La Sonate à Kreutzer (trad. Halpérine)/23

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Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Flammarion (p. 199-207).


XXIII


Il est inutile de dire que j’étais très vaniteux. Quel est donc le but de la vie, aujourd’hui, si l’on n’a pas un peu de vanité ? J’arrangeai donc avec autant de goût que je pus le dîner et la soirée musicale du dimanche. Je fis préparer des mets recherchés et je fis moi-même les invitations.

Vers six heures nos invités arrivèrent. Troukhatchevsky vint en habit, portant à sa chemise des boutons en diamant de mauvais goût. Il ne montra point la moindre gêne. Il répondait toujours avec esprit et avec un sourire d’approbation et d’intelligence, comme s’il eût précisément attendu ce qu’on venait de dire ou de faire.

Tout ce qui lui était défavorable, je le remarquais avec joie ; cela me tranquillisait, me faisait voir qu’il ne pourrait prendre dans l’esprit de ma femme qu’une place infime et que, ainsi qu’elle l’avait dit, elle ne pourrait jamais s’abaisser jusqu’à lui.

Je réprimai ma jalousie, moins en raison des affirmations rassurantes de ma femme que pour m’épargner les tortures atroces que me valait cette jalousie. Et cependant, pendant le dîner, pendant la première partie de la soirée, tant que la musique n’eut pas commencé, mon attitude ne fut pas naturelle à leur égard. Involontairement, j’épiais tous leurs gestes, tous leurs regards.

Le dîner, comme toujours, fut ennuyeux. Bientôt la musique commença. Il alla prendre son violon. Ma femme s’approcha du piano et chercha les partitions. Les moindres détails de cette soirée me reviennent ! Il arriva avec sa boîte, l’ouvrit, retira la housse brodée par une main de femme et accorda son instrument. Je revois ma femme, s’efforçant de paraître indifférente, mais saisie, je le remarquai bien, par la grande appréhension de ne pas jouer assez bien. Elle s’assit et donna le la. J’entends encore les pizzicati du violon, je les vois disposer les morceaux, jeter un regard sur les assistants, se dire quelques mots et commencer.

Ils débutèrent en même temps et jouèrent la Sonate à Kreutzer de Beethoven. Connaissez-vous le premier presto ? Le connaissez-vous ? oh ! oh !…

Ici Pozdnychev poussa un profond soupir et resta longtemps silencieux.

— Elle est épouvantable, cette sonate ! et ce presto en est la partie la plus terrible. Toute la musique d’ailleurs est épouvantable. Qu’est-ce donc que la musique ? Pourquoi produit-elle ces effets ?

On prétend qu’elle élève l’âme en l’émouvant. Stupidité ! Mensonge ! Son effet est puissant, certes, mais — je parle pour moi — il n’élève nullement l’âme : il ne l’élève ni l’avilit, il l’excite. Comment vous l’expliquer ? La musique me porte à oublier tout, moi-même, ma véritable situation ; elle me fait croire à ce que je ne crois pas, comprendre ce que je ne comprends pas ; elle me donne un pouvoir que je n’ai pas. Elle me fait l’effet du bâillement ou du rire. Je bâille quand je vois quelqu’un bâiller, je ris en entendant quelqu’un rire. La musique me transporte dans l’état d’esprit où se trouvait celui qui l’a écrite. Je mêle mon âme à la sienne et je le suis d’un sentiment à un autre. Pourquoi en est-il ainsi ? Je l’ignore. Mais lui, le compositeur Beethoven, par exemple, pour la Sonate à Kreutzer, savait bien d’où venait cet état qui l’avait poussé à certaines actions et qui, pour lui, avait un sens, une raison d’être, tandis que pour moi il n’en a pas. Voilà pourquoi la musique provoque une excitation sans résultat. Une marche fait marcher, une danse fait danser, la musique sacrée nous conduit à l’autel, tout cela a un résultat… Ici, excitation, excitation pure, sans but. C’est de là que viennent les dangers de la musique et ses conséquences parfois épouvantables.

En Chine, la musique est un monopole du gouvernement, et c’est ainsi qu’il devrait en être partout. Est-ce qu’il devrait être permis qu’une personne pût en hypnotiser tant d’autres et en obtenir ensuite tout ce qu’elle voudra ? Et surtout que ce charmeur soit le premier venu, un être immoral quelconque ? Aujourd’hui c’est une puissance terrible entre les mains de chacun…

Cette Sonate à Kreutzer, par exemple, ce presto (et il en est beaucoup de semblables), devrait-on le jouer en société, quand on a autour de soi des dames décolletées, et l’applaudir, et passer ensuite à autre chose ? Il ne faudrait jouer ces morceaux-là qu’en des occasions importantes, quand on veut provoquer des actions répondant au caractère de cette musique. Mais il est pernicieux au suprême chef de provoquer des sentiments qui ne peuvent et ne doivent se traduire en rien.

Cette musique a agi sur moi d’une façon incroyable : il me semblait être en proie à des sentiments nouveaux, posséder une puissance que je m’ignorais. « Oui, c’est ainsi, et non comme j’ai vu et senti jusqu’à maintenant ; il en est bien ainsi », me disait une voix inconnue dans mon âme.

Sans me rendre compte de ce nouvel état qui se révélait en moi, je m’en réjouissais. En cet état, la jalousie n’avait plus de place. Je voyais les hommes sous un autre jour. Cette musique me transporta dans un monde où la jalousie était inconnue. La jalousie avec toutes ses causes me paraissaient être des futilités qui ne méritaient pas qu’on y prît garde.

Après ce presto, ils passèrent à l’andante qui est bien, mais de vieux style avec des variations banales, puis au finale qui est faible. Puis, sur la demande des invités, ils jouèrent encore une élégie d’Ernst et divers autres morceaux. Ils étaient charmants, mais ne produisirent pas un centième de l’émotion produite par le premier. Je me sentis léger et joyeux toute la soirée.

Quant à ma femme, je ne l’ai jamais vue telle. Ces yeux brillants, ce sérieux, cette expression de dignité pendant qu’elle jouait ; puis après ce sourire doux, touchant et plein de bonheur. Je vis tout cela mais sans y attacher une grande importance, persuadé qu’elle avait senti, comme moi, germer en son âme des sentiments jusque-là inconnus. Je n’éprouvai presque pas de jalousie durant toute la soirée.

Je devais partir deux jours après pour l’assemblée du Zemstvo. En prenant ses partitions, au moment de s’en aller, il me demanda quand je serais de retour parce que, disait-il, il voulait prendre congé de nous avant de quitter Moscou.

J’en conclus qu’il comprenait l’impossibilité de venir chez moi pendant mon absence et j’en fus content. Son départ de Moscou devant précéder mon retour, il était évident que nous ne nous reverrions plus, et nous prîmes définitivement congé l’un de l’autre. Pour la première fois je lui serrai la main avec un réel plaisir et je le remerciai de l’agrément qu’il m’avait procuré. Il prit également congé de ma femme dont les manières me semblèrent simples et naturelles.

Tout était donc pour le mieux. Ma femme et moi, nous étions tous deux ravis de notre soirée. Nous causâmes en termes généraux des impressions produites sur nous par la musique ? Nous sentîmes entre nous un grand rapprochement, et une amabilité réciproque que nous n’avions pas éprouvée depuis longtemps.