La Sonate à Kreutzer (trad. Halpérine)/15

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Flammarion (p. 113-125).


XV


La Jalousie !… Encore un des secrets de la vie conjugale, que tout le monde connaît, que tout le monde cache. À côté de la haine mutuelle des époux, qui provient de leur avilissement en commun et de bien d’autres motifs, la jalousie mutuelle est une des causes des scènes fréquentes dans les ménages. Mais on s’accorde pour le cacher à tous, et on le cache en effet. Chacun voit en cela un malheur personnel, non la destinée commune.

C’est ce qui m’est arrivé. Il est forcé que la jalousie existe entre deux époux qui vivent immoralement. S’ils ne peuvent sacrifier leur jouissance en faveur de leur enfant, ils en concluent qu’ils ne pourront jamais la sacrifier non pas même au profit du bonheur et de la paix, car on peut pécher en secret, mais au profit de leur propre conscience. Tous deux savent qu’il n’y a, ni pour l’un ni pour l’autre, d’obstacles moraux à la consommation d’une infidélité ; ils le savent parce qu’eux-mêmes, tous les jours, violent, en leurs relations, les principes de la morale : de là leur défiance réciproque et leur surveillance mutuelle.

Quel sentiment terrible que la jalousie ! Je ne parle pas de la jalousie véritable qui, du moins, a sa raison d’être ; celle-là procure des tourments, mais on en peut trouver l’issue ; je parle de cette jalousie inconsciente, acolyte fatal de toute vie conjugale immorale, et qui est sans fin, étant sans cause. Celle-ci est comme un cancer, un mal effroyable qui vous ronge jour et nuit, nuit et jour. Elle est épouvantable, réellement épouvantable !

En voulez-vous un exemple ? Un jeune homme parle à ma femme, la regarde en souriant et, à ce qu’il me paraît, examine son corps. D’où lui vient cette audace de penser à ma femme, à la possibilité d’un roman avec elle ? Et comment elle qui le voit peut-elle souffrir pareille chose ?

Non seulement elle la tolère, mais elle m’en paraît fort aise. Tout ce qu’elle fait même, je le remarque, elle le fait pour lui. En mon cœur naît alors une haine si féroce que toutes ses paroles, tous ses gestes me dégoûtent. Elle s’en aperçoit et est embarrassée, elle feint l’indifférence. Je souffre ! et la voilà gaie, joyeuse ! Ma haine augmente, et je ne peux que la maîtriser, puisque je n’ai point de raisons d’être jaloux, et que je le sais.

On s’assied à côté d’elle, on joue à l’indifférence aussi et on comble le jeune homme de prévenances et de politesses. Puis, mécontent de soi-même, on veut quitter la chambre, la laisser seule ; on sort effectivement. À peine sorti, une pensée terrible vous saisit : « Que se passe-t-il là-dedans ? » Alors on rentre, sous le premier prétexte venu, ou bien on ne rentre pas et on écoute à la porte.

Comment peut-elle s’avilir et m’avilir moi-même en me jetant dans cette humiliante situation d’espion, si triviale, si bestiale même ?

Et lui ? Lui ! Il est comme tous les hommes, comme j’étais avant mon mariage. Il reste content. Il sourit et me regarde en ayant l’air de dire : « Que veux-tu ? C’est mon tour maintenant. »

Horrible sentiment ; non moins horrible le poison qu’il injecte dans mes veines ! Oh ! que j’aurais voulu pouvoir soupçonner sérieusement un homme et lui lancer ce poison ! Il en aurait été marqué toute sa vie comme s’il eût reçu du vitriol à la face. Il m’eût suffi d’être une fois jaloux d’un homme pour ne plus pouvoir reprendre avec lui le ton des relations habituelles, pour ne plus pouvoir le regarder avec calme.

J’ai si souvent jeté à la face de ma femme ce vitriol de la jalousie qu’elle en est restée, à mes yeux, défigurée. À cette époque de haine inconsciente, je l’ai découronnée après l’avoir, dans mon imagination, couverte de honte et d’ignominie. Je lui prêtais les actions les plus contraires à la raison. J’allais (je l’avoue en rougissant) jusqu’à oser la soupçonner, comme une sultane des Mille et une Nuits, de m’avoir trompé avec un valet, à ma barbe et en se moquant de moi.

À chaque nouvel accès de jalousie — il est toujours question de cette jalousie sans motifs — je retombais régulièrement et plus profondément dans l’ornière de mes méprisables soupçons ; il en était de même de son côté. Elle avait lieu, bien plus que moi, d’être jalouse puisqu’elle connaissait mon passé, et elle était en effet plus jalouse que moi.

Sa jalousie me procurait des souffrances d’une autre nature, mais non moins pénibles. En voici un exemple : Lorsque nous causions paisiblement ensemble, elle me contredisait sur un point au sujet duquel elle avait jusque-là professé la même opinion que moi. Bien plus, je voyais qu’elle s’emportait sans motif. La croyant de mauvaise humeur et jugeant que le sujet de notre entretien devait lui déplaire, je parlais d’autre chose. Même histoire ! Elle s’irritait encore plus à propos d’un mot. Surpris, j’en cherchais la raison : rien ; elle me répondait par monosyllabes, par allusions et passait à un autre sujet. Je me prenais à deviner alors que toute sa mauvaise humeur pouvait bien venir soit de ce que je m’étais promené au jardin avec sa cousine qui m’était totalement indifférente, soit d’une cause analogue. Je devinais bien, mais je ne le disais pas. Le dire, c’eût été attiser ses soupçons. Je l’interrogeais, suppliant : elle se taisait et, devinant que j’avais compris, ses soupçons se confirmaient.

— Qu’as-tu donc ? lui demandais-je.

— Rien. Je suis comme toujours, répondait-elle ; et pourtant elle s’emportait comme une folle, tenant des propos déraisonnables et sans fondement.

Parfois on faisait preuve de patience ; d’autres fois, l’orage éclatait, on s’emportait chacun de son côté ; c’était une pluie d’outrages et je recevais en pleine figure l’accusation du prétendu crime. Le vase débordait ; puis, venaient les larmes, les sanglots, elle sortait et courait se cacher en des endroits si invraisemblables qu’on avait grand’peine à la retrouver. Je la cherchais, honteux, en présence des domestiques et des enfants, mais il le fallait ! Je la savais, en cet état, capable de tout. Nous la suivions, nous la retrouvions, et quelles nuits terribles ! Ce n’était qu’après des propos amers, des accusations pénibles, après de terribles crises de nerfs, que nous reprenions enfin notre calme.

Oui, la jalousie, cette jalousie sans motif, est la plaie de notre vie conjugale et j’en ai, pour ma part, horriblement souffert tout le temps.

À deux époques particulièrement mes souffrances furent plus intenses. La première de ces deux époques remonte à la naissance de notre premier enfant, quand nous eûmes pris une nourrice, les médecins ayant défendu à ma femme de le nourrir elle-même. Cette jalousie provint d’abord de l’inquiétude de mère éprouvée par ma femme en raison de ce qui, sans cause, venait apporter un dérangement à la régularité de notre vie ; mais elle provint surtout de ce que je vis avec quelle facilité elle renonçait à ses devoirs de mère, ce qui me faisait conclure, d’instinct et de raison aussi, à la facilité qu’elle aurait à abandonner ses devoirs d’épouse, d’autant plus que sa santé était excellente et que, malgré la défense de messieurs les docteurs, elle allaita, avec le plus grand succès, les enfants puînés.

— Vous ne me paraissez pas beaucoup aimer les médecins, lui dis-je, ayant remarqué l’expression irritée de sa physionomie et l’altération de sa voix toutes les fois qu’il en parlait.

— Il n’est pas question ici d’aimer ou de ne pas aimer ! Ils ont brisé mon existence, comme ils en ont brisé des milliers d’autres. Je ne puis pas ne pas chercher un lien commun entre la cause et l’effet. J’admets qu’ils veuillent, comme les avocats, comme d’autres, gagner de l’argent ; je leur abandonnerais de grand cœur la moitié de ma fortune — et je suis certain que tout homme qui les connaîtrait agirait de même — s’ils consentaient seulement à se désintéresser de notre vie de famille et ne pas toujours se mêler des choses où ils n’ont que faire.

Je n’ai pas consulté la statistique, mais je connais personnellement des centaines de cas — et il y en a des millions — où tantôt ils ont tué l’enfant dans le sein de la mère en prétendant qu’elle ne pouvait accoucher, tantôt la mère, sous le vain prétexte d’une opération.

On ne tient pas compte de ces meurtres, de même qu’on a négligé ceux de l’Inquisition, dans la conviction qu’ils étaient utiles à l’humanité. Les crimes des médecins sont incalculables, encore ne sont-ils rien auprès de la putréfaction morale qu’engendre le matérialisme dont ils sont les pères et qu’ils lancent dans le monde avec l’aide de la femme. Je ne m’arrêterai même pas à ce fait que, en suivant leurs conseils, nous en arriverions forcément, de par la force de la contagion, non à l’union, mais à la désunion complète. D’après leurs principes, nous devrions passer notre temps, dans le repos et l’isolement, à nous servir d’acide phénique — il est vrai qu’aujourd’hui ils trouvent qu’il ne vaut plus rien ! — Là n’est pas le pis. Leur poison le plus violent est la corruption dans laquelle ils plongent l’humanité, les femmes tout particulièrement. On ne peut plus dire, ni à soi-même ni aux autres, de nos jours : « Tu mènes une vie déplorable, corrige-toi. » Non ! Quand on mène une mauvaise vie, c’est la faute d’une maladie nerveuse ou de quelque chose du même genre. Alors on va consulter les docteurs ; moyennant un franc ils prescrivent des remèdes que le pharmacien fournit. On devient plus malade ; vite au docteur, au pharmacien ! Charmante invention en vérité !

Pour revenir au sujet qui nous occupait, je vous dirai que ma femme a fort bien nourri nos enfants, que ceux-ci ont beaucoup servi à apaiser les souffrances que m’occasionnait ma jalousie, mais qu’hélas ! ils ont été la cause de nouveaux tourments. Mais cela était peut-être pour le mieux, car la catastrophe a été retardée. Les enfants nous ont sauvés pour quelque temps. Pendant huit ans ma femme a mis au monde cinq enfants qu’elle allaita elle-même.

— Et où sont actuellement vos enfants ? demandai-je. Je veux dire…

— Les enfants ? s’écria-t-il, et ses yeux s’allumèrent.

— Pardon, j’ai peut-être éveillé quelques souvenirs pénibles ?

— Non, non, du tout… La famille de ma femme s’est chargée des enfants. Je leur aurais abandonné ma fortune pour pouvoir moi-même élever mes enfants, mais comme je passe pour être fou, on m’en a refusé la garde. C’est malheureux, car je les aurais élevés de manière à ne pas ressembler à leurs parents… Au reste, il vaut peut-être mieux qu’il en soit ainsi, car je ne suis plus bon à rien.