La Société future/Chapitre 9

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IX

DE L’INFLUENCE MORALE DE LA RÉVOLUTION


La révolution sera donc la phase transitoire qui doit nous conduire à la réalisation complète de notre idéal. Elle le sera d’autant mieux que son influence contribuera à développer cérébralement les individus et à les préparer à savoir user de leur liberté !

Mais, ici une petite digression est utile.

« Pourquoi se préoccuper de ce qui se passera demain ? » nous disent certains révolutionnaires, préférant s’instituer les « conducteurs » de la masse, que de tenter de l’instruire. « Nous avons assez à faire de soutenir la lutte présente, sans perdre notre temps à chercher ce que nous pourrons faire après. Ne nous attardons pas à rêvasser sur des utopies quand le présent est là, qui nous sollicite et nous étouffe. Luttons d’abord contre la société actuelle, quand elle sera renversée, nous verrons ce que nous aurons à faire ».

Et certains anarchistes tiennent le même raisonnement et trouvent que c’est perdre son temps de discuter « avenir ».

Ce qui nous fait considérer à nous, ces discussions sur l’avenir comme très utiles, c’est que les révolutions passées ont toutes piteusement échoué parce que les révoltés se battaient, se reposant sur leurs meneurs pour organiser les relations sociales et reconstituer le nouvel ordre de choses. C’est parce qu’ils se sont toujours contentés d’aspirations vagues, mal définies, que les travailleurs se sont toujours vu frustrer des fruits de leurs luttes.

La majorité des travailleurs s’est toujours uniquement préoccupée des besoins de la lutte présente, se contentant de prendre part à la bataille, de fournir la chair à fusillade, laissant à d’autres le soin de penser. L’idéal, le désir, le but pour lequel combattait la masse, était certes bien clair dans son entendement, c’était tout comme nous l’entendons nous-mêmes : la liberté, le bien-être pour tous.

Mais, sous quelle forme cela devait-il lui venir ? — elle ne s’en était pas préoccupée. On lui avait parlé de la République qui devait l’affranchir, d’un socialisme mal défini, mais lui laissant entrevoir tout un monde de félicités, cela avait suffi, elle avait combattu pour cette République qui devait apporter le bonheur sur la terre, laissant aux « initiés », à ceux « qui savaient » et en qui elle avait confiance, le soin d’organiser après la lutte, son bien-être et sa liberté, mettant à leur service des mois et des années de misère pour leur donner le temps de lui arranger quelque chose de tout à fait convenable !

Lorsque impatiente, ne voyant rien venir, à bout de souffrances, de misère et de privations, elle exigeait la réalisation des promesses, c’était du fer et du plomb qui étouffait ses murmures.

Pour qu’il n’en soit plus ainsi, pour qu’on ne leur remette pas, le lendemain de la lutte, le joug qu’ils auront brisé la veille, lorsque les travailleurs seront amenés encore une fois à user de la force pour reconquérir leurs droits, il faut qu’ils sachent ce qu’ils veulent, quelles sont les institutions qui leur sont néfastes, afin qu’ils ne se laissent plus tromper, qu’ils n’aient plus à se reposer sur personne du soin de les conduire, et sachent d’eux-mêmes faire table rase de ce qui doit définitivement disparaître.

Certes, il est facile de dire : « Ne nous occupons pas de ce qui se passera demain ; à chaque jour suffit sa tâche ; occupons-nous de détruire ce qui nous gêne, nous verrons ensuite ». Nous comprenons fort bien l’impatience que l’on peut éprouver de sortir du bourbier où l’humanité s’enlise, mais si nous voulons que les vérités que nous cherchons à faire comprendre soient nettement saisies par ceux que nous cherchons à convaincre, qu’ils en aient la perception nette, sachant clairement ce qu’ils veulent, et capables de ne pas se laisser dévoyer de leur chemin par les phraseurs, il nous faut bien élucider la question de l’avenir ainsi que celle du présent.

Les révolutions ne se faisant qu’à coups d’idées, nous voulons déblayer complètement le terrain sur lequel nous devons combattre, nous voulons débarrasser notre route de tous les obstacles et les préjugés qui entravent notre marche. Et ce n’est que lorsque les individus auront une conviction solidement raisonnée, qu’ils sauront se passer de meneurs.

Il ne faut plus que l’on dirige la masse avec des mots. Il ne faut pas que sous les épithètes : Liberté, socialisme, on lui fasse avaler tous les systèmes de régression possible. Que chaque individu soit éclairé sur tous les points et dans tous les détails, cela est impossible, les événements nous surprendront avant que ce travail soit achevé et ce n’est du reste pas nécessaire.

Que chacun ait une compréhension bien nette de son individualité, qu’il sache qu’il ne la fera respecter qu’en respectant celle des autres, pour le surplus les circonstances et la situation le guideront. Que les individus sachent encore ce qui doit rester invariable dans leur action, tout ce qu’ils devront empêcher de renaître pour que la victoire leur soit assurée. Quand on sait bien ce que l’on veut, on fait de la bonne besogne.

« Nous avons le présent contre lequel il faut lutter de toute notre énergie », cela est fort vrai, mais la lutte doit être envisagée à un point de vue plus large, ausculté sous toutes ses faces, et il y a assez de besogne pour toutes les volontés et toutes les énergies.

Pour opérer une transformation, telle que nous l’entendons, il n’est pas trop de toutes les aptitudes, de tous les dévouements ; qu’importe la forme sous laquelle ils se produisent, du moment qu’ils ont pour but l’élucidation d’une vérité, la destruction d’un préjugé. De chacun selon ses forces ! C’est cette division du travail qui, permettant à toutes les initiatives de se produire, nous facilitera la destruction des institutions qui nous oppriment, nous mettant à même de les attaquer de tous les côtés à la fois.


D’autres, — les socialistes — nous disent : « Mais, si vous n’avez pas un pouvoir, comment ferez-vous pour empêcher les patrons, propriétaires, gouvernants et autres capitalistes de se liguer pour tenter une contre-révolution et rétablir leur autorité ? »

Si les socialistes qui font cette objection, voulaient bien réfléchir à la somme d’énergie qu’il aura fallu dépenser pour faire triompher la révolution sociale, s’ils voulaient bien se convaincre que ce qui fait la force de la bourgeoisie, ce sont les institutions actuelles, l’ignorance et la division du prolétariat, toutes choses qui n’existeront plus puisque la révolution aura réussi, ils ne feraient pas si piètre objection. — Lorsque les bourgeois, en possédant l’intégrité de leurs forces n’auront pas su empêcher la victoire du peuple, comment veut-on qu’ils en retrouvent de plus fortes pour bouleverser le nouvel ordre de choses et rétablir leur exploitation ?

Pour que les travailleurs consentissent à se laisser endoctriner par les capitalistes, il faudrait donc que la Révolution ne leur eût pas apporté les améliorations qu’ils en attendent ? Pour qu’ils acceptassent de se courber à nouveau, sous le joug de l’exploitation, il faudrait que la désillusion fût bien grande ?

Les capitalistes, livrés à leurs seules forces, seraient impuissants à défendre leur système d’exploitation. Il leur faut l’armée, la police, la bureaucratie, levées parmi les travailleurs, pour leur faire un rempart de paperasses et de baïonnettes : ne sera-ce pas l’œuvre de la révolution de disperser tout cela ? Est-ce que, même à l’heure présente, la majorité de ces défenseurs de l’ordre bourgeois ne l’est pas malgré elle ?

Dans une société où les individus seraient libres d’évoluer comme ils l’entendraient, n’ayant aucune contrainte à subir, ayant la satisfaction de leurs besoins assurés, nous ne les voyons pas bien, s’enrôler au service des bourgeois, puisque les promesses que ceux-ci pourraient leur faire seraient bien au-dessous de ce que les autres pourraient se procurer eux-mêmes.

Ou les institutions bourgeoises disparaîtront dans la lutte, et alors les travailleurs auront goûté aux bienfaits du nouveau régime et sauront le défendre, ou bien les bourgeois seront encore une force, mais alors c’est que la révolution ne sera pas terminée, ce sera la lutte encore, il y aura de la besogne à faire, mais cette besogne sera l’affaire des révoltés eux-mêmes, et non celle d’un gouvernement.


Avec un pouvoir constitué, le danger serait bien autrement grand. La possibilité que pourraient avoir les rétrogrades de s’en emparer par ruse ou par force, et de disposer des forces vives de la collectivité pour les retourner contre elle, serait bien autrement redoutable.

Les travailleurs n’iront jamais, d’eux-mêmes, remettre le cou sous le joug, mais la révolution, par contre, ne sera toujours que l’œuvre d’une minorité consciente, qui entraînera la masse derrière elle, par son exemple et sa conviction. Cette masse s’instruira, s’éclairera, mais, provisoirement encore, elle ne sera que trop portée à obéir à ceux qu’elle croira ses chefs. Le seul moyen de parer au danger est de ne pas la laisser s’en créer. Livrée à elle-même, elle saura s’inspirer des circonstances et trouver l’organisation qu’il lui faut.

D’autres contradicteurs nous objectent les mauvais sentiments de l’homme : comment fera-t-on pour empêcher les attentats contre les personnes ? ceux qui voudraient s’accaparer les meilleures places, ou s’installer là où ils gêneraient la collectivité, et autres objections semblables que leur inspirent les effets de la société actuelle ?

Certes, nous ne voulons pas prétendre que les individus, de par le seul fait de la révolution, seront devenus, du jour au lendemain, de petits anges qui n’auront plus qu’un désir : se faire des amabilités et se sacrifier les uns pour les autres. Il serait temps de sortir de cette légende et ne pas nous faire dire ce que nous n’avons jamais pensé.

Nous disons que, sauf de très rares exceptions, même les natures les plus perverses, personne ne fait le mal pour le plaisir de faire du mal. Nous affirmons et démontrons que la société actuelle, par son organisation antagonique des intérêts, engendre elle-même les divisions qui la ruinent et que c’est elle qui pousse les individus à se nuire.

Malgré toutes les raisons et les causes de mal faire que leur fournit la société, malgré le profit qu’ils pourraient y trouver à les accomplir, beaucoup d’individus y sont réfractaires, ceux qui se livrent à leurs mauvais penchants, ne sont que la minorité, et la plupart du temps ils y sont encore poussés par le milieu, les circonstances, l’éducation, toutes causes découlant de la mauvaise organisation sociale.

Or, si la mauvaise organisation sociale est la cause génératrice des crimes, ceux-ci doivent disparaître avec elle. La société actuelle ne s’attaquant qu’aux effets, puisqu’elle-même est la cause, les voit se multiplier sous son action, absolument comme les bûcherons qui, coupant l’arbre au collet de la racine, ne tardent pas à voir, de la souche, repousser des jets vigoureux et présenter deux, trois, cinq et six plants nouveaux là où il n’y en avait qu’un ; nous, nous voulons déterrer la racine et la brûler, afin qu’elle ne produise plus.

Et si, dans la société future, il se reproduisait de ces actes, ce ne pourraient être que des cas isolés et ataviques que les individus d’alors auront à empêcher, mais qui ne nécessitent pas un outillage social spécial pour les réprimer.


La propriété, la misère, voilà les grandes causes génératrices de crimes. Encore une fois, on n’est pas criminel pour le simple plaisir de tuer. Que l’on repasse les causes les plus célèbres, là où les crimes font le plus horreur, on y trouvera toujours le même mobile : l’intérêt. Même les crimes de vengeance que l’on pourrait classer dans la catégorie des crimes passionnels, la plupart prennent leur origine dans des divisions d’intérêt. S’il était possible de les analyser tous, peut-être en échapperait-il très peu à cette règle.

Le vol qui fournit le plus de cas de répression et qui est parfois plus puni que le meurtre, n’est-il pas le produit direct de l’appropriation individuelle, de l’intérêt et de la misère ? La misère et la propriété individuelle étant supprimées, le vol n’aura plus raison d’être. Quand tout ce dont vous pourrez avoir besoin sera à votre disposition, vous amuserez-vous à voler ?

Nous avons les exemples de ces peuplades où la propriété individuelle est réduite à sa plus simple expression : la cabane où loge la famille, les effets et ustensiles qui lui servent directement, tout le reste est à la libre disposition de tous, eh bien, sauf de la part de ceux qui ont déjà réussi à s’attribuer certaines fonctions d’autorité — on ne nous cite pas de cas où l’on aurait vu les plus forts chercher à déloger les habitants d’une cabane pour s’y installer, ou leur enlever leurs instruments de chasse et de pêche.

Dans certaines tribus, un individu s’est éloigné de chez lui, il a faim, il entre dans la première case venue, s’asseoit à la table au milieu de la famille, et puise au plat sans en demander la permission à personne. Une fois repu, il s’en va sans même remercier ses hôtes de rencontre, sans que ceux-ci pensent le moins du monde avoir été volés. Eux-mêmes en auraient fait autant dans sa situation : question d’habitude et de réciprocité, voilà tout.

Est-ce que ces mœurs ne valent pas mieux que les nôtres, où celui qui aura faim sera forcé de s’humilier ou de se révolter ? Elles manquent peut-être des formalités de notre civilité puérile, faites-les plus gracieuses, mais laissez-leur leur primitive simplicité.


Oui, nous dira-t-on, mais il y a les crimes passionnels. « Ha ! ceux-là, ne sont pas le produit de l’organisation sociale actuelle ? Ceux-là, dérivent bien de la mauvaise nature des individus ? Pour ceux-là, vous aurez beau changer le milieu, vous ne les ferez pas disparaître. Vous serez bien forcés de prendre des mesures contre leurs auteurs ».

Eh bien là, encore, n’en déplaise à nos contradicteurs, nous soutenons qu’ils ne sont que le produit d’une mauvaise organisation sociale. Nous avons déjà vu que, pour la vengeance, par exemple si on pouvait les disséquer et les analyser, comme on autopsie un cadavre, comme l’on fait une analyse chimique, on retrouverait, pour la plupart, l’intérêt comme première cause de division. Si on les prenait tous, chaque drame passionnel, l’un après l’autre, on y trouverait l’effet d’une mauvaise organisation sociale, l’action d’une loi funeste ; en tous cas, le produit d’une éducation fausse, d’un préjugé inculqué par l’éducation sociale.

Si les individus avaient appris à respecter, non une loi qu’ils ne connaissent que vaguement, mais l’autonomie de leurs semblables qui est tout aussi respectable que leur vie, ils sauraient qu’en empiétant sur cette autonomie, ils risquent de s’attirer des représailles. Si on n’avait pas l’espérance de se mettre à couvert de la vindicte des individus lésés, en sachant se couvrir d’un texte de loi, peut-être verrait-on se produire moins de sévices, d’injures, d’actes d’oppression sur l’individualité humaine ?

Dans les crimes foncièrement passionnels, là où, parfois, certaines gens s’apitoient sur l’agresseur, et qu’acquittent les magistrats de la société actuelle, on pourrait encore trouver l’influence néfaste de la société.

Si les hommes n’étaient, de par le code et les préjugés, habitués à considérer la femme comme un être inférieur, comme une propriété qui devient leur chose, parce qu’elle aura consenti une fois à se livrer à leurs caresses, peut-être verrait-on moins d’amoureux larder l’objet de leur flamme devenu réfractaire à leur « amour », peut-être y aurait-il moins de maris trompés, enclins à se venger en lacérant la peau de l’infidèle qui a fait des déchirures au contrat. S’ils se sentaient moins couverts par la loi, peut-être seraient-ils moins féroces ?

L’adultère lui-même n’est-il pas un produit de la loi imbécile qui se mêle de réglementer les rapports sexuels ? de la société qui fait intervenir des considérations économiques, là où il ne devrait y avoir que des sentiments, qui entrave l’association de deux amants et veut ensuite empêcher leur séparation ? N’est-ce pas la faute de toutes ces entraves morales et matérielles, de la fausse éducation reçue si, de tout cela, il en ressort l’hypocrisie et le mensonge ? La société réprouve deux époux qui, ne sympathisant plus, se séparent, mais couvre de son indulgence ceux qui, gardant les apparences, se trompent assez discrètement pour ne pas trop faire parler d’eux. De quoi se plaint-on ?

Basée sur le mensonge, l’hypocrisie et la duplicité, la société ne peut engendrer que la violence et l’ignominie. Même dans les rapports qui paraissent le mieux avoir leur source dans les seules convenances individuelles. Comprimée dans ses aspirations les plus intimes, forcée de mentir et de dissimuler, soit pour ménager des susceptibilités, soit pour ne pas se rendre la vie impossible dans un milieu social absurde, l’individualité humaine se ratatine, s’atrophie et se pervertit, à moins que, parfois, elle ne se venge en éclatant.


Les crimes supprimés ou écartés, les attaques à la propriété rendues impossibles, que reste-t-il à craindre ? — Les petites tracasseries de voisin à voisin, la menue monnaie de nos tribunaux civils et correctionnels, cela vaut-il vraiment la création de ce formidable appareil judiciaire et répressif qui sert de sauvegarde à la société actuelle ; là encore la transformation sociale n’aura-t-elle pas apporté son action bienfaisante en adoucissant les relations entre individus, en éliminant les causes de division ?

Restent les criminels dont les actes ne paraissent avoir aucun mobile explicable autrement que par une frénésie brutale, une perversion de sentiments. Mais ceux-là ne sont que l’exception, ils sont excessivement rares, et le pouvoir des lois n’a absolument aucune prise sur leurs auteurs, leur répression aucune influence sur ceux qui peuvent être entraînés à en commettre de semblables. Ceux-là relèvent de la pathologie, la justice distributive n’a rien à voir avec eux.

Pour le médecin et l’anatomiste qui étudient réellement pour savoir et non pour obtenir des distinctions honorifiques, lorsqu’un cas semblable se présente à eux, le cerveau de l’auteur d’un acte semblable ne leur présenterait-il à l’analyse aucune altération sensible aux moyens d’investigations actuels, pour le savant qui cherche la vérité, et non une situation en flagornant la société, en se faisant le pourvoyeur du bourreau ; il n’en reste pas moins acquis que cet individu n’a pu obéir qu’à des impulsions indépendantes de sa volonté.

La société peut avoir le droit de se défendre, mais elle, ni qui que ce soit, n’a le droit de punir ou de récompenser. Et, avant de rendre l’individu responsable de son acte, cette société vengeresse devrait se demander si elle n’est pas la première fautrice du forfait dont elle se plaint, en forçant une partie de ses enfants à croupir dans la misère, l’ignorance et la dépravation ; en leur refusant les moyens de développement dont elle dispose pour des préférés, en créant des conditions d’existence qui ramènent l’homme au niveau de ses ancêtres de l’âge de la pierre, en admettant que nos ancêtres de cette époque fussent aussi féroces que l’on veut bien le dire.


Il pourra se produire des cas de violence dans la société future, quels qu’en soient les mobiles, il faudra bien s’en défendre, cela est certain. Mais ceux qui en seront victimes seront en état de légitime défense contre ceux qui voudraient attenter à leur vie ou à leur autonomie ; à moins d’être tout à fait insociable, un individu a toujours des amis qui ne le laisseront pas injustement molester. Même quand vous ne connaissez pas la victime, tout acte arbitraire que vous voyez se commettre sous vos yeux ne vous révolte-t-il pas, et n’êtes-vous pas entraînés à prendre la défense de l’opprimé ? Mais alors que l’on ait le courage de se défendre quand l’agression se produit, que l’agresseur soit châtié séance tenante, cela c’est de la saine morale, on a, tout au moins, le courage de ses actes.

Mais s’abriter derrière un appareil formidable de répression, derrière des entités qui mettent toutes les forces sociales contre un seul individu et prétendre lui appliquer peine et châtiment en jugeant des actes que l’on n’a pas vu commettre, dont on ne connaît pas l’origine, c’est de la couardise. De quel droit la société vient-elle se substituer aux individualités pour punir, lorsqu’elle n’a pas su prévenir l’agression ? de quel droit vient-elle parler défense, quand elle n’a pas su l’assurer matériellement ? Autant nous comprenons la mise à mort d’un ennemi lorsqu’il vous met dans la nécessité de vous défendre, autant nous répugne un meurtre commis au milieu d’une mise en scène théâtrale, ordonné froidement, à l’abri de toute représaille, commis méthodiquement sur un homme réduit à l’impuissance, sous prétexte de lui apprendre à respecter la vie de ses semblables. Que l’on force le juge, alors, à exécuter sa sentence !

Est-ce que le châtiment du criminel a jamais empêché d’autres crimes de se produire ? Est-ce que toute l’organisation policière et son innombrable personnel ont jamais prévenu aucun acte de violence ? Ne les voit-on pas se multiplier sous la pression des circonstances et de la misère ? Faites donc que votre société assure l’existence de chacun, qu’elle engendre l’amour au lieu de la haine, et vous n’aurez plus d’actes de violence à réprimer.


Quant aux actes agressifs qui pourront se produire isolément, ce ne seront que des exceptions, et il est plaisant de vouloir entraver par des lois la liberté générale pour réprimer des exceptions.

La nature de l’homme n’est pas d’être malade, d’avoir un cerveau détraqué, de chercher à son dam la lutte contre ses semblables ; dans une société sainement constituée on verra les faits de violence se raréfier, les maladies, les affections cérébrales elles-mêmes s’atténuer et disparaître, la plupart n’étant que la conséquence, directe ou indirecte, des mauvaises conditions d’existence que crée la société. Tout cet héritage morbide devra s’atténuer à la disparition des causes qui l’ont produit et l’entretiennent, la race humaine se régénérer et se retremper dans la pratique de la liberté, de la solidarité et le bien-être.

Certes, ce serait folie de croire que ces anomalies disparaîtront instantanément avec les causes qui leur ont donné naissance. Nous les subissons depuis trop de siècles, l’hérédité les a trop ancrées dans notre constitution pour qu’elle ne continue pas de les transmettre encore à de nombreuses générations ultérieures, mais elles iront s’atténuant, s’affaiblissant graduellement, puisqu’elles n’auront plus de foyers générateurs où se retremper. Et, quelque paradoxal que cela puisse paraître, la révolution viendra, en cet ordre d’idées, exercer son influence salutaire.

On a remarqué que, dans les périodes troublées où la masse est en ébullition, les maladies, les épidémies avaient beaucoup moins de prise sur les populations en effervescence. Cela s’explique : la lutte, le mouvement, l’enthousiasme, la tension d’esprit, la volonté s’amplifiant, tout cela porte les forces vitales de l’individu à une haute intensité, annihile les causes morbides qu’il peut avoir, le rend réfractaire à celles qui viennent du dehors.

La longue période révolutionnaire que l’humanité aura à traverser, exaltant chez les individus toutes les passions qui font leur vitalité, les portera à un tel état de superaiguïté que cette période contribuera, déjà, pour une bonne part, à la régénération de l’homme, en l’aidant à éliminer les causes de dégénérescence qui l’entraînent actuellement à la décadence.

La société future, en ramenant l’homme à des conditions normales d’existence, l’affranchira, sinon de toutes les maladies, car il faut compter avec l’imperfection des êtres, le libérera du moins de toutes celles qu’il ne doit qu’à son ignorance et à la rapacité de ses exploiteurs et le remettra dans la voie du progrès.