La Société future/Chapitre 2

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II

LA RÉVOLUTION ET LE DARWINISME


Lorsque Darwin formula ses théories sur « l’évolution », tous les savants officiels, ne voyant que la mise bas du dogme religieux de la création divine, s’empressèrent de le conspuer. Ils avaient déjà étouffé Lamarck, mais cette fois, l’idée avait progressé, les esprits étaient préparés, l’idée de l’évolution résista à leurs attaques et fît son entrée dans le monde scientifique.

Par contre, dans certains milieux, on crut y trouver la justification du régime politique actuel, la condamnation des révolutions du prolétariat, la justification de l’exploitation qu’il subit, et on s’empressa d’accommoder la « lutte pour l’existence », la « sélection » et « l’évolution » à de telles sauces que le savant anglais ne dut, certainement, plus reconnaître son idée, dans la poupée que l’on avait ainsi habillée.

S’emparant des théories émises par le continuateur des Lamarck, des Goethe et des Diderot, la tourbe des commentateurs a voulu appliquer aux sociétés humaines ses théories sur la « lutte pour l’existence » et leur donner une extension à laquelle il n’avait fort probablement jamais pensé lui-même.

« Vu les difficultés de l’existence » disent-ils, « il est tout naturel, que la société soit divisée en deux classes[1] : les jouisseurs et les producteurs. Étant donné que la terre ne fournit pas assez pour assurer la satisfaction des besoins de tous, il y a lutte entre les individus et, par conséquent, des vainqueurs et des vaincus. Que les vaincus soient asservis aux vainqueurs, cela va de soi, c’est la conséquence de la lutte, mais cette lutte aide au progrès de l’humanité en forçant les individus à développer leur intelligence, s’ils ne veulent pas disparaître. »

« Dans les temps préhistoriques » ajoutent-ils, « le vainqueur mangeait le vaincu ; aujourd’hui il l’emploie à produire pour l’utilité de la société et augmenter les jouissances qu’elle peut fournir, il y a donc progrès réel. On peut le déplorer », — ce sont toujours les économistes qui parlent — « mais les conditions de l’existence sont ainsi, les vivres tellement restreints, qu’il est impossible de satisfaire largement aux besoins de tous. Il faut qu’il y en ait qui consentent à se priver. C’est une loi naturelle qu’à un petit nombre d’élus soit réservée la satisfaction intégrale de leurs besoins. Par le fait seul qu’ils sont les vainqueurs, ces élus se trouvent être les plus aptes, les mieux doués. »

« Certes, il est regrettable » — c’est étonnant ce que ces gens-là regrettent de choses, tout en s’employant de leur mieux à les justifier et à les éterniser — « il est regrettable que tant de victimes disparaissent dans la lutte : sans doute, la société aurait besoin de réformes, mais cela ne peut être, que le produit du temps, le résultat de l’évolution humaine. À ceux qui se sentent assez forts ou assez intelligents, de faire leur trou dans la mêlée et à s’imposer à la société ! Cet antagonisme fut toujours et continue d’être une des causes des progrès humains ! »

Et les bourgeois, de s’extasier à la lecture de ces lignes tant de fois citées, de dodeliner de la tête et cligner de l’œil, en savourant cet aveu qui résume si bien leur égoïsme féroce :

«… Un homme qui naît dans un monde déjà occupé, si sa famille n’a pas le moyen de le nourrir ou si la société n’a pas besoin de son travail, cet homme, dis-je, n’a pas le moindre droit à réclamer une portion quelconque de nourriture, il est réellement de trop sur la terre. Au grand banquet de la nature, il n’y a point de couvert mis pour lui. La nature lui commande de s’en aller, et elle ne tarde pas à mettre elle-même cet ordre à exécution…. Lorsque la nature se charge de gouverner et de punir, ce serait une ambition bien méprisable de prétendre lui arracher le sceptre des mains. Que cet homme soit donc livré au châtiment que la nature lui inflige pour le punir de son indigence !!! Il faut lui apprendre que les lois de la nature le condamnent, lui et sa famille, aux souffrances, et que si lui et sa famille sont préservés de mourir de faim, ils ne le doivent qu’à quel bienfaiteur compatissant qui, en les secourant, désobéit aux lois de la nature !!!! » (Malthus, Essai sur la population.)

On le voit l’aveu est net, et la menace des plus catégoriques : « Tout indigent n’a pas le droit de vivre ! S’il parvient à se maintenir à l’aide des rogatons que lui abandonne la munificence de quelque charité publique ou privée, ce n’est qu’une simple bonté de la part des maîtres ! Travailleurs que le chômage force souvent à avoir recours à l’emprunt et au crédit, rappelez-vous que vous n’avez pas le droit de vivre si vous n’avez pas de capitaux en réserve. Ne venez donc pas nous casser la tête avec votre droit à l’existence. Ne le proclamez pas trop haut. Prenez garde ! on pourrait vous rappeler que c’est un crime d’être né indigent, que votre existence n’est qu’un simple acte de tolérance, de la part de ceux qui possèdent.

Travailleurs, qui crevez de faim sur vos vieux jours alors que vos forces se sont usées à produire les richesses qui augmentent la somme des jouissances de vos exploiteurs, c’est un crime d’être venus au monde de parents pauvres et de ne pas avoir su se faire des rentes. Tenez-vous pour satisfaits que des « protecteurs compatissants » aient encore bien voulu employer vos services, alors que vous étiez capables de mettre en œuvre les capitaux dont, sans vous, ils n’auraient su tirer aucun parti. On a bien voulu vous laisser vivre alors que vous étiez utiles, que l’on pouvait exploiter vos facultés productrices, c’était déjà une bonté d’âme, mais maintenant que vous êtes fourbus, plus bons à rien, dépêchez-vous de disparaître, vous gênez la circulation, on ne vous doit plus rien. »

Cet aveu n’est pas isolé, il y en a d’autres, écoutons :

«… Le Darwinisme est tout, plutôt que socialiste… Si l’on veut lui attribuer une tendance politique, cette tendance ne saurait être qu’aristocratique. La théorie de la sélection n’enseigne-t-elle pas que, dans la vie de l’humanité comme dans celle des plantes et des animaux — partout et toujours une faible minorité privilégiée parvient seule à vivre et à se développer, l’immense majorité, au contraire, pâtit et succombe plus ou moins prématurément. La cruelle lutte pour l’existence sévit partout. Seul le petit nombre élu des plus forts ou des plus aptes, est en état de soutenir victorieusement cette concurrence.

« La grande majorité des concurrents malheureux doit nécessairement périr. La sélection des élus est liée à la défaite ou à la perte du grand nombre des êtres qui ont survécu…. » Haeckel (cité par E. Gautier dans le Darwinisme social.)

Cette fois-ci, crève la faim et miséreux, on ne vous l’envoie pas dire : le développement de la bourgeoisie entraîne fatalement la perte des prolétaires, sinon du prolétariat ; chaque jouissance nouvelle apportée par la science à la bourgeoisie correspond à une souffrance nouvelle pour les travailleurs. Pour que l’existence de la bourgeoisie soit assurée, il faut qu’elle ait rivé définitivement le prolétariat sous le joug où elle le tient courbé. Ce n’est pas nous qui le lui faisons dire, c’est M. Haeckel, un bourgeois, un savant qui doit savoir ce qu’il dit, puisqu’il a étudié pour cela.

N’est-il pas révoltant de voir les bourgeois étaler cette prétention d’être les meilleurs, eux dont la seule supériorité consiste à être venus au monde après leurs pères, au milieu du luxe, des rentes, de tous les moyens de développement, n’ayant d’autres efforts à faire que de se laisser vivre et jouir.

Autrefois, la noblesse aussi, se croyait supérieure. Parce qu’il pouvait citer de ses ancêtres, plus ou moins éloignés, quelques faits, dont beaucoup n’auraient pas déparé le dossier d’un capitaine de grandes routes, ou de proxénète de marque, un gentilhomme se croyait, de beaucoup, supérieur au manant qui ne tenait pas les annales de son ascendance. Aujourd’hui la noblesse a dû céder le pas à la finance. Un homme ne vaut plus par ses ancêtres, mais par ses écus. Le noble datait sa valeur par les existences que ses aïeux pouvaient avoir violemment tranchées, le capitaliste, par les extorsions qu’il peut avoir opérées. Coupe-jarrets et coupeurs de bourses, voilà ce que l’on voudrait nous démontrer être l’élite de l’humanité.

Eux l’élite de l’humanité ! et il y a à peine un siècle que leur classe est au pouvoir, qu’elle est déjà en pleine décadence. Si elle n’était constamment révivifiée par l’apport des travailleurs transfuges que la soif de jouir et de dominer pousse dans ses rangs, peut-on savoir où elle en serait ?

Est-ce dans les sciences ? Mais leur science officielle a toujours été une barrière contre la véritable science. Toutes les découvertes scientifiques ont d’abord été combattues par elle et n’ont été acceptées que lorsque leur évidence crevait les yeux. La principale préoccupation de ses savants autorisés, est de triturer et torturer chaque fait scientifique afin d’en extraire une justification de son exploitation.

Est-ce dans les arts, dans la littérature ? mais il n’y a eu d’œuvres sérieuses, vraiment fortes que celles qui démolissaient ses préjugés, ses institutions et reniaient toute solidarité avec elle. Elle a toujours conspué ceux qui apportaient une note nouvelle dans leur art, réservant ses faveurs et ses jouissances aux plus plates médiocrités, aux plus écœurantes non-valeurs.

Et dans la politique, — la force de son système, — s’y est-elle distinguée, au moins ? Parlons-en. Un ramassis d’aigrefins et de ruffians, n’ayant à leur actif aucune idée forte, aucune conception justifiant leur prétention, pouvant faire excuser leur pleutrerie. Des hommes tarés ne voyant dans le pouvoir qu’un moyen de trafiquer de leur influence et de s’enrichir plus vite. Ils ont tellement conscience de leur abjection que, même dans la défense de leur classe, ils n’osent plus apporter la farouche énergie des conventionnels de 93, qui sectaires fanatiques pour leur caste, furent cruels aux classes qu’ils dépossédaient, injustes et féroces pour la classe des travailleurs qui contribua à leur victoire, mais qui, du moins eurent le courage de leurs actes, payèrent de leur peau, et eurent le mérite de ne pas être vulgaires. Leurs descendants sont peut-être plus féroces, mais trop lâches pour payer de leur peau. Ils cherchent à escobarder même avec les lois qu’ils font eux-mêmes.

Que sont devenus les descendants de cette race forte, issue, elle-même, des tenaces communiers du moyen-âge ? — Disparus de la scène de l’histoire ; tombés dans l’oubli, remplacés par les escrocs de la politique qui ne se maintiennent sur la scène parlementaire que par une absence complète de toute vergogne, ce qui leur permet d’avaler les camouflets les plus retentissants, avec la même tranquillité qu’ils empochent les pots de vin, ne dominant les autres que par une roublardise qui, chez eux, remplace l’intelligence, mais ne l’est pas.

La classe bourgeoise est devenue parasite, elle vit aux dépens de ceux qui agissent, de ceux qui travaillent, perdant ainsi la faculté de produire elle-même. Et lorsque des hommes, d’un savoir supérieur, comme ceux que nous venons de citer, et dont nous pourrions allonger la liste ; des hommes qui ont eu à leur disposition tous les moyens de développement dont sont privés les travailleurs, en arrivent à tirer, des données scientifiques que leur éducation leur permet d’analyser, des conclusions pareilles à celles que nous venons de lire, nous sommes en droit de nous demander quel serait le degré de développement qu’eux-mêmes auraient atteint, s’ils avaient été privés des moyens d’étudier.

Eux, les meilleurs ! mais pour quelques-uns qui profitent réellement de ces moyens de développement que procurent la richesse et la position sociale, richesse produite par les seuls efforts des travailleurs, combien dont l’intelligence reste véritablement inférieure, et qui seraient bien empêchés de vivre s’ils devaient, eux-mêmes produire pour assurer leur existence ? Combien d’intelligences dont s’enorgueillit la bourgeoisie, ont-elles été drainées, à son profit, au détriment du prolétariat, les comptant à son actif, alors que c’est eux, au contraire, qui l’ont conquise de haute lutte !

Combien, en revanche, parmi les travailleurs, qui succombent à la peine, exténués par un travail sans relâche et qui, pourtant auraient le droit, en se frappant le front, de répéter les mots que l’on attribue — vérité ou légende — à André Chénier, marchant à l’échafaud : « Et pourtant, j’avais quelque chose là ! »

Ah ! elle serait curieuse à faire la statistique des célébrités dont s’enorgueillit la civilisation actuelle, et de savoir celles qui sont arrivées avec son aide, et de celles qui ont surgi, malgré elle et contre elle, et surtout, d’en comparer les valeurs respectives.

Appartenant à une classe dont l’émancipation n’a été rendue possible qu’à l’aide de la force, nous allons, pour appuyer nos revendications, nous emparer des arguments fournis par les savants officiels eux-mêmes ; retournant contre eux leur propre dialectique, nous allons démontrer qu’il nous suffirait de leurs assertions pour justifier du droit qu’ont les travailleurs de recourir à la force pour s’émanciper. Quand, avec les propres armes dont ils prétendent défendre l’ordre bourgeois, nous aurons démontré que, pareille à la lance d’Achille, leur argumentation guérit ce qu’elle a blessé, nous démontrerons ensuite toute la fausseté de leurs arguments, nous ferons voir que la lutte pour l’existence n’explique qu’une bien minime partie des faits de l’évolution, qu’applicable aux choses en général, elle est absurde au sein des sociétés puisque ces dernières sont la mise en pratique de la loi de solidarité et d’appui mutuel qui en est le contraire. Nous démontrerons, enfin, que la société actuelle, loin de favoriser les plus aptes, les mieux doués, ne réserve, au contraire, ses jouissances que pour une classe avachie et épuisée ; que cette pénurie de vivres, sur laquelle ils s’appuient, est un fantôme de leur imagination dont ils se servent pour Justifier leur exploitation, que c’est leur propre organisation qui la crée, afin de mieux courber le travailleur sous leur domination, sachant que celui-ci n’y resterait pas longtemps du jour où il ne serait plus tenu au ventre, où il n’aurait plus à trembler pour l’existence des siens.

Quand même la « lutte pour l’existence » serait-elle entrée, pour une part quelconque dans les facteurs du progrès de l’évolution humaine, il est faux qu’elle seule suffise à l’expliquer ; ce n’est qu’en torturant les faits, qu’on arrive à justifier les prétentions de l’ambition et de la cupidité ; la science et l’histoire s’accordent pour nier cette suprématie que prétendent s’arroger certaines races, certaines classes et certains individus, fussent-ils appuyés sur la Force et sur le Nombre.

La religion commençant à baisser dans la croyance des masses, les bourgeois ont cherché sur quoi ils pourraient bien étayer leur domination. S’ils pouvaient arriver à faire consacrer leur régime par la science, prouver aux travailleurs que leur situation est la conséquence fatale d’un ordre de choses naturel, aussi logique que la loi de gravitation, ou qu’une équation mathématique, cela serait parfait. Aussi, se sont-ils jetés sur la « lutte pour l’existence » qui venait, il leur semblait du moins, apporter cette justification, à leur propre conscience.

« La lutte, » disent-ils, « en forçant les individus à s’ingénier pour trouver leurs moyens de subsistance, leur a fait développer leurs facultés ; la concurrence individuelle les force à tenir ces facultés en éveil, ce qui leur permet de conserver celles nouvellement acquises, mais encore de les élargir, d’en acquérir d’autres encore. La lutte pour l’existence est donc la mère de tous progrès, car elle force les individus et les races à progresser indéfiniment, sous peine d’être éliminés. En faisant disparaître les plus faibles, les moins aptes, les moins doués, elle déblaie, au surplus, le chemin pour les plus intelligents ! »

Et, toujours d’après eux, il doit continuer d’en être ainsi ; « car si les individus se trouvaient placés dans un état social où la satisfaction de tous leurs besoins serait librement assurée, où ils seraient tous égaux, où personne n’aurait à obéir, personne à commander, où chacun ne produirait qu’à sa volonté, il n’y aurait plus d’émulation, plus d’initiative ; une société pareille ne pourrait que déchoir, retomber en barbarie, au désordre, à la suprématie de la force brutale ! »

Pour combattre ces assertions nous n’avons qu’à citer les bourgeois eux-mêmes :

«…. Un grand inconvénient de la guerre sociale comparée à la guerre simplement naturelle, c’est que les influences de la loi naturelle étant plus ou moins entravées par la volonté et les institutions humaines, ce n’est pas toujours le meilleur, le plus robuste, le mieux adapté qui a chance de triompher de son concurrent. Au contraire ce serait plutôt la grandeur individuelle de l’esprit qui serait habituellement sacrifiée à des préférences personnelles inspirées par la position sociale, la race, la richesse ». (Büchner, l’Homme selon la Science, pp. 207-208.)

De même la lutte, loin d’être le produit des inégalités naturelles, en serait la cause, et les défenseurs bourgeois sont mal venus de s’en targuer pour Justifier leur société :

«… Toutes ces inégalités, ces monstruosités, il faut, comme nous l’avons dit, les attribuer à la lutte sociale pour vivre, lutte non encore réglée par la raison et la justice, et particulièrement maintenue par les nombreux actes d’oppression politique, de violence, de spoliation, de conquêtes, qui remplissent l’histoire du passé et semblent aux yeux de l’esprit mal éclairé des contemporains une inévitable conséquence du mouvement social… » (Büchner, l’Homme selon la Science, p. 222.)

Dans ces temps reculés, où l’homme confondu avec le restant de l’animalité, ne possédant, pour toute arme, que ses instincts : le besoin de vivre et de se reproduire, qu’un cerveau rudimentaire où s’imprimaient bien lentement chaque progrès acquis, chaque adaptation nouvelle, il a pu se faire que la « lutte pour l’existence » ait été pour lui une condition de vie et de mort, et qu’il ait dû s’y plier. Tuer pour ne pas être tué ; manger pour ne pas être mangé, si ce furent là, les débuts de l’humanité, ce dut être l’âge d’or de l’économie politique, car la concurrence aurait été, d’après certains naturalistes, la seule règle des êtres vivants d’alors.

Jusqu’à quel point cette concurrence et cette rivalité ont-elles été poussées, il y a large champ pour l’hypothèse, mais au fond, on l’ignore absolument. Si on trouve des ossements humains portant des traces de blessures provenant d’armes primitives, on trouve aussi des ossements portant des traces de blessures ayant subi une évolution qui prouvent que le blessé avait dû recevoir des soins de mains solidaires, soins assez prolongés, puisque l’état de cicatrisation des ossements démontre que l’individu a survécu à la blessure, que cette cicatrisation a dû être assez lente, et que la nature de la blessure ne permettait pas au blessé de s’aider lui-même pendant l’état maladif.

Donc, en remontant aux origines de l’humanité, si nous trouvons des traces de violence entre les individus, nous trouvons aussi la trace de solidarité et d’aide mutuelle, autre « loi naturelle » dont les commentateurs politiciens de Darwin se gardent bien de faire mention.

Par conséquent, ce premier moteur : — la lutte, — des actions humaines, trouvé, cela nous explique pourquoi les premières sociétés humaines furent, dès leur naissance, entachées du péché originel et servirent aux plus forts et aux plus avisés de levier pour exploiter les plus faibles et les plus simples, mais ne prouve nullement qu’elle fut une cause de progrès. Le progrès s’est-il accompli par ou malgré l’état de lutte où l’humanité a été plongée, voilà ce qu’il serait intéressant à élucider, mais qui, fort probablement, ne le sera jamais.

Mais, quoi qu’il en soit, la lutte fût-elle une des causes du progrès, il est déjà de toute évidence, qu’elle est loin de tout expliquer, et que nombre d’atitres lois naturelles interviennent dans les causes d’évolution et que l’aide mutuelle n’en est pas une des moindres ; à elle seule, déjà, elle nous explique pourquoi, malgré les désavantages qui en sont résultés pour certains d’entre eux, les hommes se sont maintenus en sociétés.

Lorsque les premiers êtres organisés, après une suite ininterrompue de transformations et d’adaptations successives, parurent sur la terre, il est bien évident qu’entre tous ces organismes sans raisonnement, sans intelligence, poussés par les seuls besoins de vivre et de se reproduire, ce dut être une guerre incessante et sans pitié pour les vaincus.

Mais là, encore, ce ne fut pas la « lutte pour l’existence » des économistes. Les espèces se font bien la guerre entre elles, mais non entre individus de la même espèce : le végétal use le minéral, l’animal herbivore mange le végétal, l’animal carnivore mange l’herbivore ou d’autres carnivores d’espèces plus faibles, différentes de la sienne, par conséquent.

Il faut une catastrophe imprévue, des circonstances exceptionnelles, mettant l’animal dans l’impossibilité de rechercher sa nourriture ordinaire, soit par l’émigration, soit en changeant ses procédés de chasse, pour qu’il s’attaque non seulement aux individus de son espèce, mais même aux espèces alliées de la sienne. R. Wallace, dans son Darwinisme, démontre, pp. 146-148, que les espèces les plus rapprochées, habitent des territoires distincts, fort éloignés, ce qui prouverait qu’au lieu de lutte entre elles, les espèces détachées les unes des autres ont préféré se séparer, et émigrer pour chercher leur nourriture que de lutter entre elles.

Il suffit de parcourir un traité d’histoire naturelle pour s’assurer que la lutte entre individus de la même espèce n’est que l’infime exception, tandis que l’association pour la lutte — attaque ou défense — l’aide mutuelle, la solidarité, en un mot, sont la règle générale. Elle est pratiquée non seulement entre individus de la même espèce, mais aussi entre espèces différentes s’associant pour se procurer leur nourriture ou résister à leurs ennemis. Jusque chez les végétaux dont certaines espèces résistent ainsi, inconsciemment, en se groupant, aux causes de destruction qui emportent les individus isolés.

Les économistes et autres prétendus évolutionistes sentent si bien le côté faible de leur raisonnement, qu’ils cherchent à expliquer la lutte d’une façon différente.

« La lutte», disent-ils, « ne s’accomplit pas toujours d’une façon brutale, il peut y avoir lutte entre individus de la même espèce, sans que, pour cela, il y ait forcément corps à corps entre les concurrents. » Et ils citent, entre autres, les chevaux sauvages du Thibet, qui, surpris par les neiges de l’hiver, subissent la famine lorsque la neige recouvre l’herbe des pâturages et où les moins robustes après quelque temps de ce régime, n’ayant plus la force de briser la croûte de glace qui les empêche de rechercher leur nourriture, périssent d’inanition, pendant que les plus vigoureux résistent, survivent et font souche.

Nous nous contentons de signaler cet exemple, les autres cités sont de la même espèce. — Eh bien, messieurs les économistes nous permettront de le leur dire, leur exemple indique bien que des individus ont péri là où d’autres ont résisté, mais cela ne prouve nullement que ceux qui ont survécu ont gagné quelque chose à la mort de ceux qui ont disparu ; ensuite cette disparition provient de perturbations atmosphériques naturelles et non de concurrence entre eux. Au contraire, si l’aide mutuelle était pratiquée par eux sur une plus grande échelle, il est fort probable qu’il pourrait en survivre davantage.

Ils font aussi le calcul — les économistes, pas les chevaux — qu’étant donnée la prolificité de certaines espèces, elles ne tarderaient pas à envahir en fort peu de temps toute la surface terrestre, au détriment des autres espèces, et que les individus de la même espèce seraient forcés de se dévorer entre eux, si tous les germes qui se forment pouvaient éclore et venir à maturité. « Ceux qui arrivent à se développer, » disent-ils, « ne survivent qu’au détriment de ceux qui disparaissent. Là encore ce sont les plus forts, les plus aptes qui triomphent. »

Que les espèces vivent aux dépens les unes des autres, que, pour des causes physiologiques ou autres, quantité d’individus disparaissent en germes, cela tient à des causes naturelles que nous ne pouvons éviter, jamais personne n’a songé à récriminer contre, mais il s’agirait de savoir si, 1o un individu de notre espèce, une fois qu’il a vu le jour, a virtuellement le droit de vivre, de se développer, dans les mêmes conditions que tout autre individu de son espèce ? — 2o s’il est plus profitable aux individus et à l’espèce de lutter les uns contre les autres pour s’exploiter et s’asservir ; — 3o si un individu peut être complètement heureux, tant qu’il aura à côté de lui, des individus qui souffrent et qui peinent.

Nous croyons qu’il suffit de poser ces questions pour que déjà la réponse soit prête sur les lèvres de tout individu qui n’est pas aveuglé par l’esprit d’autorité et d’exploitation, nous ne nous y arrêterons pas ici, nous aurons assez l’occasion d’y revenir dans le cours de ces différents chapitres.

Si les sociétés humaines ont évolué dans le sens de la concurrence individuelle poussée au dernier degré, si, au milieu de leurs associations les individus ont continué à se traiter en ennemis, cela est un fait, ce serait perdre son temps de s’attarder à le déplorer, mais en étudiant les causes de cette évolution on s’aperçoit vite, contrairement aux affirmations intéressées, que ce n’était pas une loi inéluctable, qu’il aurait pu en être autrement, et qu’en tous cas, il est plus profitable aux individus, et à l’espèce, qu’il en soit autrement dans le présent.

Cette étroite solidarité que nous voyons se pratiquer chez certains végétaux, chez certains animaux, chez des insectes tels que fourmis, abeilles, guêpes, etc., que l’on retrouve si développée dans certaines tribus primitives, pouvait prendre le dessus dans la lutte des instincts chez l’homme, donner une autre direction à son évolution, et tout autres auraient été les sociétés humaines. Il est donc absurde de venir dire que la « lutte pour l’existence » — entre individus — est une loi inéluctable.

L’homme en sortant de l’animalité nu et désarmé en face d’ennemis puissamment armés, a eu fort à faire pour protéger et assurer son existence. Il a dû avoir recours à la ruse, aux expédients que lui suggérait son cerveau, jusqu’à ce que cette intelligence fût devenue assez puissante pour suppléer à sa faiblesse native en lui permettant de fabriquer les armes défensives et offensives que la nature lui avait refusées.

Cette vie précaire, cette lutte incessante contre la nature et les autres espèces mieux armées, contre lesquelles il était forcé de disputer sa pâture et le droit de vivre, contribuèrent à amasser en lui une forte dose héréditaire d’instincts de combativité et de domination. Cela nous explique donc pourquoi, dans ces premiers essais de solidarisation d’efforts et d’intérêts, alors même que les hommes comprenaient les bienfaits de l’association, puisqu’ils la pratiquaient, les plus forts, les plus rusés, s’en servirent pour dominer les autres et s’établir en parasites sur cet organisme nouveau : La Société.

Mais aujourd’hui, l’homme est un être conscient, aujourd’hui l’homme compare et raisonne ; pour transmettre à ses descendants, ses connaissances et ses découvertes, il possède un langage parlé et écrit des plus développés, un outillage merveilleux pour le multiplier, un cerveau capable des raisonnements les plus abstraits — que trop abstraits ! parfois, hélas ! — doit-il continuer à en être ainsi ? — Évidemment non. Il doit reconnaître que ses ancêtres ont fait fausse route en se massacrant, en se pillant, en s’exploitant, il doit revenir à ces pratiques de solidarité dont des milliers de siècles de lutte n’ont pu étouffer les germes en lui.

La nature ne nous offre-t-elle pas assez d’obstacles à vaincre, pour que l’humanité entière n’ait pas trop de toutes ses forces réunies, en dirigeant ses instincts de combativité contre les difficultés naturelles et y trouver les éléments d’une lutte plus avantageuse, sans avoir besoin de se déchirer elle-même ?

Ainsi, forts des arguments fournis par les savants officiels, nous n’aurions, lorsque les bourgeois viennent nous parler de progrès, des droits de la Société, etc., qu’à leur rire au nez en leur répliquant par les droits de l’individu qui, lui, se soucierait fort peu du progrès s’il devait continuer à en être la victime.

Mais nous verrons plus loin qu’une société, où l’homme serait assuré de la satisfaction intégrale de tous ses besoins, loin d’être une entrave au progrès, lui viendrait, au contraire, en aide, car la nature de l’homme est de se créer des besoins nouveaux, au fur et à mesure qu’il trouve la facilité de satisfaire ses fantaisies. Pour le moment, contentons-nous de prouver que la société actuelle, loin de réserver ses jouissances aux plus intelligents, aux plus aptes, aux plus forts, à ceux qui doivent contribuer à l’amélioration de la race humaine, ne les réserve, au contraire, qu’à une classe d’individus dont le succès assuré est un facteur de décadence pour la classe dont ils font partie, mais aussi pour l’humanité tout entière.

Tant que la bourgeoisie eut à lutter contre la noblesse, tant qu’elle eut à combattre pour conquérir sa place au soleil, elle a forcément développé des qualités qui lui ont permis d’arriver à ce qu’elle voulait, et d’acquérir ce pouvoir, but suprême de ses convoitises ; mais une fois parvenue à ses fins, il lui est arrivé ce qui arrive dans le règne animal à tout parasite, notamment à certains crustacés, cités par Haeckel, dans son Histoire de la Création, qui vivent sur le dos de mollusques et dont les larves sont plus développées que l’animal parfait ; l’animal parfait, une fois installé sur le dos de son hôte, perd tous ses moyens de locomotion pour développer des tentacules qui lui servent à s’attacher à celui qu’il doit exploiter, et à en tirer sa nourriture. Après avoir été un animal agissant, nageant, luttant, il perd toutes ces facultés pour se transformer en un simple sac digestif. Tel est déjà l’état de la bourgeoisie, tout au moins comme classe, sinon encore, comme individus.

Ce qui, dans la société actuelle, fait la force, ce ne sont ni les facultés physiques, ni les facultés morales et intellectuelles, c’est tout simplement l’argent. On peut être scrofuleux, rachitique, idiot, difforme au physique et au moral, si on a de l’argent, des relations avec ceux déjà arrivés, on peut prétendre à tout, on est sûr de trouver femme pour faire souche d’une lignée qui vous ressemble.

Mais le prolétaire, lui, fût-il né avec un cerveau d’une capacité hors ligne, cela ne lui servira de rien si ses parents n’ont pas eu les ressources suffisantes pour lui donner l’instruction qui devait développer son intelligence. Parvînt-il à acquérir cette instruction, s’il n’a pas les moyens de la faire valoir, il ira grossir le nombre des déclassés ou devra se contenter d’une situation inférieure chez un exploiteur qui ne le vaudra pas, mais qui possédera ce qui lui manque : le capital. Il devra renoncer à donner la mesure de ce dont il eût été capable de produire.

Fût-il doué de tous les avantages physiques, un travail prématuré, les privations et la misère, le ploieront avant l’âge et si, par hasard, il trouve quelque malheureuse qui consente à lier son sort au sien, ce ne sera que pour donner naissance à des êtres chétifs et malingres ; car le travail forcé de la femme et son dépérissement viendront s’ajouter à celui de l’homme pour contribuer à l’abâtardissement de la race. Elle aussi, les trois quarts du temps, les nécessités du ménage l’y forçant, elle devra travailler, tant qu’elle peut tenir sur ses jambes, rester à l’atelier, tant que les douleurs de l’enfantement ne l’auront pas saisie et courbée sur son lit de douleurs. Que l’on ajoute à cela les conditions malsaines dans lesquelles s’effectue, la plupart du temps le travail actuel, voilà plus qu’il n’en faut pour atrophier une race pour longtemps.

Certes, c’est là une situation extrême, le sort de certains travailleurs n’atteint pas cette intensité de misère, il y a des gradations depuis l’individu qui crève littéralement de faim jusqu’au milliardaire qui dépense, pour s’amuser, des milliers de francs à faire enterrer un chien, la gamme se continue d’une façon insensible.

Et le service militaire, lui aussi, n’est-il pas une sélection à rebours, puisque l’on prend les hommes les plus forts, les plus sains, pour les condamner au célibat, à la pourriture de la prostitution des villes de garnison, à l’atrophie morale et intellectuelle des casernes et de la discipline ?

« C’est tout à fait à rebours de la sélection artificielle des Indiens et des anciens Spartiates que se fait dans nos modernes États militaires le choix des individus pour le recrutement des armées permanentes. Nous considérerons ce triage comme une forme spéciale de la sélection et nous lui donnerons le nom très juste de « sélection militaire ». Malheureusement, à notre époque plus que jamais, le militarisme joue le premier rôle dans ce qu’on appelle la civilisation ; le plus clair de la force et de la richesse des États civilisés les plus prospères est gaspillé pour porter ce militarisme à son plus haut degré de perfection. Au contraire, l’éducation de la Jeunesse, l’instruction publique, c’est-à-dire les bases les plus solides de la vraie prospérité des États et de l’ennaoblissement de l’homme, sont négligées et sacrifiées de la manière la plus lamentable. Et cela se passe ainsi chez des peuples qui se prétendent les représentants les plus distingués de la plus haute culture intellectuelle, qui se croient à la tête de la civilisation ! On sait que, pour grossir le plus possible les armées permanentes, on choisit par une rigoureuse conscription tous les jeunes hommes sains et robustes. Plus un jeune homme est vigoureux, bien portant, normalement constitué, plus il a de chances d’être tué par les fusils à aiguille, les canons rayés et autres engins civilisateurs de la même espèce. Au contraire, tous les jeunes gens malades, débiles, affectés de vices corporels, sont dédaignés par la sélection militaire ; ils restent chez eux en temps de guerre, se marient et se reproduisent. Plus un jeune homme est infirme, faible, étiolé, plus il a de chances d’échapper au recrutement et de fonder une famille. Tandis que la fleur de la jeunesse perd son sang et sa vie sur les champs de bataille, le rebut dédaigné, bénéficiant de son incapacité, peut se reproduire et transmettre à ses descendants toutes ses faiblesses et toutes ses infirmités. Mais, en vertu des lois qui régissent l’hérédité, il résulte nécessairement de cette manière de procéder que les débilités corporelles et les débilités intellectuelles qui en sont inséparables doivent non seulement se multiplier, mais encore s’aggraver. Par ce genre de sélection artificielle et par d’autres encore s’explique suffisamment le fait navrant, mais réel, que, dans nos États civilisés, la faiblesse de corps et de caractère sont en voie d’accroissement et que l’alliance d’un esprit libre, indépendant, à un corps sain et robuste devienne de plus en plus rare . . . . . . . . .

« Si quelqu’un osait proposer de mettre à mort dès leur naissance, à l’exemple des Spartiates et des Peaux-Rouges, les pauvres et chétifs enfants, auxquels on peut à coup sur prophétiser une vie misérable, plutôt que de les laisser vivre à leur grand dommage et à celui de la collectivité, notre civilisation soi-disant humanitaire pousserait avec raison un cri d’indignation. Mais cette « civilisation humanitaire» trouve tout simple et admet sans murmurer, à chaque explosion guerrière, que des centaines et des milliers de jeunes hommes vigoureux, les meilleurs de la génération, soient sacrifiés au jeu de hasard des batailles, et pourquoi, je le demande, cette fleur de la population est-elle sacrifiée ? Pour des intérêts qui n’ont rien de commun avec ceux de la civilisation, des intérêts dynastiques tout à fait étrangers à ceux des peuples qu’on pousse a s’entre-égorger sans pitié. Or, avec le progrès constant de la civilisation dans le perfectionnement des armées permanentes, les guerres deviendront naturellement de plus en plus fréquentes. Nous entendons aujourd’hui cette « civilisation humanitaire » vanter l’abolition de la peine de mort comme une « mesure libérale » ! (Haekel, Histoire de la création naturelle).

« … Dans tous les pays où existent des armées permanentes, la conscription enlève les plus beaux jeunes gens, qui sont exposés à mourir prématurément en cas de guerre, qui se laissent souvent entraîner au vice, et qui, en tous cas, ne peuvent se marier de bonne heure. Les hommes petits, faibles, à la constitution débile, restent, au contraire, chez eux, et ont, par conséquent, beaucoup plus de chance de se marier et de laisser des enfants… (Darwin, Descendance de l’homme, p. 145-146.)

Pour que la classe prolétarienne ait résisté, depuis des centaines de siècles, à toutes ces causes de débilitement, et qu’elle continue à fournir des hommes robustes et intelligents, il fallait qu’elle possédât une force de vitalité absolument incomparable ; et la bourgeoisie qui, elle, après si peu de temps de pouvoir et de domination, en est arrivée, en pleine jouissance, à un tel degré d’avachissement, n’a pas le droit de proclamer qu’elle donne le jour aux plus aptes et aux meilleurs. Les faits nous prouvent qu’elle n’en a pas le monopole, qu’elle est au-dessous de ce que la situation devrait lui permettre d’accomplir.

Par le peu qui précède, on voit que la liberté de la « lutte pour l’existence » dont se réclament les bourgeois n’est qu’une liberté illusoire et que ce combat pour l’existence qu’ils voudraient voir se perpétuer parmi nous, est le proche parent de ces combats dont l’aristocratie romaine se délectait dans ses orgies sanglantes, et où, lorsqu’elle condescendait à y prendre part, on donnait aux chevaliers armés de toutes pièces, de pauvres esclaves, à combattre, absolument nus, armés d’un sabre de fer blanc.

Et aux bourgeois qui viennent nous dire que la vie est un éternel combat où les faibles sont destinés à disparaître pour faire place aux plus forts, nous pouvons leur répondre : Nous acceptons vos conclusions. La victoire est aux plus forts, et aux mieux organisés, dites-vous ? Eh bien, soit, nous, travailleurs, nous prétendons à la victoire de par vos théories mêmes.

Votre force consiste dans le respect que vous avez su élever autour de vos privilèges, votre puissance est tirée des institutions que vous avez élevées comme un rempart entre vous et la masse que, réduits à vous-mêmes vous ne sauriez défendre ; votre perfection réside dans l’ignorance où, jusqu’à présent, vous nous avez tenus, de nos véritables intérêts ; votre aptitude est dans l’habileté que vous savez déployer à nous forcer d’être les défenseurs de vos propres privilèges que vous nous faites défendre sous les noms de : Patrie ! Morale ! Propriété ! Société, etc.

Or, aujourd’hui, nous voyons clair dans votre jeu, nous commençons à comprendre que notre intérêt est tout l’opposé du vôtre ; nous savons que vos institutions loin de nous protéger ne servent qu’à nous enserrer de plus en plus dans notre misère, et alors nous vous crions :

« À bas les préjugés bêtes, à bas le respect idiot d’institutions surannées, à bas la fausse morale, nous sommes les plus forts, les mieux doués, puisque depuis une suite innombrable de siècles, nous luttons contre la faim et la misère, sous un travail éreintant, dans des conditions mortelles de mauvaise hygiène, d’insalubrité manifeste, et que nous sommes encore debout et vivaces, nous sommes les plus aptes, puisque c’est notre production et notre activité qui permettent à votre société de se maintenir.

Nous prétendons à la victoire comme les mieux adaptés, car votre classe pourrait, du jour au lendemain, disparaître du globe sans que cela nous empêchât de produire, et nous n’en consommerions que mieux, tandis que du jour où nous refuserons de produire pour vous, il serait impossible à nombre des vôtres de se livrer à aucun travail productif.

Nous prétendons enfin à la victoire puisque les plus nombreux, ce qui, toujours selon vous, suffit à légitimer toutes les audaces, à absoudre toutes les prétentions, toutes les injustices. Au jour de la bataille nous serions en droit de vous appliquer votre sentence en vous faisant disparaître de la société dont vous n’êtes que les parasites et les microbes dissolvants.

Vous l’avez dit vous-mêmes : La victoire est aux plus forts.


  1. À côté de cela, d’autres prétendent que les classes n’existent plus ; que c’est une invention des socialistes et des révolutionnaires !