La Sonate à Kreutzer (trad. Halpérine)/22

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Flammarion (p. 191-198).


XXII


De toute la journée, je n’adressai pas la parole à ma femme, je ne le pouvais pas. Sa proximité provoquait en moi une haine telle que j’avais peur de moi-même. Elle me demanda, à table, en présence des enfants, quand je partirais pour mon voyage. Je devais aller la semaine suivante à une assemblée du Zemstvo. Je lui répondis. Elle s’enquit sur mes besoins de la route. Je ne répondis plus un mot et regagnai, silencieux, mon cabinet de travail.

D’habitude elle n’entrait jamais dans mon cabinet, surtout à cette heure. Tout à coup je reconnus ses pas qui approchaient. Une pensée terrible, ignoble, envahit mon âme : « Venait-elle chez moi à cette heure indue, comme la femme d’Urie, pour cacher une faute déjà commise ? Venait-elle réellement chez moi ? » Et ses pas se rapprochaient. « Mais si elle venait, j’avais donc raison ? »

Une haine terrible s’empare de moi. Les pas se rapprochent, se rapprochent encore. Passerait-elle par là pour aller au Salon ? Non. La porte grince et sur le seuil elle apparaît en sa taille haute et souple, douce et gracieuse. Dans ses traits, dans ses regards, une timidité, une expression insinuante qu’elle veut dissimuler mais qui me saute aux yeux et dont je saisis toute la portée. Je faillis étouffer, tellement je retenais ma respiration, et, sans cesser de la regarder, je pris une cigarette et l’allumai.

— Que signifie ceci ? Je viens chez toi pour causer et tu allumes une cigarette ? dit-elle en s’asseyant près de moi et en appuyant sa tête sur mon épaule.

Je me retirai pour ne pas la toucher.

— Tu préférerais que je ne joue pas dimanche, je le vois, dit-elle.

— Mais, tu fais erreur, répondis-je.

— Est-ce que je ne le vois pas ?

— Eh bien, si tu le vois, je t’en félicite ! Ce que je vois, moi, c’est que tu te conduis comme une cocotte.

— Si tu dois jurer comme un charretier, je m’en vais.

— Eh bien, va-t’en ! seulement fais bien attention que si l’honneur de la famille n’est rien pour toi, il m’est sacré, à moi ; fais-y bien attention, et que le diable t’emporte !

— Mais quoi ? qu’y a-t-il ?

— Va-t’en ! pour l’amour de Dieu, va-t’en !

Elle ne s’en alla point. Feignit-elle de ne pas comprendre ou ne comprit-elle pas vraiment, il est certain en tout cas qu’elle était offensée, et elle se fâcha.

— Tu es devenu insupportable, fit-elle, un ange même ne saurait vivre avec toi. Et désirant me blesser aussi profondément qu’elle pouvait, elle ajouta :

— Après ta conduite envers ta sœur, rien ne m’étonnera plus dans ta conduite envers moi. Elle faisait allusion à un incident avec ma sœur, pendant lequel, hors de moi, je lui avais dit des grossièretés ; elle savait que ce souvenir m’était cuisant et elle cherchait à raviver la plaie.

« Bien, me disais-je ; offensé, humilié, injurié, et me rendre ensuite responsable. »

Tout à coup une fureur indicible, une rage que je ne m’étais jamais connue s’empara de mon être. Pour la première fois j’éprouvai le besoin de traduire cette rage en mouvements. Je sursautai et, sur l’instant même, je me demandai s’il était bon de me laisser emporter par mon accès. Oui, me répondis-je, ça l’intimidera. Et au lieu de combattre cette rage, je l’attisai, heureux de la sentir bouillonner en moi.

— Va-t’en, ou je t’assomme ! m’écriai-je d’une voix épouvantable en la saisissant par le bras.

Elle ne s’en alla pas. Alors je tordis son bras et la poussai violemment.

— Qu’as-tu donc, Vassïa ? dit-elle.

— T’en iras-tu enfin ! hurlai-je en roulant des yeux terribles. Tu me rendras fou ! Je ne réponds pas de moi, sors donc !

En m’y abandonnant, je m’enivrai de cette fureur, et je voulais, pour en montrer le degré, me laisser aller à quelque acte de brutalité. J’éprouvais comme un besoin de la battre, de l’assommer, mais je savais que cela ne se pouvait pas et je me contins. Je m’élançai vers mon bureau, je pris un presse-papiers et je le jetai sur le plancher, à ses côtés. J’avais visé de façon à la raser avant qu’elle ait pu se cacher. Je faisais tout cela de manière à ce qu’elle le vît. Je pris un chandelier et l’envoyai rejoindre le presse-papiers ; j’arrachai le thermomètre du mur, toujours hurlant :

— Va-t’en ! Va-t’en ! Je ne réponds pas de moi !

Elle partit, je me calmai aussitôt.

Quelques minutes après, la nourrice vint me dire que sa maîtresse avait une attaque d’hystérie. J’allai la voir. Elle sanglotait, riait, incapable d’articuler un mot et tremblant de tout son corps. Ce n’était pas une feinte, elle était réellement malade. On appela le médecin et, toute la nuit, je la soignai.

Au jour elle se calma et nous nous réconciliâmes sous l’influence de ce sentiment que nous nommions amour.

Le lendemain, je lui avouai que j’étais jaloux de Troukhatchevsky ; elle ne fut en rien embarrassée, se mit à rire de l’air le plus naturel, tant lui parut étrange la possibilité de céder à un pareil homme.

— Est-ce qu’une honnête femme peut éprouver avec un tel homme un sentiment autre que le plaisir de faire de la musique avec lui ? demanda-t-elle. Si tu y tiens, je suis disposée à ne plus le revoir de ma vie, même dimanche, bien que nos invitations soient lancées. Écris-lui que je suis souffrante et tout sera dit. Une seule chose m’ennuie, c’est qu’il ait pu être considéré comme dangereux. Ma fierté est blessée d’une telle idée.

Et elle ne mentait pas, elle croyait réellement à ce qu’elle disait. Elle espérait par ses paroles faire naître en son cœur du dédain pour lui, mais elle n’y réussit pas. Tout se tournait contre elle, surtout cette diable de musique.

La querelle prit ainsi fin. Le dimanche nos invités arrivèrent. Troukhatchevsky et ma femme firent encore une fois de la musique ensemble.