élocution, leur propre conviction, leur facilité de développement, leur intensité de logique ; mais en nos temps de critique, cette action est toujours très limitée et ne rentre que pour une part, forte relativement à d’autres, mais assez minime dans l’ensemble d’efforts, de temps et de milieu.

Aujourd’hui, — comme de tous temps, fort probablement — on ne devient le leader de la foule qu’à condition de ne pas se montrer plus avancé qu’elle. La foule ne se presse que derrière ceux qui ont su se mettre à son pas. Et si, parfois, l’histoire nous montre des meneurs entraînant la foule au combat, soyons sûrs que la foule était la première à reconnaître la nécessité de la lutte, c’était elle, probablement, qui les poussait dans la rue.

Quand on poursuit la recherche de la vérité, on ne s’occupe donc pas si on est suivi de la foule. Quand, à côté de cette recherche on fait œuvre de propagande, et on fait toujours ainsi, si on est fortement épris de son idée, on cherche à mettre cette idée à la portée de la foule, on essaie de la lui faire comprendre, et, pour cela, on cherche à l’élucider, à la rendre claire, compréhensible, bien heureux quand on parvient à faire accepter cette vérité par une petite minorité détachée de la foule, mais là s’arrête l’action immédiate du propagateur. Au temps et aux événements à faire le reste.

Le philosophe qui conclut à la nécessité de la Révolution pour transformer la société, peut bien travailler à faire comprendre cette idée par ceux à qui il s’adresse, mais ce ne seront pas ses prédications qui avanceront, d’un iota, la Révolution. Et chose tout à fait absurde à supposer, arriverait-il à convaincre toute la foule de la nécessité de la Révolution, cette Révolution ne se ferait que lorsque les circonstances l’auraient rendue inévitable.

Une Révolution ne se décide pas ainsi qu’une partie de piquet. Il ne suffit pas d’y être décidé, en faut-il encore l’occasion. Et combien d’individus, aujourd’hui, qui pensent ne devoir jamais s’y mêler qui, au jour venu, en seront peut-être, les plus chauds défenseurs.

Aussi, lorsque les gouvernants font des lois répressives contre les sociologues qui concluent de leurs études, à la fatalité de la Révolution, ces gouvernants imitent la manœuvre que l’on attribue, à tort sans aucun doute, à l’autruche qui se cacherait la tête sous l’aile pour conjurer le danger. Cette constatation, on peut interdire de la formuler librement, mais tous ceux qui réfléchissent, sont à même de la faire. Il n’y a pas besoin de la crier sur les toits pour que chacun soit en état de s’en apercevoir. Ce n’est pas, non plus, une loi prohibitive qui sera capable d’arrêter les événements.


La lutte est donc fatale entre ceux qui aspirent à s’émanciper et ceux qui veulent perpétuer leur domination. Cette lutte peut être retardée ou avancée, selon les mesures prises par ceux qui détiennent le pouvoir, selon le degré d’énergie et de conscience développé par ceux qui veulent s’affranchir ; mais, facilitée ou entravée, avancée ou retardée, elle n’en est pas moins inévitable.

Or, nous l’avons dit en débutant — nous tâcherons de le démontrer plus loin — la Révolution sociale ne peut être l’œuvre de quelques jours. Elle peut durer quelques années seulement, plusieurs générations peut-être ? Qui pourrait le savoir ?

Pour abattre l’état social pourri qui nous écrase, ce serait se créer de cruels mécomptes de s’imaginer que l’on pourrait le transformer du jour au lendemain. Étant donnés toutes les institutions, tous les préjugés que la Révolution aura à abattre, qui pourrait dire quand s’arrêtera la lutte ?

Nous ne voyons la Révolution que sous l’aspect d’une longue suite d’escarmouches et de combats contre l’autorité et le capital ; luttes semées d’alternatives de succès et de revers, de marches en avant, et de régressions qui sembleront vouloir nous reporter aux époques de pire barbarie.

Entravé en un lieu, le Progrès n’en entraînera pas moins la lutte plus loin. Battus aujourd’hui ses partisans sauront tirer les leçons de leur défaite, pour mieux combiner leurs efforts dans une autre série de luttes. Leurs voisins sauront s’inspirer des efforts accomplis pour mieux coordonner les leurs.

Aujourd’hui, c’est un préjugé qui tombe, demain c’est une réaction qui emporte une partie des pionniers du Progrès. Là, c’est une institution qui s’écroule, ici ce sont des lois répressives qui renforcent les pénalités, tout cela c’est la lutte, c’est la Révolution qui poursuit son œuvre, et le résultat est l’élimination graduelle des préjugés, le discrédit s’attachant aux institutions qui nous écrasent, jusqu’au jour où, ruinées de toutes parts, elles s’écrouleront sous le poids de leur propre faute, autant que sous les coups des assaillants. En tous cas, la lutte est commencée, et ne prendra fin que, lorsque ayant abattu tous les obstacles, l’humanité pourra enfin évoluer sans aucune entrave.

Toute une longue période semée de luttes : coups de forces et progrès pacifiques sera à parcourir pour passer de l’idée au fait, nous aurons, nous et nos descendants, à la voir se dérouler dans toutes ses phases, et la Révolution elle-même tiendra lieu, pour l’humanité, de cette phase évolutive que réclament les partisans de l’atermoiement.


Cette façon d’envisager les choses diffère beaucoup du raisonnement de ceux qui s’imaginent que l’on organise les révolutions, et qu’il suffit d’avoir la force pour changer la société. Ceux qui pensent ainsi, ne sont, au fond, que des politiciens et en plus des raisons que nous avons données plus haut, il y a ceci à ajouter : Étant les partisans les plus absolus de la liberté la plus complète, notre force ne peut nous servir qu’à détruire ce qui nous entrave, la constitution du nouvel ordre social ne peut sortir que de la libre initiative individuelle.

Mais, devant cette façon d’envisager la Révolution tombe l’objection de ceux qui disent :

« La violence ne peut et n’a jamais rien pu établir. C’est de l’évolution et de la lutte pacifique que nous devons tout attendre. »

Beaucoup de ceux qui disent cela, savent pertinemment que la lutte pour obtenir des réformes pacifiquement est une belle blague qui fait le jeu des détenteurs du capital et du pouvoir qui ne lâcheront leur exploitation que du jour où on leur brisera entre les mains la possibilité d’en user, mais beaucoup sont sincères et, ne voyant qu’un côté des choses, ne peuvent pas comprendre qu’il est parfois utile, nécessaire, fatal même, que l’Évolution se change en Révolution, quitte à reprendre ensuite son cours régulier.

La force seule ne peut rien établir ! cela est de toute évidence. Ce qui s’établit par la force, la force peut le détruire, et la force même n’est efficace, ne peut avoir de durée, que, si, à côté d’elle, pour en faciliter le fonctionnement il y a une tendance, une disposition d’esprit des individus, les poussant à regarder l’ordre de choses qu’on leur impose comme une nécessité inéluctable.

Ici, bien entendu, nous parlons des phénomènes politiques et économiques où la force a servi à des minorités pour asservir la masse, et non des conquêtes et asservissement de peuplades où le nombre des assaillants, la force seule, par conséquent, rendait la conquête assurée et était le seul agent de domination. Quoique cette dernière ait été secondée encore, dans bien des cas, par le moindre degré de développement des asservis.


Même aux époques du règne le plus absolu de la force brutale, celle-ci aurait été impuissante si les préjugés, la superstition, la croyance à une protection, n’étaient venus lui prêter un appui moral, encore plus efficace que le glaive et la lance des seigneurs féodaux. Mais, autant l’autorité a raison de se réclamer de la force pour s’installer et se maintenir au pouvoir, autant les partisans de la liberté feraient preuve d’inconséquence, s’ils espéraient instaurer leur idéal en l’imposant par la force.

Mais si la force est incapable d’assurer la création d’un ordre de choses dont la liberté doit être le seul moteur, la patience, la résignation sont de bien peu de poids auprès des exploiteurs pour les amener à faire abandon de leurs privilèges.

Tendre la joue droite après avoir reçu un soufflet sur la gauche n’est pas à la portée de tous les caractères et tempéraments. Puis, pour un agresseur que cette humilité pourra amender, combien d’autres en abuseraient pour redoubler. Et ce qui serait efficace entre deux individus n’a plus aucune valeur quand celui qui donne le soufflet, est à deux cents lieues de celui qui le reçoit, et où tout ne s’accomplit que par une suite de ricochets et d’intermédiaires, comme sont organisées nos sociétés.

Les peuplades les plus douces qui ont reçu les Européens à bras ouverts n’ont pas tardé à être asservies et massacrées tout aussi bien que si elles leur eussent montré les dents. Celles qui ont résisté, ont pu être réduites, elles ont eu l’avantage de retarder leur asservissement et leur sort n’en a pas été pire. La force mène le monde, et si le raisonnement nous apprend que nous ne devons pas en abuser pour opprimer les autres, il nous apprend aussi qu’elle peut nous être utile pour repousser les tentatives d’oppression, briser l’esclavage que l’on a pu nous imposer dans des périodes de faiblesse physique ou intellectuelle.

Ce n’est que par des révoltes multipliées que les esclaves, depuis l’antiquité jusqu’à la guerre de Sécession, sont parvenus à transformer leur situation. C’est à travers la persécution et en opposant la force à la force que le Christianisme a pu s’établir jusqu’à ce qu’il devînt, à son tour, oppresseur.

Que de luttes et de combats ont dû soutenir les Jacques avant d’arriver à obtenir leur situation actuelle. Est-ce autrement que les armes à la main, que la Réforme protestante a pu obtenir de se faire reconnaître ? C’est en rasant les châteaux-forts et en « raccourcissant » nombre de barons féodaux que l’idée de l’unité monarchique a pu accomplir son œuvre. C’est en rasant à son tour, Bastilles et castels, en décapitant prêtres, nobles et roi, en confisquant terres et domaines, que la bourgeoisie à son tour est parvenue à sortir de tutelle. Et c’est en abusant de la force conquise pour exploiter, à son profit, ceux qui viennent derrière elle, qu’elle provoque de la part de ceux-ci, l’emploi de cette même force pour résister à ses prétentions. La violence engendre la violence. C’est une loi que nous subissons, à qui la faute ?


L’organisation sociale avec sa division antagonique des intérêts nous mène à la Révolution ; la force des événements fera plus pour y amener les travailleurs que la conviction de l’impossibilité d’un affranchissement pacifique : cela est un fait acquis aujourd’hui et qui n’est plus nié que par ceux qui voudraient nous faire croire que la Révolution de 89 en portant la bourgeoisie au pouvoir a, pour toujours, fermé la porte aux revendications. Donc, cette force qui aujourd’hui, sert à maintenir les travailleurs sous la férule de l’autorité et les atrocités de l’exploitation, les exploités seront un jour fatalement amenés à s’en servir pour s’émanciper. Mais il n’y a que ceux qui veulent faire le bonheur des individus malgré eux, il n’y a que les prétentieux qui ont l’outrecuidance de croire qu’ils résument, en leur cerveau, le summum des connaissances humaines, il n’y a, en deux mots, que les ambitieux et les imbéciles pour prétendre employer la force à l’établissement de la société future.

Les partisans de la liberté ne réclament pas tant de la force. Qu’elle balaie le capital, l’autorité et leurs institutions, qu’elle fasse place nette de toutes les entraves, c’est tout ce que nous attendons d’elle. Et c’est pour cela que nous ne voulons plus de centralisation, plus de délégation de pouvoir, ni de mandat à des individualités pour agir ou délibérer en notre lieu et place. Qu’à toute tentative de courber toutes les individualités sous le même niveau réponde l’insurrection du « moi, » se dresse l’initiative individuelle qui n’accepte pas d’entrave.

Que les individus soient libres de se grouper entre eux. Si ces groupements ont besoin de se fédérer entre eux, qu’ils soient laissés libres de le faire dans la mesure qu’il leur semblera utile de l’accomplir. Que ceux qui voudront rester en dehors soient libres d’agir à leur guise. Que chacun apprenne à respecter la liberté de son voisin, s’il veut être en mesure de faire respecter la sienne, voilà qui ne comporte aucune force coercitive, et qui sera en mesure de résister à toute force oppressive.


L’initiative individuelle, seule, peut assurer le succès de la Révolution. Toute centralisation est un frein à l’expansion des idées nouvelles ; loin de chercher à les entraver, il faut, au contraire, travailler à leur libre éclosion.

Aussi, faut-il apprendre aux individus qu’ils doivent penser et agir sous leur propre responsabilité, sans attendre l’impulsion de personne. S’ils savent ne compter que sur eux seuls pour faire leurs propres affaires, s’ils savent faire respecter leur autonomie et respecter celle des autres, c’est un élément de succès pour la réalisation de leur bonheur futur.

Ce n’est pas des décrets d’un gouvernement centralisateur qu’ils doivent attendre la destruction de tous les rouages de l’ordre social actuel, mais de leur propre énergie.

Leur premier travail, lorsque la lutte sera commencée, sera de chercher à propager, autour d’eux, le mouvement qu’ils auront commencé, non pas, comme dans les révolutions politiques passées, en leur envoyant force proclamations, mais en envoyant aux habitants des campagnes environnantes, tous les objets utiles à l’existence, tout l’outillage agricole dont on pourra disposer dans les villes avec le personnel volontaire nécessaire pour en assurer le fonctionnement.

Les faits précis parlant plus haut que les promesses, c’est la seule façon de faire comprendre à l’ouvrier agricole que son sort est intimement lié à celui du travailleur industriel, que leurs intérêts sont identiques, que leurs efforts doivent être communs.

Fort probablement, ces mouvements se produiront sous toutes les formes, il y en aura de purement locaux qui se borneront au village où ils auront éclaté, et seront immédiatement étouffés, d’autres pourront couvrir une certaine région, se maintenir un certain temps, commencer un essai de réalisation de diverses formes de conceptions sociales.

Les causes qui les suscitent peuvent être diverses, économiques ou politiques, mais quelle qu’en soit la cause de départ, le caractère économique s’y imprimera forcément si la lutte se poursuit. Qui pourrait prévoir où, quand et pourquoi commencera la lutte ? Les plus grandes iniquités sociales peuvent se dérouler, sans paraître avoir impressionné la foule, la cause la plus futile peut entraîner une conflagration générale.

Il pourra, il arrivera certainement, que plusieurs de ces mouvements seront étouffés avant que les travailleurs d’autres localités répondent aux efforts des insurgents ; mais, en idée, aussi bien qu’en physique, aucune force ne se perd, elle peut se transformer, mais non s’anéantir. Leur commotion se répercutera chez tous ceux qui souffriront des mêmes causes de révolte, qui aspireront au même but dont la tentative de réalisation aura échoué.

L’exemple est contagieux et, une fois en l’air, les idées vont vite. Il arrive des moments où la tension de la situation, la force des événements, entraînent, malgré eux, les individus dans leur tourbillon. Les mêmes causes engendrent les mêmes effets, et, partout, les travailleurs sont las de l’exploitation qu’ils subissent, ils aspirent à être traités en égaux et non en inférieurs ; partout ils commencent à comprendre leur force, à prendre conscience de leur dignité, partout les souffrances sont identiques, partout les aspirations sont semblables.

À l’heure actuelle, le monde ressemble à un lieu rempli de pièces d’artifices, où, selon la direction que prendra la première pièce, chaque pièce peut ne partir qu’à son tour, ou bien tout pourra s’enflammer à la fois. Il peut suffire que les idées soient mises une fois en branle pour que l’équilibre, maintenu par la force, se rompe sous la secousse reçue.