La Sonate à Kreutzer (trad. Halpérine)/16

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Flammarion (p. 126-141).


XVI


Les enfants se succédèrent assez rapidement, et, avec eux, arriva ce qu’on voit toujours venir avec les enfants et des médecins. Oui, les enfants, l’amour maternel !… Encore un des agréments de la vie ! Pour les femmes de notre monde, les enfants ne sont pas une joie, un orgueil, l’accomplissement de leur destinée, mais une inquiétude, une terreur, un supplice, une punition : elles ne se gênent point pour exprimer à ce sujet leur pensée et leurs sentiments.

Les enfants sont pour elles un tourment non par leur naissance, leur allaitement et les soins qu’ils exigent — les femmes, et la mienne était de celles-là, ont un instinct maternel très développé qui les rend prêtes à toute éventualité — mais parce qu’ils peuvent tomber malades et mourir. Si elles craignent l’enfantement, ce n’est pas qu’elles refusent leur amour aux enfants. C’est qu’elles ont peur pour la santé et la vie de l’enfant bien-aimé. C’est pour cette raison qu’elles ne veulent pas nourrir. « Si je le nourrissais, se disent-elles, je m’y attacherais trop, et s’il mourait après… ? » Elles préféreraient presque des bébés en caoutchouc, point exposés à tomber malades et à mourir, et facilement réparables. Quelle confusion dans la tête et dans le cœur de ces pauvres femmes ! Pourquoi évitent-elles d’avoir des enfants ? De peur de trop aimer.

Elles redoutent comme un danger l’amour, cet état idéal de l’âme. Et pourquoi ? Parce qu’un homme est pire que la bête quand il ne vit pas en homme. La femme n’envisage l’enfant qu’au point de vue du plaisir. Le commencement est pénible ;… mais bientôt : Oh ! ces menottes ! ces petons ! ce sourire ! ce joli petit corps ! ce gazouillement ! ce hoquet ! En un mot, cet amour maternel est bestial, tout fait de sensualité. On ne songe pas à l’apparition mystérieuse de ce nouvel être, destiné à prendre notre place qu’on lui assigne déjà dès le baptême. On n’y croit pas, et cependant ce n’est que l’avertissement de l’importance du nouveau-né dans l’humanité. On a repoussé tout cela, on n’y croit plus. Mais on ne l’a remplacé par rien et nous n’avons plus que les rubans, les dentelles, les menottes et les petons ; en somme, ce qui est inhérent à la bête. La seule différence est que la bête n’a ni intelligence, ni entendement, ni raison, ni médecins, oui, ni médecins.

Le veau périt, le poussin meurt, la vache beugle, la poule glousse, toutes deux poursuivent leur vie.

Que fait-on chez nous quand un enfant tombe malade ? Vite de l’aide, du secours ! Quel médecin choisir ? Où aller le chercher ? Et si l’enfant meurt, où sont les petons, les menottes ? À quoi bon aller au-devant de ces souffrances ?

La vache ne va pas si fort avant dans les choses et c’est pour ce motif que les enfants sont un vrai tourment. La vache, n’ayant pas de raisonnement, n’envisage pas les moyens qu’elle aurait pu employer pour sauver son petit. Aussi la peine qu’elle éprouve dans son état physique n’est qu’un état et non une douleur que viennent exagérer le repos et la satiété. Elle ne peut se demander le pourquoi de ses douleurs et la raison de son amour puisque le petit devait mourir. Elle n’a pas de jugement qui lui dise qu’elle peut dans l’avenir n’avoir plus d’enfants, que, si elle en a quand même, il est inutile de les nourrir, de les aimer, puisque cet amour ne conduit qu’à la souffrance. C’est le raisonnement que se font toutes nos femmes, et l’homme est la pire des bêtes s’il ne vit pas en homme.

— À votre idée, comment traiter humainement les enfants ?

— Comment ? En les aimant en homme.

— Mais, les mères n’aiment-elles pas leurs enfants ?

— Si, mais pas humainement, ou presque jamais ; elles ne les aiment même pas comme la chienne aime ses petits. Notez que la poule, l’oie, la louve seront toujours pour la femme un modèle inimitable d’amour maternel. La femme qui se jette sur un éléphant pour sauver son enfant est un cas des plus rares.

Au contraire, la poule, le moineau se précipitent hardiment sur un chien, se sacrifiant à leurs petits. Il est bien extraordinaire qu’on ait à raconter d’une femme une chose semblable.

Notez encore que la femme a la faculté de se priver de son amour physique pour son enfant ; la bête ne le peut pas. En est-il ainsi parce que la femme est au-dessous de la bête ? Non, c’est parce qu’elle lui est supérieure (encore supérieure n’est-il pas le mot juste ; elle ne lui est pas supérieure, c’est un être d’une autre essence), parce qu’elle a d’autres devoirs, des devoirs humains ; la femme peut se priver de cet amour physique pour cette raison que cet amour, elle le concentre tout entier sur l’âme de l’enfant. C’est le rôle propre de la mère et c’est ce qu’on ne trouve pas dans notre société.

Les récits concernant des femmes héroïques qui ont sacrifié leurs enfants à un idéal, nous les considérons comme des contes de l’antiquité qui ne peuvent nous toucher. Pour moi, je crois que si la mère manque de cet idéal auquel elle pourrait sacrifier son amour physique pour son enfant, si elle dépense toute la force psychologique qu’elle renferme en elle à tenter l’impossible, à soigner son enfant avec l’aide des médecins, elle ne s’en rendra que plus malheureuse et éprouvera toujours les mêmes souffrances.

C’est ce qui eut lieu pour ma femme. Que lui importait d’avoir un enfant ou cinq ! Au contraire, ce fut mieux quand elle en eut cinq. Toute notre existence était gâtée par la peur d’un accident pour les enfants, par des maladies réelles ou de pure imagination, par leur présence même, simplement. Quant à moi, tant qu’a duré ma vie conjugale, j’ai senti fortement que tout mon bonheur et tous mes intérêts ne tenaient qu’à un fil et dépendaient exclusivement de la santé, du bien-être et de l’activité de mes enfants.

Les enfants tiennent la première place : parfait ; cependant, il faut bien que nous vivions tous. De nos jours, les parents n’ont pas de vie propre ; toute leur vie est attachée à un cheveu, il n’y a plus de vie de famille, de vie conjugale. Pour si importante que soit l’affaire dont la conclusion nous occupe, nous laissons, nous négligeons, nous oublions tout dès qu’on nous annonce que Vassia a mal au ventre ou que Lisa souffre de la gorge. Nous oublions tout pour ne plus songer qu’au médecin, au pharmacien, à la température du malade.

Je n’ai pas à ajouter qu’il est impossible d’engager une conversation sans qu’à l’endroit le plus sérieux Pierre ne fasse invasion dans la chambre pour demander si on veut lui donner une pomme, quel costume il doit mettre, ou sans que la nourrice entre avec un bébé qui pleure. La vraie vie de famille n’existe plus. Toutes nos actions, toute notre manière d’être dépendent de la santé des enfants. Et la santé des enfants ne dépend de personne au monde ; aussi, toute notre vie peut-elle être anéantie par les médecins qui se prétendent les dispensateurs de la santé. Ce n’est pas une existence. On est continuellement sur le qui-vive ; un danger succède à un autre, on double ses efforts pour mieux se défendre : on se trouve dans la position d’un navire qui sombre.

J’ai cru parfois que les craintes de ma femme pour les enfants étaient fictives, pour lui faciliter la victoire sur moi, tant elle arrivait simplement à résoudre à son profit toutes les difficultés. Je croyais alors toutes ses paroles et tous ses actes dirigés contre moi ; je m’aperçois aujourd’hui que ses ennuis et ses tourments étaient causés par les enfants, par leur bon ou leur mauvais état de santé. Pour elle comme pour moi, c’était un martyre.

Les enfants étaient cependant pour elle une source d’oubli et d’ivresse. J’ai souvent remarqué que dans sa tristesse, à la maladie d’un enfant, elle trouvait un allègement à ses souffrances en se plongeant dans cette ivresse. Et cette ivresse était forcée ; toute autre distraction manquait.

On lui racontait à chaque instant que madame X… avait perdu deux enfants, qu’un médecin avait sauvé ceux de madame N…, que, autre part, on avait changé de logement et qu’on avait ainsi sauvé les enfants. Les docteurs, naturellement, confirmaient la chose en se rengorgeant et cela renforçait la conviction de ma femme. Certes, elle aurait bien voulu ne pas avoir peur, mais il suffisait que le médecin prononçât les mots d’empoisonnement du sang, de scarlatine ou — Dieu nous en préserve ! — de diphtérie, et la voilà partie.

Il est impossible qu’il en soit autrement. Si nos femmes d’aujourd’hui avaient la croyance des femmes d’autrefois : « Dieu nous a donné, Dieu nous a repris » ; que l’âme de l’enfant retourne à Dieu, que sa mort fait de lui un bienheureux parce qu’il meurt dans l’innocence et non dans le péché ; enfin si elles avaient cette croyance qui était générale dans l’ancien temps, si elles avaient seulement un sentiment qui rappelât cette foi, elles supporteraient avec plus de calme les maladies des enfants. Mais elles n’ont plus l’ombre de cette foi disparue sans retour.

Et cependant, l’humanité a besoin d’une croyance ; aussi croient-elles, éperdument, à la médecine, pas même à la médecine, mais aux médecins. Pour l’une c’est le docteur A…, pour l’autre le docteur B…, et comme pour tous les fanatiques, aucune d’elles ne se rend compte de l’ineptie de sa croyance : elles croient quia absurdum. Si elles ne s’entêtaient pas dans une croyance irraisonnée, elles en verraient la folie et en même temps la vanité des prescriptions de ces meurtriers.

La scarlatine est une maladie contagieuse, on transporte alors la moitié de la famille à l’hôtel ; cela nous est arrivé deux fois. Mais, dans une ville importante, tout individu est le centre d’un grand cercle que traversent de nombreux diamètres qui ne sont que les fils de toute sorte de contagions contre lesquelles il n’est pas de mur de protection : boulangers, tailleurs, cochers, blanchisseuses, tout concourt à la propagation.

Je me flatte de prouver à celui qu’une maladie contagieuse chasse de sa maison qu’une autre maladie, tout aussi dangereuse, peut-être la même, l’attend dans son nouveau logement. Qui ignore, par exemple, que des gens riches, ayant tout détruit dans un appartement où il y avait eu la diphtérie, sont tombés malades dans ce même appartement remis à neuf ? Des centaines de personnes, tout le monde le sait, vivent avec des malades et ne sont pas infectées.

Voilà la vérité, et voici maintenant quelle est l’attitude des femmes. L’une dit que son docteur est un excellent médecin. « Pour Dieu ! s’écrie l’autre, il a tué un tel ! » Et vice versa.

Présentez à nos dames un médecin de la campagne : pas la moindre confiance. Appelez, au contraire, un docteur qui roule carrosse, qui a les mêmes connaissances acquises dans les mêmes livres et dans les mêmes écoles, qui demandera cent roubles par visite : en celui-là, confiance absolue.

Nos femmes ne savent pas ce qu’elles veulent. Ayant perdu la croyance en Dieu, les unes mettent leur confiance dans les sorciers et les bonnes femmes, d’autres dans le docteur N… parce qu’il exige des honoraires élevés. Si elles avaient la Foi, elles sauraient que la scarlatine et les autres maladies de même genre ne sont point si redoutables, puisqu’elles ne peuvent atteindre à la seule chose que l’homme puisse et doive aimer, l’âme ; elles sauraient que tout ce qui est susceptible de nous arriver sont des événements que nous ne pouvons empêcher : la maladie et la mort.

C’est ce défaut de croyance en Dieu qui rend leur amour purement physique, qui les pousse à dépenser toute leur énergie à cette utopie : prolonger la vie ! Utopie dont les docteurs promettent la réalisation aux imbéciles et particulièrement aux femmes. Aussi au moindre danger on a recours à eux.

Nos enfants n’ont pas contribué à adoucir nos relations, à nous unir plus intimement ; au contraire, ils accentuèrent notre désunion, étant une cause de plus de querelle. Dès leur naissance, ils furent pour nous une arme de combat, un prétexte à disputes. Chacun de nous avait son favori qui devenait pour lui une arme dans la lutte. Moi, j’avais Vassïa ; elle, Lisa, l’aînée.

Quand ils eurent grandi, que leur caractère fut dessiné, nous les considérions comme des alliés que chacun de nous deux voulait attirer de son côté. Leur éducation souffrait énormément de cette situation, mais, dans nos querelles perpétuelles, nous ne pouvions guère songer à ces pauvres enfants.

Le garçon était mon allié ; quant à la fille, l’aînée, la favorite de ma femme, et qui lui ressemblait, je me prenais souvent à la haïr.