La Société future/Chapitre 3

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III

LA LUTTE CONTRE LA NATURE ET L’APPUI MUTUEL


Comme on le voit, sans avoir à rechercher d’autres arguments en faveur du droit à la révolte, dont nous nous réclamons, nous n’aurions qu’à nous saisir de ceux que nous fournit la science bourgeoise officielle pour défendre ses privilèges, justifier l’exploitation qu’elle nous fait subir. Avec les théories bourgeoises rien de plus facile pour saper les bases de l’ordre social qu’elles prétendent consolider.

Mais nous avons des vues plus larges, une conception plus nette des relations sociales. Nous savons que, même au milieu de l’abondance, l’homme ne peut être heureux, s’il est forcé de défendre sa situation contre les réclamations d’affamés, nous savons que, quelle que soit son inconscience, le privilégié peut, parfois, être tenaillé par le remords lorsqu’il réfléchit que son luxe est le produit de la misère de centaines de malheureux. Nous savons que la violence n’est pas une solution, et prétendons justifier nos théories avec des arguments rationnels, positifs et non à l’aide de fausses conceptions des lois naturelles.

Aussi, loin d’envisager les sociétés humaines comme un vaste champ de bataille où la victoire appartient aux appétits les plus larges, nous pensons, au contraire, que tous les efforts de l’homme doivent s’unir pour se tourner contre la seule nature qui lui présente assez de difficultés à vaincre, assez d’obstacles à renverser, assez de résistance à lui produire ce qui est nécessaire à son existence, assez de mystères à éclaircir, pour y user ses instincts de combativité, y trouver les éléments d’un combat assez long, assez acharné, pour que ce ne soit pas de trop de tous les efforts humains réunis, de tout le labeur accumulé des générations pour le mener à bien, combat bien plus profitable que de s’entre-déchirer mutuellement.


Que de forces perdues, que d’existences sacrifiées, soit dans le dur combat pour la vie au sein des sociétés, soit dans ces guerres stupides que se livrent les sociétés sous le nom de luttes nationales ! que d’intelligences dévoyées qui, dans un autre milieu, tourneraient au profit de l’évolution humaine, tandis qu’elles périssent misérablement sans avoir rien pu produire !

Les économistes disent que chaque homme représente un capital, et ils cherchent à justifier un ordre de choses qui — ils sont bien forcés de l’avouer — entraîne par sa mauvaise organisation, la disparition de milliers de malheureux qui meurent avant d’avoir fourni la moitié, le quart, et même bien moins de leur carrière ! Quel illogisme !

Et tous ces hommes qui s’énervent et s’abrutissent dans la vie des camps et des casernes, s’ils s’employaient à des travaux d’assainissement, de défrichement, ou autres travaux utiles, tels que, construction de routes, canaux, endiguement de cours d’eaux, travaux de drainage et d’irrigation, reboisage et percement de montagnes, desséchement de marais, cela ne serait-il pas plus avantageux à l’humanité, que de les voir faire « Portez, armes ! Présentez, armes ! » toute une journée, ou faire la faction au pied d’un mur où il ne passe personne, ou bien encore, à la porte d’une cour pour empêcher les chiens d’y entrer ? Quand comprendra-t-on qu’au lieu d’employer leurs forces à des nuisances destructives, il serait plus utile à l’humanité, qu’ils emploient leurs forces à un travail producteur ? Quand s’apercevra-t-on que tout organisme qui se laisse envahir par le parasitisme, non seulement périt lui-même, mais entraîne aussi la perte des parasites eux-mêmes, incapables qu’ils sont de s’accommoder à de nouvelles conditions ?

Si toutes les forces qui sont dépensées pour produire ces armes de guerre, ces engins explosibles, tout ce matériel de guerre, utile seulement à la destruction, étaient occupées à produire les machines et les outils perfectionnés nécessaires à la production, combien serait réduite la part d’efforts réclamée de chacun pour la coopération à la production générale, combien peu de temps il faudrait à chacun pour produire à la satisfaction de ses premiers besoins. On sent tout de suite qu’il n’y aurait plus besoin de la coercition sociale que les économistes jugent utile pour assurer la subsistance de tous.

Si tous les efforts des inventeurs s’acharnant à découvrir des cuirasses et blindages pour des navires que leur poids empêche de marcher et que demain la création d’un nouveau canon, ou d’un nouveau système de torpilles rendra inutiles, si tous leurs calculs, toutes leurs équations, toutes leurs facultés inventrices étaient tournées à trouver des formules pour augmenter la puissance productive de l’homme, des instruments nouveaux de production, ne serait-ce pas mieux que d’employer celles déjà existantes à ces travaux de Pénélope où le travail de demain détruira celui de la veille. Que de projets on pourrait réaliser ainsi qui, aujourd’hui, ne nous semblent encore que des rêves !

L’action de chercher, calculer, étant, chez l’inventeur un besoin incoercible, dans la société que nous voulons, où ne se ferait plus sentir le besoin d’armées si puissantes, toutes ces dépenses de forces seraient, forcément, tournées vers la découverte de forces utiles, et ces découvertes seraient à l’avantage de tous puisque, la spéculation étant détruite, elle ne pourrait plus s’en emparer et les transformer en moyens d’exploitation au profit d’une minorité, au détriment du plus grand nombre, ainsi que cela se passe actuellement, où l’on voit les découvertes les plus utiles n’apporter qu’un surcroît de charges et de misères aux producteurs pendant qu’elles décuplent les capitaux des oisifs.

Est-il bien utile enfin, de continuer à s’entre-déchirer d’individu à individu, de nation à nation, de race à race, la terre n’est-elle pas assez vaste pour nourrir tout le monde, fournir à tous nos besoins ? — Certains bourgeois le nient. Que vaut leur assertion ?


« Il n’y a pas assez de vivres pour que chaque individu puisse y puiser à sa suffisance », affirment les économistes bourgeois, et pour justifier cette pénurie de vivres — qu’ils prétendent exister — nos savants à courte vue ont établi, dans leurs livres, nous ne savons sur quelles bases, des calculs d’où il s’ensuivrait que les objets de consommation augmenteraient dans une proportion arithmétique de 2, 4, 6, 8, etc., tandis que la population augmenterait dans une proportion géométrique de 2, 4, 8, 16, etc. !

Aucun chiffre ne prouve cela. Les statistiques les mieux faites sont forcées de laisser tant de points dans l’obscurité qu’il est impossible, surtout en ce qui concerne la production, de rien appuyer de positif sur elles, et il arrive que là, comme ailleurs, chacun voit dans les chiffres ce qu’il veut bien y trouver. Or, malgré cela, non seulement rien ne prouve le bien fondé de l’assertion des économistes, mais aucun document ne fournit trace de ce calcul !

Mais, en faisant ronfler les mots : « proportion arithmétique ! » « proportion géométrique ! » en entremêlant cela de quelques formules algébriques que tout le monde n’est pas à même de connaître, ces affirmations vous prennent un petit air pédant et savantasse tellement convaincu, cela clôt si bien le bec au vulgaire profane qu’il s’imagine la démonstration résider dans la formule qu’il n’a pas comprise.

Et les économistes, radieux de démontrer que, si on laissait les choses continuer ainsi, les vivres ne tarderaient pas à manquer complètement, les hommes se verraient forcés de retourner à l’anthropophagie d’où ils sont sortis ! « Heureusement », disent-ils, « que l’organisation sociale intervient avec tout son cortège de fraudes, de guerres et de maladies occasionnées par les excès ou privations de toute sorte, pour rationner les hommes, les décimer et les empêcher de se manger entre eux… en les faisant crever de misère et de faim ! »

Rien de plus faux que leurs calculs et leurs affirmations, car, à part toutes les terres incultes que l’on pourrait rendre productives, il est démontré que, malgré le morcellement de la propriété qui empêche l’emploi rationnel des modes de culture intensifs, et où, par conséquent, la terre ne rend pas tout ce qu’elle pourrait rendre, la spéculation et l’agiotage font beaucoup plus pour la raréfaction des denrées, que le manque absolu lui-même.

Est-il besoin d’aller chercher au milieu des populations primitives pour trouver des terres incultes faute de soins, quand ces terrains abondent au milieu des populations civilisées ? Faut-il citer l’Écosse se transformant peu à peu en territoire de chasse ? l’Irlande livrée au mouton, quand, en Australie, il pullule et n’est exploité que pour la laine. Et les innombrables troupeaux de l’Amérique du Sud, sacrifiés pour le cuir seulement, la viande perdue, non pas à cause du manque de débouchés, puisque l’on se plaint qu’elle manque en Europe, mais tout simplement parce que l’abaissement de prix, que causerait son importation, sur les troupeaux indigènes, serait préjudiciable à quelques éleveurs et agioteurs assez puissants pour faire passer leurs intérêts avant ceux du public, en faisant voter, par leurs valets du pouvoir législatif, des droits « protecteurs. »

Est-ce la rareté du blé qui maintient des prix élevés ? Non, la Russie méridionale, l’Amérique aux vastes plaines fouillées, retournées en tous sens par les charrues à vapeur, où toute la culture, depuis le commencement jusqu’à la fin, s’opère à l’aide d’outils perfectionnés, quoique sans méthode, pourtant, auraient déjà ruiné l’agriculture française en nous fournissant des grains à très bas prix. Aussi, là, encore, des droits « protecteurs » sont intervenus et nous font payer le pain plus cher qu’il ne vaut.

Ne pouvant produire aussi bon marché que l’Amérique ou la Russie, les agriculteurs français auraient eu à perfectionner leur outillage et leur façon de procéder, ou bien auraient produit autre chose. Cela aurait été trop simple… Et puis, là, encore, il y avait de gros intérêts à « protéger » ! c’est le misérable qui paie.


Puis, l’étude de l’histoire naturelle ne nous démontre-t-elle pas que la puissance prolifique des espèces est en raison inverse de leur degré de développement, c’est-à-dire que, plus les espèces sont bas dans l’échelle sociale, plus elles se multiplient pour combler les vides occasionnés par la guerre que leur font les espèces supérieures. Plus nombreuses sont les causes de destruction, plus intense est la puissance prolifique de l’espèce qui les subit.

C’est ainsi que chez certains végétaux, chaque pied produit annuellement des grains par milliers et par centaines de mille. Certaines espèces de poissons, hareng, esturgeon, etc., sont tout autant prolifiques. La fécondité des lapins, des pigeons est proverbiale.

Chez les mammifères, espèce plus élevée puisqu’elle a donné naissance à l’homme, la fécondité est déjà plus restreinte, mais l’homme, qui est parvenu à domestiquer les espèces les plus utiles à son alimentation et autres besoins, a trouvé le moyen d’en diriger la production au mieux de ses intérêts, ainsi que celle des végétaux qui servent à leur alimentation et à la sienne.

Même pour les espèces sauvages, qu’on n’a pu domestiquer, si tous les hommes savaient solidariser leurs efforts, au lieu de se faire la guerre, ils pourraient leur créer des conditions d’existence qui en favoriseraient le développement d’une façon rationnelle et tout à fait conforme aux intérêts de l’humanité entière.


Si la terre ne produit pas assez pour assurer l’existence de la population qui la couvre — assertion fort contestable, mais que nous acceptons, car elle n’infirme en rien l’argumentation qui suit — elle est toute prête à fournir au delà de ce que nous pourrons consommer. Que faudrait-il pour cela ? organiser une société où la richesse des uns n’engendrerait pas la pauvreté des autres, une société où les individus auraient intérêt à s’aider mutuellement au lieu de se combattre.

Nous avons vu que l’aide mutuelle était une des lois naturelles qui guident l’évolution de toutes les espèces, notre travail n’étant pas un ouvrage d’histoire naturelle ni d’anthropologie, on comprendra que nous ne citions pas tous les faits qui appuient cette thèse ; nous renvoyons le lecteur aux divers articles que notre ami Kropotkine a publiés dans la Société Nouvelle, reproduits dans le Supplément de la Révolte, sous le titre générique d’Appui mutuel[1] et à la brochure de Lanessan, l’Association dans la lutte[2]. La loi de solidarité est donc pour nous un fait acquis, nous nous bornerons à démontrer ce qu’elle pourrait accomplir, si elle était appliquée et pratiquée dans les relations sociales et individuelles, dans toute son extension.

Il y a un autre ouvrage à consulter pour se rendre compte des gaspillages qu’entraîne la mauvaise organisation sociale, c’est le livre de M. Novicow : Les Gaspillages dans les sociétés modernes[3]. L’auteur s’y place au point de vue économiste et capitaliste ; ses chiffres tiennent plus ou moins de la fantaisie, et il ne considère les pertes qu’au point de vue capitaliste, ce qui est un mauvais point de vue pour juger toute leur étendue. Mais tel quel, le livre est bon à consulter, les aveux excellents à retenir.


L’antagonisme individuel, règle des sociétés actuelles ; le chacun pour soi, des organisations capitalistes, ont amené une méconnaissance complète des vraies conditions de la richesse. La vraie richesse, certains économistes l’ont dit — j’ignore si ce sont eux qui l’ont trouvé — c’est l’adaptation de plus en plus parfaite de la planète à nos besoins. Or, au lieu de chercher à adapter la planète à nos besoins, chacun a cherché à s’accaparer le travail produit par les autres, à user d’un bénéfice momentané, mais qui détériorait la richesse sociale dans ses conséquences.

Ainsi, l’appropriation individuelle a fait que quelques-uns ont trouvé avantage d’abattre les forêts qui couronnaient les hauteurs de certaines montagnes. Ils trouvaient ainsi le moyen de réaliser immédiatement un bénéfice certain, mais personne n’étant directement intéressé à leur conservation, les hauteurs se sont découronnées de leurs forêts sans qu’on essayât de les replanter ; les terres n’étant plus retenues par les racines, se sont éboulées, entraînées par les pluies et différentes autres causes, jusqu’au pied de la montagne qui s’émiette sans profit pour la plaine.

D’un autre côté, les pluies n’étant plus retenues par la terre végétale, ni pompées par les racines de la forêt, au lieu de couler goutte à goutte dans la plaine, et de régulariser le débit des rivières à un cours moyen, se sont transformées en torrents dont la violence active la dégradation, cause, par moments, des débordements et des ruines dans la plaine, pendant que la rivière reste à sec en temps de sécheresse.

Une dégradation de climat s’en est suivie. Les vents n’étant plus arrêtés par le rideau de la forêt, ne laissent plus égoutter les nuages qu’ils entraînent. Tel climat qui était tempéré, est devenu froid ou chaud, selon la latitude, par suite de la sécheresse ou de la perte de l’abri que lui offrait la forêt de la montagne.

Certaines parties de l’Espagne sont aujourd’hui transformées en désert, alors que du temps des Maures, elles étaient admirablement cultivées, l’expulsion de ces derniers ayant entraîné la perte de l’admirable réseau de canaux d’irrigation qu’ils avaient su établir et entretenir. De même en Égypte où le désert de sable empiète sur la portion cultivée, depuis que la civilisation du temps des Pyramides est disparue. Ainsi de certaines parties de l’ancienne Chaldée, de l’Assyrie et de la Mésopotamie, autrefois florissantes et fécondes, transformées aujourd’hui en déserts de sable.

Voilà ce qu’ont produit les luttes entre individus et sociétés. Voilà un beau champ ouvert à la solidarité mutuelle, pour la reconquête de ces terrains perdus pour la production, et s’il est vrai que la lutte est utile à l’homme, voilà de quoi exercer ses forces. Et ce n’est pas tout.

Nous avons encore des pays entiers couverts de marécages, des dunes où les sables mouvants marchent à l’assaut des villages et des champs du littoral, des côtes à défendre contre les attaques de la mer. Beaucoup de ces travaux sont entrepris, là où il y a chance de profits immédiats, mais combien davantage ne seront jamais exécutés par les sociétés capitalistes, parce qu’elles n’y trouveraient pas une rémunération suffisante immédiate.

On parle, par exemple, de l’assèchement du Zuyderzée pour reconquérir les terres envahies, il y a des siècles, par la mer en fureur ; mais qui peut savoir quand on se mettra sérieusement à l’œuvre, et combien d’autres semblables, qui offriraient à un nombre incalculable de générations, l’occasion d’user leurs forces de combativité à des œuvres utiles et profitables à l’humanité entière, pendant qu’elles y trouveraient pour elles, la satisfaction de travailler au bonheur général. — Nous montrerons plus loin que, dans la société que nous voulons, la dépense de forces ne serait pas une peine, mais une gymnastique nécessaire à la vitalité individuelle. Le temps et les efforts ne seront comptés pour rien, les mobiles des actes humains ayant été transformés par le milieu.


Il y a, en Europe, des terrains immenses, improductifs par suite de la sécheresse du sol ; par contre, les fleuves entraînent à la mer, non seulement des milliards de mètres cubes d’eau, mais aussi les alluvions fertilisantes qu’ils arrachent au sol tout le long de leur parcours, entravant la navigation à leur embouchure ; il suffirait d’un réseau de canaux bien combiné pour capter ces éléments fertiles qui vont se perdre sans profit pour personne, et rendre fécondes des landes improductives. Faut-il citer les mesures sanitaires contre les épidémies qui, aujourd’hui, restent inefficaces parce qu’elles sont prises isolément, mais qui, prises en commun, arrêteraient le fléau à ses débuts ?

On voit qu’il suffit d’énoncer les travaux qui restent à faire aux générations futures, et rendraient la terre habitable sur toute sa surface et productive là où elle est stérile, pour comprendre que cette pénurie de vivres, dont les économistes nous rebattent les oreilles, loin d’être, pour la société capitaliste, une raison de s’éterniser, en est la condamnation la plus formelle, puisque c’est sa mauvaise organisation qui condamne des millions d’hommes à des travaux négatifs, pendant que tant de travaux productifs sollicitent notre activité. Et qu’il suffirait que les hommes s’entendissent et se concertassent pour trouver, dans ces travaux mêmes, la récompense de leurs efforts : « l’entente » au lieu de la « lutte », et l’humanité échapperait à cette misère que l’on nous dit être inévitable, qui n’est que le fruit de la rapacité des uns, de l’imbécillité à l’endurer des autres.


Pour conclure sur ce que nous venons de dire, nous ne saurions mieux terminer qu’en citant ce passage d’un auteur qui ne saurait être suspect de révolutionnarisme, ni de subversion ; mais qui, empoigné par la vérité se plaît à la proclamer en termes émus, trop guidé, peut-être par le seul sentimentalisme. Mais, après tout, le sentimentalisme est une bonne chose en lui-même lorsqu’il ne s’écarte pas de la vérité et de la logique :

«… Aujourd’hui le plus fort, le plus riche, le plus haut placé, le plus savant exerce un empire presque absolu sur le faible, sur l’ignorant, sur l’homme des classes inférieures, et il leur semble tout naturel d’épuiser à leur profit personnel les forces de ces derniers. La société entière doit nécessairement souffrir d’un tel état de choses ; elle doit comprendre qu’il vaudrait mieux voir tous les individus concertant leurs efforts, se soutenant l’un l’autre, tendre au même but, c’est-à-dire, secouer le joug des forces naturelles, au lieu d’user le plus clair de leur vigueur à s’entre-dévorer, à s’exploiter mutuellement. La rivalité, si utile en soi, doit subsister, mais en dépouillant l’antique et rude forme guerrière et exterminatrice de la lutte pour vivre, en revêtant la forme ennoblie, mais vraiment humaine d’une concurrence ayant pour but l’intérêt général. En d’autres termes, au lieu de la lutte pour vivre, la lutte pour la vie en général ; au lieu de l’universelle haine, l’amour universel ! À mesure que l’homme progresse dans cette voie, il s’éloigne davantage de son passé bestial, de sa subordination aux forces naturelles et à leurs inexorables lois, pour se rapprocher du développement idéal de l’humanité ! Dans cette voie aussi l’homme retrouvera ce paradis dont la vision flottait dans l’imagination des plus anciens peuples, ce paradis que, suivant la légende, le péché a ravi à l’homme ; avec cette différence toutefois, que le paradis futur n’est pas imaginaire, mais réel ; qu’il ne se trouve pas à l’origine mais à la fin de l’évolution humaine, qu’il n’est pas le don d’un dieu, mais le résultat du travail, le gain de l’homme et de l’humanité. » (Büchner, l’Homme selon la science[4], pp. 210 et 211).

Et nous ajouterons :

Paradis où il ne sera permis aux travailleurs d’y entrer, que lorsqu’ils auront compris que leurs maîtres ne leur en ouvriront jamais les portes, paradis qu’il ne leur sera permis d’habiter que lorsqu’ils auront l’énergie de vouloir le conquérir et de culbuter ceux qui leur en barrent l’entrée.


  1. Devant paraître prochainement en volume.
  2. Chez Douin, rue de l’Odéon.
  3. Un vol., chez Alcan, 108, boulevard Saint-Germain.
  4. Un vol., chez Reinwald.